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Intersections. Triennale d’art contemporain à Tournai

Intersections. Triennale d’art contemporain à Tournai
Promenade intelligente et sensible où l’art contemporain active les liens entre présent et passé patrimonial, en créant de nouvelles intersections de sens, temporelles, historiques, subjectives.

Les deux artistes choisis pour incarner cette nouvelle triennale – Daniel Locus et Dany Danino – ne sont pas simplement exposés dans la ville. Tout a pris du temps, ils se sont imprégnés des lieux, ont sillonné les rues. Consciemment ou inconsciemment, ils ont capté tout ce qui, dans l’histoire d’une cité, suscite des intersections non seulement entre les champs religieux, politiques, économiques, sociaux, architecturaux, militaires, mais surtout entre les personnes qui évoluent et traversent ces différents champs. De la nature diverse et hétérogène de ces intersections institutionnelles et personnelles, sur des temporalités très longues et différenciées, se forge un esprit singulier des lieux où grouillent connivences et conflictualités subjectives, fusions et oppositions, harmonies et chaos. Nourris de cette dynamique – autant de ses façades officielles que de ses démons tapis dans l’ombre –, les artistes ont créé des œuvres spécifiques qui éclairent et complexifient la cartographie sensible de Tournai ou ont sélectionné dans leurs œuvres passées celles qui se trouvaient en résonance avec telles ou telles ondes perçues, identifiées dans les ruelles, dans un musée, dans un bistrot, dans un parc, une statue, un vestige. D’une manière ou d’une autre, intervenant dans une église, le Musée du Folklore, celui des Beaux-Arts, de la Tapisserie (TAMAT), ou d’Histoire naturelle & Vivarium, ils s’immiscent dans la mémoire collective et les mémoires individuelles qui s’y trouvent reliées par le biais du quotidien, ils y glissent des éléments révélateurs, des questions, des miroirs, des digressions.

Allongez-vous sur le marbre poli et froid de l’église Saint-Jacques pour méditer sous le suaire présentant une actualisation du corps du Christ

Dany Danino, c’est du crayonné (au Bic bleu). Cela me fait penser à ces tracés distraits autant que compulsifs auxquels on se livre, d’une main vacante, sans contrainte et sans contrôle, quand on écoute un prof, un conférencier ou pendant une conversation téléphonique un peu longue. Des hachures, des formes ébauchées, des silhouettes, des thèmes répétitifs, sans retenue, sans filtre, tout remonte. Disons qu’il en a fait une discipline exigeante, rigoureuse, méthodique et ce qui, chez le dilettante, s’apparente à du gribouillis sporadique devient chez lui, dessin après dessin, le tissu même de la vie et de la mort, où tout s’imbrique, le passé et le présent, l’important et l’anecdotique, le malheur et le bonheur, de la dentelle organique. Le premier coup d’œil sur ces grands formats s’égare dans une multitude de traits, de lignes, de signes enchevêtrés, ne parvient pas à tout embrasser. Puis, on plonge dans le maquis des formes et ce n’est plus un dessin mais une multitude grouillante de petits dessins. Les échelles macro et micro se télescopent. Tout est dans tout. Sans doute y a-t-il eu une catastrophe qui a rompu les digues entre domaines séparés et que tous ces paysages sont post-cataclysme (comme le sont désormais toutes nos biographies) ?

Voyez la superbe fresque « La Chute des anges déchus » au TAMAT : autour d’une silhouette linceulée d’un ange qui troue l’Univers, une prodigieuse déflagration parcourt cieux et terre, les êtres sont soufflés, fétus de paille, les personnages retournent dans les limbes, les cordons ombilicaux se débranchent, les hémisphères se séparent, un martyre se dématérialise sanguinolent, des oiseaux tombent en flammes, et ici ou là, dans le vide, des associations inédites se créent avec des insectes, des humains, des rouages détachés d’une machine. Allongez-vous sur la pierre froide de l’église Saint-Jacques pour admirer l’immense voile en trois morceaux. Le corps entier du Christ y est imprimé, compact, cohérent, classique, couturé. Un mixte entre la représentation transcendante et celle, grinçante, de Grünewald. Mais là aussi, le corps de Jésus se révèle un monde à part entière. Une entité à interpréter, sans fin, et qui n’a, finalement, pas de bords bien arrêtés, pas d’identité intangible. Les formes du crucifix sont peuplées d’autres formes abstraites, figuratives, universelles ou très locales. Il y a autant de Christ que d’imaginaires qui se le représentent, finalement. À quelques mètres de là, Daniel Locus projette, au pied du confessionnal, un sobre hommage à la liberté de pensée et de parole. Une évidente critique sobre de l’intolérance historique de l’Église, mais pas que. L’histoire est toujours plus complexe et nuancée que ne le laissent penser les partis pris antinomiques, et la confession a pu, aussi, être quelquefois un espace de parole et d’écoute salutaire.

