Alexandre Galand : « Si je tends un micro dans une direction, il y a dans mon bras toute mon histoire »
- PointCulture : Tu as publié en 2012 un ouvrage consacré au field recording, à une époque où la pratique commençait à émerger auprès d’un plus grand public et à être reconnue comme une démarche artistique. Qu’est-ce qui a changé dans ce domaine en l’espace de dix ans ?
Sans prétendre avoir une vue globale des initiatives et des enjeux liés à cette pratique (car il faut bien se rappeler que le field recording n’est pas un genre artistique, mais bien une pratique partagée par toute une série de gens aux objectifs parfois éloignés), je dirais qu’il y a en premier lieu un mouvement de démocratisation, qui permet l’achat et l’usage d’un matériel auparavant coûteux au plus grand nombre. — Alexandre Galand
Il s’agit incontestablement de quelque chose de positif du point de vue de l’individu qui se met un casque sur les oreilles pour écouter le monde avec une acuité renforcée. Au niveau collectif, je ne suis pas certain d’être totalement enthousiaste vis-à-vis de l’essor de cette pratique, comme de toute autre, telle que la photographie, qui peut donner l’impression d’être rapidement maitrisable d’un point de vue technique, alors qu’elle doit à mon sens être pensée, convoquée et littéralement travaillée dans le temps long. La multiplication des enregistrements, comme celle des images, a parfois tendance à me donner le vertige. Sans compter qu’il y a des enjeux éthiques et esthétiques dont on ne devrait pas faire l’économie…
Un deuxième facteur qui à mon sens accompagne et/ou précède l’essor du field recording est le succès du podcast, de la création radiophonique qui nécessitent des sons « d’ambiance ». Je reconnais que ce qualificatif est un peu grossier. En réalité, la nature de ces sons peut être très variée. Entre la pure illustration d’arrière-plan et l’élément narratif crucial, le rôle de ces enregistrements dans le résultat final peut varier très fort. Je trouve qu’il s’agit d’un terrain de création tout à fait enthousiasmant, car il met en jeu pratique du montage, narration, dé et recontextualisation. Je crois que si je devais rééditer le bouquin que j’ai publié il y a dix ans (déjà !), j’intégrerais plus cette dimension de création radiophonique.
Une dernière raison pour expliquer l’intérêt croissant pour les pratiques d’enregistrement de terrain réside peut-être dans nos préoccupations écologiques et les pensées qui les accompagnent et soutiennent. La maison brûle et on se dit qu’en écoutant les flammes, on va mieux comprendre où le feu a pris. Je ne sais pas… Je pense par exemple à la manière dont Bruno Latour a défini les « Terrestres », de même que leur mission cruciale de description approfondie des territoires et conflits qui leur sont associés. On pense aux travaux des biologistes, géologues et autres climatologues bien entendu, mais les preneurs de sons et artistes sonores ont leur rôle à jouer dans ce projet urgent d’intensification de notre intérêt/compréhension/étude/mise en valeur du pays/cosmos/monde dans lequel nous vivons et produisons/écoutons/subissons du bruit/des sons. Je peux aussi faire référence à la réflexion sur les territoires chantés des oiseaux de Vinciane Despret, à la proposition de qualification par Donna Haraway de notre époque en tant que Phonocène, au travail sur le « grand orchestre animal » et la disparition ou appauvrissement des paysages sonores « naturels » de Bernie Krause, etc. Tout cela, et bien d’autres approches, est très riche et enthousiasmant, alors qu’il s’agit de prendre en charge une époque loin d’être réjouissante.
- Comment fait-on la part des choses entre la démarche documentaire de l’enregistrement et la démarche artistique, musicale, personnelle, de l’artiste ?
La question sous-entendrait-elle qu’il y aurait une démarche documentaire prétendument neutre, objective et indépendante d’affects ou de réflexions esthétiques ? Je ne le crois pas.
Si je tends un micro dans une direction, il y a dans mon bras toute mon histoire, la culture de l’écoute de celles et ceux qui m’ont précédé, tout ce que j’ai moi-même écouté, ce que j’ai pris l’habitude de percevoir (et qui n’équivaut pas à ce que j’entends) et il y a, j’ai l’impression, toujours quelque chose déjà en train de s’écrire. — A. G.
