Il y a 50 ans, d’Alger à Paris, l’été panafricain
Sommaire
Contexte algérien et (pan)africain
Le Festival culturel panafricain d’Alger se déroule du 21 juillet au 1er août 1969.
L’Algérie est indépendante depuis le 5 juillet 1962. La sanglante guerre de libération qui lui a permis d’arracher sa liberté en fait à l’échelle internationale un symbole de la lutte anti-impérialiste. Déjà au cours de la guerre d’Algérie – qui au total durera presque huit ans, de 1954 à 1962 – le Front de libération nationale (FLN) forme de nombreux membres d’autres mouvements de libération du continent et, une fois l’indépendance acquise, le pays se rapproche de figures charismatiques du mouvement des « non-alignés » tels que Fidel Castro, Abdel Gamal Nasser et Che Guevara.
L’Algérie n’est bien sûr pas le seul pays à arracher sa liberté et son indépendance autour de la charnière entre les années 1950 et 1960. Au cours des années qui précèdent la création de l’Organisation de l’union africaine (OUA) en 1963, deux camps correspondant à deux visions de la politique et des relations internationales se cristallisent : celui des « réformateurs », ou groupe de Monrovia – plus proche des intérêts occidentaux –, et celui des « révolutionnaires », ou groupe de Casablanca. Au cours du début des années 1960, les « réformateurs » occupent le devant de la scène ; mais, vers la fin de la décennie, le camp plus radical a le vent en poupe et prône un panafricanisme révolutionnaire.
Sous l’égide de l’OUA, l’Algérie invite donc l’Afrique entière (Maghreb et Afrique subsaharienne) et sa diaspora (afro-américaine, entre autres) à venir fêter l’africanité dans les rues, les théâtres, les stades, etc. de sa capitale. Pour les pays encore colonisés (surtout par le Portugal : Mozambique, Angola, Cap vert, Guinée-Bissau) ou vivant sous le joug de l’apartheid, ce sont les mouvements de libération (Front de libération du Mozambique, Mouvement populaire pour la libération de l’Angola, Parti africain de l’indépendance de la Guinée et du Cap vert, African National Congress, etc.) qui sont invités, faisant d’Alger à l’été 1969 la « capitale du tiers monde ».
Après un gigantesque défilé dans les rues de la ville qui attira plus de 200.000 participants – et continuant régulièrement à occuper l’espace public de la cité –, le festival proposera dix jours de musiques et de danses traditionnelles, du théâtre, une Semaine du cinéma africain, des colloques, et il accueillera des artistes tels que Miriam Makeba, Nina Simone, Barry White, Manu Dibnago, Archie Shepp, etc.
[En juillet 1969], le déluge africain s’est abattu sur Alger, et, ce qui reste dans la mémoire, c’est surtout une atmosphère, un bruitage tonitruant, un coloriage exubérant et cette impression de ferveur, jamais égalée depuis. Jamais Alger n’avait vu une déferlante humaine aussi indescriptible, à l’exception de la fête de l’indépendance, le 5 juillet 1962. Ce qui caractérise le Panaf 69, c’est la participation populaire. En effet, toute la population était dehors, nuit et jour, pendant toute la durée de la fête . — Rachid Boudjera, écrivain, livret du DVD
Le film-transe – et brûlot typographique – de William Klein
Invité par Mahieddine Moussaoui, premier directeur du Centre national du cinéma d’Algérie et par Jean-Michel Arnold de la Cinémathèque d’Alger, l’artiste pluridisciplinaire (cinéaste mais aussi photographe, peintre, graphiste) William Klein accepte de venir filmer le festival. Coordonnant une équipe franco-algérienne (Pierre Lhomme, Bruno Muel, Antoine Bonfanti, Nasredine Guenifi, Ali Maroc, Sidi Boumediene Abderrahmane), puis montant le film à Paris sous la direction de Jacqueline Meppiel, William Klein livrera une copie qui dépasse de loin la simple « captation » des highlights d’un festival.
Festival panafricain d’Alger est une œuvre en soi, un film-essai splendide, qui réussit à capter un moment d’utopie partagée et la double intensité d’un moment politique précieux et de propositions artistiques bouleversantes. Engagé, militant, parfois « sloganesque », le film reste cependant peu bavard – en tout cas en matière de voix off, qui n’apparaît qu’au bout de douze minutes. La majeure partie du discours politique passe par la typographie (le passé de graphiste de Klein ?) et un montage (d’images d’archives, de photos et de films coloniaux, de coupures de presse, de cases de BD, publicités, de logos de firmes internationales présentes sur le continent africain, etc.) qui renoue avec la virtuosité du cinéma soviétique des années 1920.
Le film oscille aussi entre moments de foule, de joie partagée, de danse et de transe (la longue séquence d’introduction rendant compte du défilé d’ouverture, par exemple) et moments plus intimistes filmés en l’absence du public (Miriam Makeba et Dorothy Masuka répétant en acoustique dans une chambre ; des militants du Mouvement populaire pour la libération de l’Angola écoutant, recueillis et émus, une voix de femme sur un pick-up, sous une photo de Lumumba).
Vers la fin du film, à la fin de la séquence sur les nuits électriques et intenses d’Alger, filmés par l’équipe de Klein à deux heures et quart du matin, d’abord à partir des coulisses du Théâtre de l’Atlas, Archie Shepp lance ce qu’il nomme lui-même « une expérience en improvisation » avec des musiciens algériens, présenté en arabe et en français par la speakerine de la soirée puis, en français et en anglais par ces mots du poète, trompettiste et peintre Ted Joans :
Nous sommes revenus. Nous sommes les Noirs américains, les Afro-Américains, les Africains des États-Unis. Mais la première chose : nous sommes des Africains. [applaudissements] We have come back. Jazz is a Black Power ! Jazz is an African Power ! Jazz is African music ! — le poète Ted Joans au public d’Alger
Le film passe (en projection 35mm !) sur grand écran au Cinéma Nova, ce mercredi 11 septembre 2019.
