Interview fleuve avec Guy-Marc Hinant et Dominique Lohlé
Sommaire
L’OBSERVATOIRE
DES MUSIQUES ÉLECTRONIQUES (OME) :
MONSTRE
À QUATRE OREILLES.
Interview-fleuve de Dominique Lohlé et Guy-Marc Hinant
Depuis le début des années 2000, la paire Guy-Marc Hinant / Dominique Lohlé enregistre, dans leurs films à quatre mains, à toute petite équipe et à mini budgets, deux réalités fondamentales et passionnantes mais pourtant quasiment toujours absentes de ce que l’on a l’habitude de nommer «documentaires musicaux» : la parole (des musiciens) et l’écoute. Une sorte de feuilleton éclectique donc chaotique où le cinéma joue le rôle précieux d’un dispositif de production – et d’enregistrement – d’une série de présences à l’écran difficiles à oublier.
Temps qui passe et temps suspendu
Philippe Delvosalle: Le film avec David Toop est le dixième de la série. Je voudrais d’abord vous demander de resituer la chronologie de vos films.
Guy-Marc-Hinant: Je pourrais le faire de mémoire mais pas exactement dans l’ordre. Alors:
[en canon avec Dominique Lohlé]
#1 - Le Plaisir du regret, un portrait de LeoKupper
#2 - That’s What Arrived, une performance radio de Philip Jeck et Robert Hampson
#3 - 26 (ou 24) monochromessur une musique de Kupper, qui était le pendant à son portait
#4 - The Paradise According to Jonas Mekas
#5 - En buvant dans un fabuleux fleuve électrique, un concert du Collectif du Buffle
#6 - Hommage au sauvage, un portrait d’Henri Pousseur
#7 - Ars longa vita brevis, une rencontre entre Boulez et Pousseur
#8 - une répétition de Domaine de Boulez
#9 - le Ferrari
#10 - I Never Promised You a Rose Garden, film sur Toop
#11 - Le Chant du cygne, un avant-goût au film sur Karkowski
#12 - rencontre avec Tod Dockstader
#13 - Fuck you [NDLR: Karkowski et la noise en Chine]
Dominique Lohlé: Avec #14, on rentre dans les projets qui sont totalement nébuleux. #14 ce sera sans doute le film sur Célestin Deliège.
GMH: Oui, parce qu’on en est au montage maintenant…
DL: C’était quoi le titre provisoire? Attaque, entretien, chute?
GMH: Oui, prometteur, hmm.
DL: Mais justement, il faut être à la hauteur de tout ça.
GMH: Oui mais les trois peuvent…
DL : Dans les derniers rushes que j’ai regardés, Célestin Deliège déclare que si l’art va si mal c’est à cause de la démocratie… C’est pas mal, ça?
GMH: Ensuite…
DL : #15, ce sera probablement Charlemagne Palestine, Whisky Time en est le titre est probablement définitif.
GMH: Oui, c’est la première fois, je pense, que le titre était là avant toute chose …
DL : …puisqu’il désigne le dispositif selon lequel on fait le tournage puisqu’on commence au Whisky Time et qu’on se bourre la gueule à chaque fois!
GMH: On a fait ça une dizaine de fois jusqu’à présent...
DL : Oui… #16 c’est peut-être dans la ferme de Wim Delvoye, quelque chose comme ça… Et alors, maintenant, on rentre dans les projets qui sont numérotés sans vraiment avoir même d’existence probable… C’est le #17, un portrait d’Hugues Dufourt, mais qui est très très compromis et qui n’aura probablement pas lieu … Voilà!
GMH: Oui il y a encore deux ou trois petites choses: un autre film sur Pousseur, qui serait fait à partir des rushes du film sur Pousseur. Un autre film, mais avec la même structure, donc l’aller, Bâle, il s’y passe des choses, on revient vers Bruxelles… Donc, la structure reste la même mais avec d’autres images. Et également - et ça conclura sans doute tout ça - un autre film sur Kupper, parce que Kupper avait dit, à l’époque « l’art du musicien c’est d’arrêter le temps» et donc on va le revoir sept ans après pour savoir si le temps a été arrêté ou pas. Peut-être pendant quelques secondes…
Voilà donc c’est, plus ou moins, la chronologie…
Xenakis et l’acid
PhD : C’était pour démarrer l’interview mais ce n’était pas inutile. Par exemple, je ne me souvenais pas que le Kupper était le premier… Et donc on avait une question sur les origines du projet: comment vous vous y étiez mis. Et donc – si je ne me trompe – le Kupper c’était un sorte d’accompagnement à la sortie du disque sur Sub Rosa …
GMH: Non!