Entre de « simples » captations sonores, prétendument « brutes », et la composition musicale à partir de celles-ci, il y a bien entendu une accentuation du travail de composition, dans le sens de « placer ensemble », transformer… Mais si je suis en train de tisser, il faut bien se dire que j’ai un pull en tête dès la tonte du mouton et que des semaines avant d’approcher l’animal avec mes forces, je me suis enthousiasmé pour l’épaisseur de sa toison, sa douceur et sa chaleur.
- Pour beaucoup de praticiennes et praticiens du genre, il y a la crainte d’une tendance qui mène – ou mènerait – à l’uniformisation du paysage sonore à travers le monde, particulièrement en milieu urbain. Comment peut-on encore distinguer un lieu, un pays d’un autre ?
A priori, je dirais qu’il ne s’agit la plupart du temps pas d’une crainte, mais d’un constat. Il y a sans aucun doute des phénomènes d’uniformisation liés à ce qu’on appelle, pour être rapide, la mondialisation d’une part et la prédation du capitalisme d’autre part. Mais il y a aussi une culture de l’inattention, de la paresse, qui mène à cette uniformisation. Pour des tas de raisons souvent assez tristes et banales (l’accélération et l’emprise numérique de nos vies, la méconnaissance grandissante des vivants avec lesquels nous cohabitons, etc.), nous n’écoutons plus, et à force, il n’y a plus rien, ou beaucoup moins, à écouter. Comment distinguer des lieux, des pays ? Je suppose en cultivant tout ce qui nous peut nous rendre plus attentif, plus patient à distinguer les détails. En s’émouvant de la diversité des accents humains, des cris animaux, des nuances du vent frôlant les feuilles, et même pourquoi pas du passage du train à des heures régulières. Et puis aussi, si on est artiste, en composant ces pays. Car je ne suis pas spécialiste, mais j’ai l’impression qu’un « pays » n’est pas donné ou constaté, mais qu’il est conçu et reconnu par des usages construits et/ou partagés.
- Plusieurs théoriciens, dont Murray Schafer, considèrent le bruit, et surtout le bruit « moderne », comme une nuisance, et voudraient l’éliminer du paysage sonore (ou en réduire la trace). Est-ce que le seul beau paysage possible est bucolique ?
Personnellement, je n’ai aucun problème à ce que certains soient nostalgiques de paysages sonores moins marqués par l’empreinte humaine. Il m’arrive aussi d’espérer un retour en arrière (mais quand ?) ou une fuite en avant (mais quand ?) pour éprouver des paysages sonores plus vivants (mais avec qui ou quoi dans le tableau idyllique ?). Cependant, je me pose la question de la nature de ce bruit « moderne ». S’agit-il seulement des bruits issus des inventions techniques de la Révolution industrielle ? Doit-on remonter plus loin dans le temps et y intégrer le bruit des silex entrechoqués par nos ancêtres, le bruit de la première roue à grincer sous le poids des victuailles transportées, la détonation de la couleuvrine ou de l’arquebuse, le son des cloches de la terre chères à Alain Corbin ?
Tous ces sons issus de nos anciennes activités techniques ne sont à mon sens pas différents en termes de nature, mais de degré, si on les compare au bruit prétendu « moderne ». Là, je touche à quelque chose de complexe, qui me dépasse. Il nous faudrait des historiens spécialisés dans la stratigraphie sonore des territoires habités pour en savoir plus. Mais si je considère ne fût-ce que la vallée industrielle, voire post-industrielle, à proximité de laquelle je vis, je constate que son histoire sonore ne va pas spécialement a priori dans le sens d’une augmentation linéaire du bruit d’origine humaine/technique. Les charbonnages et hauts-fourneaux ont fermé leurs portes et avec eux toute une série d’usages et de contraintes sonores ont disparu. Certes, nous avons l’autoroute et l’aéroport Alibaba non loin…
Dans le domaine de la composition, cette idée de vouloir éliminer toute trace de modernité équivalant à une nuisance peut être tentante si on se place dans le registre de l’uchronie sonore. Car celles et ceux qui s’y investissent le disent et l’écrivent, le bruit d’origine humaine est partout ! Mais pourquoi pas ? Ces peintures d’arches ou de jardins d’Eden dédiées à la multitude du vivant, certes conduits par l’homme, ne sont-elles pas émouvantes, surtout en temps de déluge ? Si certains praticiens veulent émouvoir avec ce type de fiction, je trouve que cela contribue à la diversité des formes et c’est tant mieux.
« Est-ce que le seul beau paysage possible est bucolique ? » Cette partie de la question me permet de revenir à mes moutons (cf. bucolique = le grec pour boukolikos = pâtre) ! Je répondrai non, car le bucolique n’est qu’une des nombreuses modalités de vie (ou de fantasme de vie) dans des territoires non (en tout cas moins) assujettis à la « modernité ».
