4 questions à Dick Tomasovic (membre du jury du festival Anima)
- Thierry Moutoy (PointCulture) : Est-ce que tu penses que le fait de voir les films en ligne a joué sur le choix du jury ? Quelle expérience en as-tu retiré ? N’était-ce pas trop frustrant de ne pas pouvoir partager la vision des films avec les autres membres du jury ?
- Dick Tomasovic : C’est une question plus complexe qu’il n’y parait. Mon premier réflexe est de dire que le festival, avec sa formule en ligne, a pu se tenir malgré tout cette année (ce qui est très important pour toute la profession, car c’est une vitrine essentielle de la production contemporaine) et qu'il a permis aux membres du jury de travailler dans les meilleures conditions possibles, avec la mise à disposition des films dans un calendrier assez confortable et la possibilité pour chacun de les voir et revoir à son aise. J’ai pour ma part le sentiment d’avoir bien vu les films, et ce sentiment a été conforté par nos échanges en délibérations. Nous avons d'ailleurs très rapidement identifié les films qui, à notre sens, se distinguaient et pouvaient prétendre au titre de lauréat.
Pour tout dire, il s’agit peut-être d’une des délibérations les plus courtes de ma vie ! Nous étions vraiment sur la même longueur d’onde et nos différents arguments se sont complétés et consolidés à merveille. — D. T.
En ce sens, je dirais que nous n’avons pas souffert de la formule de visionnement individuel, sur nos propres écrans, et que l’échange fut très fructueux. Je crois que nous clôturons tous ce festival avec un sentiment très positif. Cela étant, il est clair que la dynamique n’était pas la même que d’habitude pour un tel jury. D’une part, une vision des films en salle, sur grand écran, de manière collective, nous aurait évidemment offert une autre expérience. Certains aspects esthétiques, certaines figures, certains traitements plastiques nous auraient peut-être frappés autrement. Il y aurait eu là un autre type de rencontre avec les films et, peut-être, une autre attention portée à certains aspects. Aucun home cinema n’est comparable avec l’expérience d’aller au cinéma…
D’autre part, si le festival s’était déroulé en salle, nous aurions aussi vécu une discussion continue avec les autres membres du jury (et non synthétique comme nous l’avons fait une fois que nous avions tous vu l’ensemble des sélections). Peut-être nous serions-nous placés sous influence des réactions de la salle et des autres spectateurs. Nous aurions été peut-être les témoins de phénomènes de réception qui auraient bousculé notre regard autrement. Est-ce que le palmarès aurait été différent ? La réponse à cette question restera pour toujours ouverte… Dans tous les cas, si j’ai été évidemment frustré de ne pas vivre pleinement la dimension humaine, vivante et festive de cette édition d’Anima (je pense qu’un festival de cinéma tient toujours un peu d’un spectacle vivant, dans le fond), je n’ai pas de regret concernant notre travail de jury. Je garde le souvenir du plaisir vif de nos échanges et de nos coups de cœur, et je clôture cette édition avec le sentiment serein du devoir accompli !
- À voir les thèmes abordés par les films et la qualité de ceux-ci, peut-on dire que le cinéma d’animation est passé à l'âge adulte en proposant des sujets plus matures (comme pour Amours libres) et des approches plus critiques de la société (comme Easter Eggs) ?
- Je ne crois pas avoir assisté à un changement particulier de ce point de vue.
Cela fait belle lurette que des thèmes « plus matures » sont abordés par le cinéma d’animation. Pendant longtemps, le grand public a tenu l’animation pour un cinéma soit un peu infantile, soit à destination des enfants, car le cinéma d’animation industriel a effectivement pour public cible la jeunesse. Mais si on regarde le versant du cinéma d’animation d’auteur, des thèmes comme la sexualité, la précarité économique, les régimes autocratiques, la critique de la société ou plus simplement le mal-être personnel, psychologique, sont très régulièrement abordés. — D. T.
Ces dernières années, le cinéma documentaire a souvent fait appel à l’animation et a permis d’imposer dans l’esprit du grand public, je crois, que l’animation est un langage très subtil qui permet d’évoquer avec pudeur beaucoup de thèmes cruciaux. Les diverses sélections du festival (et pas seulement celle consacrée aux « real life stories » cette année) montraient à nouveau les finesses et l’expressivité dont ce média est capable. Le palmarès le révèle pleinement avec des films aussi différents que Empty Places, Les Yeux grands ouverts, À la mer poussière, Amours libres, Hold Me Tight ou Josep, bien sûr.
- Pour toi, quelle est la force du cinéma d’animation Made in Belgium ?
- Précisément de n’être assignable à aucune caractéristique définitive.
Je récuse l’idée d’un cinéma d’animation belge et je préfère parler d’un cinéma d’animation en Belgique, et pas tellement pour les sempiternels problèmes de division de notre pays entre ses différentes régions et communautés, mais plutôt parce que la Belgique est un vrai carrefour artistique, que des animateurs venus de partout travaillent en Belgique, que les idées, les techniques, les inspirations ne cessent de circuler et de se renouveler. — D. T.
Regarder l’histoire du cinéma d’animation en Belgique, comme nous l’avons fait durant le festival avec Philippe Moins pour une session spéciale de Futuranima, c’est constater d’abord l’immense diversité des profils des auteurs et l’aspect incroyablement hétérogène de notre production, qui va des artistes solitaires inspirés aux maisons de production très industrielles en passant par des ateliers et des collectifs citoyens. Si je devais résumer cette animation en Belgique, je dirais qu’elle est plutôt ambitieuse et cultivée, mais pas assez connue ni soutenue (en termes de production et de diffusion).
- Qu'est-ce qui vous a séduit dans le film Easter Eggs ?
- Le ton du film, d’abord, profondément insolite, et la manière très ambivalente dont il s’adresse au spectateur, car le court-métrage joue à la fois sur une certaine laideur (notamment des personnages, à plus d’un titre d’ailleurs) et sur un certain enchantement (le travail sur le cadrage et les oiseaux par exemple, sans en dire plus pour ne pas gâcher le plaisir de la découverte). Le film fait le pari audacieux d’une narration avec quelques béances, d’un rythme d’errance, plutôt moderne, assez peu vu dans l’animation, et construit une atmosphère très atypique. C’est un film réellement différent, tant du point de vue du récit que du traitement visuel, et qui témoigne d’une vraie vision d’auteur. Cela fait partie des grands plaisirs de la fréquentation des festivals : tomber sur un film un peu ovni qui vous déroute à la première vision puis vous laisse un sentiment d’étrangeté très persistant.
En somme, la joie de découvrir un nouvel univers qui nous emmène loin de nous-mêmes. — D. T.
Interview (par e-mail) : Thierry Moutoy, février 2021