Plongée dans les traditions, retrouvailles avec des vécus modestes, oubliés, l’infini capté dans les objets désuets, de culte ou de cabaret

Au Musée du Folklore, Danino s’en donne à cœur joie, les failles et interstices vers les inconscients collectifs sont trop beaux. Que ce soit au départ d’objets de religiosité populaire, de bibelots du commerce mystique, des ex-voto ou vanités de pacotille, des globes de mariée ou de la fabrication de bières locales, il multiplie les interventions, parfois discrètes dans les vitrines, mais à chaque fois, il s’agit d’une actualisation mentale de ce que montrent ces collections parfois désuètes et une interprétation qui rappelle que, derrière ces choses du passé, un peu figées, il y avait toute une construction des consciences, une fabrique de subjectivité qui a toujours des ramifications actuelles vivantes. Une pièce maîtresse est épinglée dans la reconstitution de la cellule d’une religieuse, les formes cabalistiques d’un monde à la fois infini et clos organisent la connexion entre un flot d’iris tombés du ciel, un champignon nucléaire ressemblant à un cerveau mis à nu qui surmonte une tête de mort, un oiseau pendu par les pattes et aux ailes inertes déployées, sous lequel on distingue un homme tête en bas, bras écartés, les poings comme serrant des nœuds de vide, retenant le néant, l’ensemble se présentant comme une sorte de colonne vertébrale de l’Univers, en second plan des corps, humains ou abstraits, éviscérés.

Musée du Folklore, Danino

Les flux imaginaires alternatifs, traversées langagières et iconiques dans les marges, jeux iconoclastes avec la mémoire collective

Daniel Locus essaime dans sa promenade tournaisienne d’étranges vidéos. Plutôt des dispositifs de tableaux-filmés-animés ! À la manière de ces figurines dont la tête est laissée libre pour qu’on puisse insérer la sienne et se faire photographier dans la peau d’un personnage connu, plusieurs de ces réalisations sont trouées par la silhouette d’un couple, invitant à se placer dans l’image mouvante. Tournai est traversée par un fleuve, mais combien de Tournaisien·ne·s ont traversé leur ville et l’ont vue depuis l’Escaut ? Voilà, Locus a filmé cette lente traversée fluviale qui donne un aperçu différent, décalé, de la structure urbaine et c’est visible (à expérimenter) dans le décor idéal des caves médiévales de l‘Office du Tourisme, comme si on pénétrait dans les flux souterrains de l’histoire de la ville. Au Tamat, il réalise un montage de détails d’une superbe tapisserie du XVème siècle consacrée à la bataille de Roncevaux. Les gros plans sélectionnés, leur enchaînement accéléré et mouvementé restituent la violence et l’ambiance de boucherie de ces combats. En contraste, défile une description des affrontements et des échanges entre Roland et un comparse, en style héroïque et chevaleresque, littéraire. Le réel et ses versions magnifiées. Au Musée du Folklore, là où sont rassemblés les témoignages des traditions qui forgent personnalités et langages, façonnent les imaginaires, dans une vitrine occupée par des mannequins habillés, stéréotypes de la vie passée, il explore la relation au langage, les premiers mots que l’on apprend à épeler, dire et écrire, en les associant à ce qu’ils représentent, puis des groupes de mots, des verbes, des actions, des souhaits, des désirs ; au-dessus des personnages figés, les mots défilent, lumineux, en même temps qu’une voix sans pathos les énonce. Au début, son et image sont synchronisés et, ensuite, sont de plus en plus en décalage, les sons et les sens se brouillent, ce décalage devient le principal producteur de sens obscur, à démêler, l’artiste matérialise ainsi la part mystérieuse de la langue. Décidément, le langage est un espace complexe d’appropriation du réel, non prévisible ! Au Musée des Beaux-Arts, il reprend le tableau de Ferdinand De Braeckeleer (1792-1883), « Défense de Tournai par la princesse d’Espinoy ». Ville en feu, troupe défaite, confusion, sol jonché de cadavres, peuple qui s’en remet au ciel, l’image du tableau se rapproche de nous, tandis que défile un texte pas évident à saisir, dans sa formulation torturée à plaisir, mais qui rappelle que le plus grand souhait de l’homme est de vivre tranquille et loin de tout effroi !

Intersection Locus Traversée

Musée, matrice du regard, école de la représentation, échanges de natures mortes, appropriation de styles, détournement de paysages

Au Musée des Beaux-Arts, les « intersections » sont très vives, que ce soit par une réplique d’un paysage – à l’identique, mais avec une sensibilité actuelle, peut-être incluant dans le regard ce que l’on sait de l’état de la planète, de la biodiversité aujourd’hui –, la tête d’un moribond en regard d’un Christ en contre-plongée, ou des détails minutieux inspirés des grandes toiles cérémonieuses de Louis Gallait, les interventions rappellent surtout qu’un musée est un lieu où l’on vient apprendre à voir et à se représenter les choses à sa manière, un lieu d’appropriation et de détournement des œuvres. Pour dialoguer avec le patrimoine historique, Daniel Locus a choisi quelques formidables photos de fleurs, fanées ou ployées, et des natures mortes troubles et épurées, énigmatiques.

Ce n’est qu’un très rapide aperçu de ce que la Triennale propose de voir et sentir. Les relations entre les lieux et les œuvres sont bien plus riches. Il faudrait autant parler de la ville, des rues que l’on va parcourir entre les musées, entre les œuvres, ce qu’ainsi on capte du tissu urbain, historique et en devenir, et qui va interférer, intersectionner entre notre subjectivité, Tournai, les artistes… Heureusement, tout ça est accessible jusqu’au 22 septembre 2019.

Pierre Hemptinne


En savoir plus : https://triennaleintersections.be

Infos sur les artistes :

Daniel Locus à PointCuture (vidéo)
Dany Danino, article sur PointCulture

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