Le bucolique, c’est la vie pastorale idéalisée, la douceur et l’harmonie. C’est la gestion bonhomme du vivant par l’humain, sans conflits, alors que par-delà les frontières des vertes prairies grondent peut-être, et c’est tout aussi « beau », des tonnerres terribles, des bruits de dévoration ou le survol des vautours à l’aplomb de carcasses couvertes de mouches. — A. G.
Et doublement non, car le beau est une notion trop générique, à laquelle on devrait substituer des déclinaisons plus précises, par exemple le pittoresque ou le sublime. Enfin, triplement non, car le paysage est une notion culturellement très connotée, comme nous le rappelle avec force arguments Philippe Descola dans ses cours sur les formes du paysage.
- Le colloque organisé au PointCulture Bruxelles ce jeudi a pour sujet les « Portraits sonores de pays ». Comment définit-on l’identité d’un pays ? Est-ce qu’on peut parler de régions ou de territoires « homogènes », « cohérentes » ou de populations « homogènes » ?
- Pour répondre à cette question, je souhaiterais faire référence au travail de mon camarade coorganisteur David Martens, qui a travaillé sur la définition même du « portrait de pays », notamment pour l'introduction d’un volume à paraître, qui fait suite à un colloque organisé à Cerisy et portant sur les différentes déclinaisons médiatiques du genre, dont le « portrait sonore de pays ». Je lui emprunte ci-dessous la définition qu’il en donne :
Sous ses différents avatars, le « portrait de pays » a pour finalité de développer et de rendre disponible la connaissance de lieux déterminés, de cerner leur identité, et éventuellement de favoriser le désir de les découvrir, en donnant à voir non seulement l’apparence géographique de ces pays, régions ou villes, mais aussi les réalisations humaines qui contribuent à leur physionomie (monuments, architecture vernaculaire, aménagement du territoire…), ainsi que les modes de vie, us et coutumes de leurs habitants, tous ces éléments donnant accès à leur histoire et stratifiant leur imaginaire. — David Martens
Je constate donc de cette définition l’importance pour un « pays » d’être habité, voire d’être cohabité, d’être vécu, construit, usé et imaginé en commun.
Concernant cette idée d’homogénéité, je ne peux pas vraiment répondre, si ce n’est que, considérant l’histoire profonde des migrations et des échanges entre groupes humains, l’idée d’une population « homogène » me semble étrange. Je reprends encore quelques mots du même texte de David Martens :
L’un des principaux lieux communs du genre consiste à expliquer la difficulté particulière de dresser le portrait d’un pays (ou d’une ville, aussi bien) en le présentant comme régi par le principe de l’unité dans la diversité. Quelle que soit son étendue, tout pays, de même que toute ville, est géographiquement caractérisé(e) par une diversité, que ce soit par la conjonction de lieux différents (villes/campagnes, plaines/montagnes, types de quartiers…) ou par la coexistence de populations distinctes (classes sociales, groupes ethniques…). — D. M.
- Dans le domaine des musiques du monde, il y a des labels qui ont osé publier des albums qui sont des introductions en un ou deux disques aux musiques d’un pays donné… Mais le champ sonore est encore beaucoup plus étendu et varié que le chant musical…
- Nous l’avons vu à la réponse précédente, le pays tel que nous l’entendons n’est pas l’entité politique et administrative du langage commun. Cela étant écrit, il est vrai que les disques se proposant de faire découvrir la musique de tel ou tel pays (au sens administratif) peuvent souvent être déceptifs pour qui souhaite se nourrir de complétude et de diversité. Ce sont au mieux, et c’est parfois très bien fait, des anthologies, des guides d’introduction. Si on va jusqu’à considérer les pistes, le même sentiment de passer à côté de ce qu’il était possible d’entendre et de percevoir durant l’enregistrement peut surgir. En effet, pour des raisons d’édition sur les supports traditionnels (vinyles, CD), les musiques traditionnelles ont souvent, dans les pratiques du passé, été tronquées. Elles ont été réduites en durée si on considère leur temps d’exécution originel. Mais elles ont aussi été dissociées de tout un contexte qui donne du sens à la musique, par exemple des danses, le port de masques, la présence et la posture de certaines personnes, le lien avec un lieu précis... On peut même aller plus loin dans la constatation de l’appauvrissement lors du passage à l’édition. Dans certains cas, des musiques ont perdu une partie de leur sens, lorsqu’elles ont été extraites de l’environnement sonore dans lequel elles prenaient place et avec lequel elles s’entremêlaient. Des chants répondent aux bruits de la forêt et vice-versa. On pourrait citer le travail de l’ethnomusicologue Steven Feld sur les Kaluli de Papouasie Nouvelle-Guinée. Le plus souvent sans le savoir, l’éditeur gommait ce qu’il considérait comme des bruits extérieurs à l’exécution musicale. Ce sont donc des pays diminués qui ont été donnés à entendre.