Trois disques méconnus pour archiver l’électricité joyeuse de l’air
Un autre témoignage sur le festival, moins connu que le film de William Klein, est fourni par une série de trois disques proposant un montage d’extraits de concerts de musiques traditionnelles ou folkloriques enregistrés par l’ethnomusicologue italien Roberto Leydi. Ces disques ont parfois été critiqués pour leurs limitations sonores mais, d’une part, ce son est lié à leurs conditions d’enregistrement, au fait que ces concerts étaient donnés sur des places publiques en plein air ou dans un stade, et, d’autre part, réussissent selon nous à capter – peut-être mieux que des enregistrements de studio au piqué irréprochable ? – l’intensité du moment, la joie d’être ensemble, la communion entre artistes et public et la transe qui monte…
Août 1969 : une semaine folle d’enregistrements à Paris
Le jeune photographe de jazz Jacques Bisceglia – proche de Boruso, Young et Georgakarakos, les trois complices qui donneront leurs initiales au futur label culte BYG/Actuel – est aussi présent à Alger pour couvrir l’événement pour le magazine Actuel. Il prend des contacts, invite les musiciens à Paris. Début août 1969, beaucoup de ces jeunes noms du free jazz prennent l’avion d’Alger à Orly, sont emmenés en limousine à l’hôtel Prince de Galles. Archie Shepp, le trompettiste et tromboniste Clifford Thornton et l’écrivain et activiste LeRoi Jones rejoignent à Paris l’Art Ensemble of Chicago qui s’y est déjà installé au printemps 1969 (logeant un moment dans un bâtiment vide de l’hôpital psychiatrique de Maison blanche, auquel un ami trompettiste travaillant là-bas leur avait donné accès). Dans l’excitation, tous signent des contrats discographiques (qu’ils regretteront parfois), acceptent de jouer sur les disques les uns des autres sans cachet supplémentaire « pour que chacun d'entre nous soit libre de faire son truc » comme le raconte le contrebassiste Alan Silva mais, surtout, enregistrent donc en quelques jours une série impressionnante de disques qui vont devenir les piliers du label BYG/Actuel et des disques cultes de l’histoire en train de s’écrire de ce courant révolutionnaire et tonitruant du jazz de la toute fin des années 1960. Douze albums sont enregistrés en sept jours, surtout au studio Saravah du passage des Abbesses à Montmartre, mais aussi parfois, quand un seul studio ne suffit plus, au studio Davout, porte de Bagnolet. Pour Alan Silva, interviewé par Britt Robson en 2015, « si on regarde les choses sous un certain angle, ce fut comme une des plus longues séances d’enregistrement de l’histoire de la musique. Tous les jours pendant une semaine, il y avait des séances de préparation, des répétitions, des séances d’enregistrement. » Pour beaucoup de ces musiciens, leur disque BYG/Actuel sera leur premier album sous leur nom, en tant que musicien « leader ».
Nous étions si exaltés par l’expérience d’avoir joué en Algérie que cette semaine à Paris était comme un dessert qui venait se rajouter au plat principal. C’était comme si on rejoignait une grande fête tous les matins : avec qui allions-nous jouer aujourd’hui ? — le pianiste Dave Burrell, interviewé par Patrick Sisson en 2008
Sur cette douzaine de LP pour BYG/Actuel, la trace du festival panafricain est plus que palpable, les références à Alger, à l’Afrique abondent dans les titres d’albums et de morceaux : New Africa de Grachan Moncur III (enregistré le 11.08) ; Yasmina, a Black Woman d’Archie Shepp (enr. le 12.08) ; Hommage to Africa – avec les morceaux « Suns of Africa » et « Unity » – de Sunny Murray (enr. le 15.08) ; le morceau « Touareg » d’Archie Shepp sur l’album Blasé (enr. le 16.08), les morceaux « Ketchaoua » (nom d’une mosquée d’Alger) et « Pan African Festival » sur l’album Ketchaoua de Clifford Thornton (enr. le 18.08) ; Africanasia de Claude Delcloo et Arthur Jones (enr. le 22.08), etc.
Le morceau « Echo » de Dave Burrell sur l’album du même nom entend, quant à lui, recréer l’impression sonore laissée – l’intervalle augmenté produit – par les sirènes d’ambulances et de police dans la nuit d’Alger alors que le pianiste y jouait au sein du septet d’Archie Shepp.
Des musiciens comme Archie Shepp, l’Art Ensemble of Chicago ou Alan Silva resteront longtemps en France, s'y installeront. En octobre 1969, les deux premiers partagent l’affiche avec e.a. Pink Floyd, Frank Zappa, Soft Machine au festival Actuel, prévu en France mais relocalisé à Amougies en Belgique. En octobre et novembre 1969 sortent, sur le label ami Saravah, les résultats de la collaboration de l’Art Ensemble avec l’acteur et réalisateur d’origine togolaise Alfred Panou (le 45 tours Je suis un sauvage) et Brigitte Fontaine et Areski (l’album Comme à la radio). En 1971, BYG/Actuel sort le Live at the Pan African Festival du groupe d’Archie Shepp en compagnie des musiciens algériens.
L’histoire ne s’arrête jamais…
Philippe Delvosalle
Sources :
Jacques Denis sur le site pan-african-music.com
Patrick Sisson sur le site stop smiling on line