- Peux-tu donner quelques exemples concrets de « portraits sonores de pays » ?
- Voici deux exemples qui seront présentés lors des deux journées au PointCulture ou au Q-02.
La Piéròtta est un très beau documentaire radiophonique réalisé par Péroline Barbet en 2014. Il y est question de mémoire orale des lieux, de la manière dont le chant traditionnel peut avec ses accents, ses mélodies et les corps qui le portent incarner le « pays ». Il sera diffusé le vendredi au Point culture.
En voici la présentation : « Au printemps 1956, le collecteur Sergio Liberovici, parcourt le Val de Cogne en Vallée d’Aoste. Il commence ses enregistrements à l’Hôtel Grivola. La chanteuse qui s’exécute devant lui est une dame de Cogne, Henriette Guichardaz, qu’on surnomme dans le village, La Piéròtta. Pour lui, elle exécutera cinq chants. Péroline Barbet interroge la trace et tend son micro vers la mémoire orale des lieux. Avec ces archives musicales comme point de départ du voyage, elle propose un portrait sonore où il est question d’amour et d’abandon, de délivrance et d’exorcisme par le chant. Au-delà de la trajectoire individuelle, ce documentaire rend hommage aux femmes de Cogne et de Gimillan ; à la survivance et à la force de leur chant. »
http://peroline-barbet.com/la-pierotta/
https://www.espaces-sonores.com/
Je suis également enthousiaste à l’idée de citer le travail de Peter Cusack sur les sons des lieux dangereux, tels que la zone d’exclusion de Tchernobyl. Il s’y intéresse au chant du coucou (dont les scientifiques nous disent qu’il change sous l’action des radiations), aux traces sonores du passé, mais aussi, parmi bien d’autres choses, aux chants des gens vivant à proximité. Présent, passé, humains, non-humains et liens entre tous ces éléments sont investigués par la pratique du « journalisme sonore » de Cusack, qui réalise là un portrait de pays particulièrement réussi. Il s'agit d'ailleurs d'un sujet qui sera présenté par Pauline Nadrigny (Paris 1 Panthéon-Sorbonne), lors d'une communication du vendredi matin intitulée « Exils sonores et Samoseli ».
- Il y a une expression latine le « genius loci », qui décrit l’esprit d’un lieu, tout ce qu’il exprime de manière impalpable, immatérielle. Qu’est-ce qu’un son peut raconter d’un lieu ?
- Le son peut raconter beaucoup de choses d’un lieu, mais je crois qu’il n’aura jamais une signification univoque. Au contraire, celle-ci est dépendante de celle ou celui qui l’écoute. Je reviens sur cette idée de culture de l’écoute, différente selon les individus, les lieux et les époques. Un son donné, par exemple le chant d’une grive musicienne dans le bois en face de chez moi, n’est pas entendu/perçu/compris de la même manière par ma voisine, par moi qui suis très intéressé par les oiseaux, par un voisin pressé qui probablement ne l’entend même pas ou par les personnes qui vivaient là il y a 200 ans. J’aimerais pourtant penser, et c’est probablement le cas, que certains sons, dans des lieux et moments donnés, ont une signification suffisamment proche et positive pour un grand nombre d’écoutants et contribuent ainsi à faire se rapprocher le lieu, ne fût-ce qu’un peu, du concept de communauté.
Par-delà : blog d'Alexandre Galand
Interview : Benoit Deuxant et Philippe Delvosalle
Image de bannière : Sonic Arts - Field Recording Workshop with Jana Winderen and BJ Nilsen - photo Lucas van der Velden (CC)
colloque international « Portraits sonores de pays »
Jeudi 17 et Vendredi 18 mars 2022
PointCulture Bruxelles
+ concerts / diffusions de Stéphane Marin, Gaël Segalen, Rodolphe Alexis, Eric La Casa et Els Viaene
les Jeudi 17 mars et Vendredi 18 mars
chez Q-O2