DL : Accidentellement…
GMH: Disons que – pour autant qu’on puisse se souvenir de ses débuts – je me rappelle avoir trouvé, dans un studio d’enregistrement, la bande D.A.T. d’une interview de Xenakis et donc je me suis dit à ce moment là – c’était juste avant notre rencontre avec Dom – qu’il faudrait pouvoir faire quelque chose avec Xenakis, le rencontrer… Je m’y étais mis, mais bon, finalement, le temps passant, alors que j’étais parvenu à parler avec un assistant, celui-ci m’avait dit, «Ce ne sera pas possible parce que Xenakis a l’Alzheimer». Bon début, donc, pour un film! Ça ne m’aurait sans doute pas empêché de faire un film sur lui, mais voilà…
Et puis, après, il y avait cette idée, enfin, plutôt cette idée parallèle au projet des anthologies [NDLR: la série des Anthology of Noise of Noise and Electronic Music de Sub Rosa]. Vers 2000, en travaillant sur ces anthologies, je m’étais aperçu qu’il n’y avait quasiment aucun document sur personne, parmi tous ces gens. J’avais alors naïvement été tenté de faire un film qui ferait disons une heure et demie / deux heures, sur six ou sept compositeurs de musique électronique… Donc, j’ai tenté un peu de le faire, «comme ça»... Puis ensuite on s’est vu avec Dom, on a commencé à discuter - assez longuement, en fait - dans des cafés, en se disant qu’on allait le faire. Mais sans argent, du tout. On a juste commencé par celui qui était le plus proche, par quelqu’un qui habitait à Bruxelles: c’était Kupper. Et on ne pensait en fait le voir qu’une fois, puis on a été vraiment subjugué, et on y est retourné de nombreuses fois, puis toute l’idée d’un film unique sur plusieurs musiciens a été complètement oubliée et on est passé plutôt à une série de portraits…
DL : Quant à moi, je travaillais à l’Ateliers jeunes cinéastes (AJC) à l’époque. Je faisais de la production de films indépendants, de films sans financement, et je voulais faire une sorte de journal filmé des activités de la scène expérimentale bruxelloise. Autour de Bruxelles 2000 il y a eu une grosse effervescence autour des concerts que tu organisais aussi toi-même à Recyclart, des concerts du Kaaitheater, de certaines activités de martiensgohome, etc… Il y avait une forte effervescence mais, parallèlement à ça, il y avait aussi plusieurs milieux qui semblaient relativement séparés les uns des autres même s’ils étaient en connexion. Par exemple Acid Kirk ne fréquentait pas vraiment la sphère musicale que je viens d’évoquer mais était quand même en relation avec les frères Baudoux qui eux, ponctuellement, fréquentaient plutôt ces soirées là. Puis, ils travaillaient aussi en radio, comme les martiens… Et tout ça me semblait intéressant… mais trop énorme!
PhD: Donc le film sur Buffle en concert à Gand c’est un peu un reste de ce projet?
DL : Oui, c’est une relique de ça … Sinon aussi, tout à fait matériellement, j’écoutais pas mal de techno à l’époque, et d’acid aussi, et depuis lors rien de bon n’a été fait là-dessus. J’avais donc le désir de faire un film sur l’acid. J’en écoutais en continu à l’AJC et en discutant de cette musique là avec un garçon qui s’appelle François Ducat qui était de passage à l’AJC pour une production personnelle, il m’a invité à prendre contact avec Guy-Marc puisqu’il savait que Guy-Marc avait ce projet de faire le film qu’il vient d’évoquer. C’est comme ça qu’on s’est rencontré...
PhD: Votre projet est donc né de la rencontre entre Xenakis et l’acid…
DL : Voilà!
PhD : Et donc, si j’ai bien compris, l’idée de passer de deux fois un film (sur les compositeurs et sur l’acid) à une série est venue très vite?
GMH: à partir de deux en fait, c’est devenu une mini-série.
PhD : Avec déjà une idée de comment allait devoir se développer la série, ou au cas par cas, «au jour le jour»?
GMH: Aucune idée...
DL : Aucune systématique, un système purement accidentel lié aux circonstances.
Le tournage comme moment de panique
PhD : En fait, on a l’impression qu’aux diverses personnalités rencontrées correspond à chaque fois un traitement un peu différent, ça semble évident. Mais est-ce que vous pouvez nous dire si c’est vous qui l’imposez - par exemple, est-ce que vous arrivez chez vos interlocuteurs avec une idée de quel jeu jouer - ou bien est-ce que ça vient d’eux…?
DL : C’est compliqué parce qu’en fait ça engage quasiment la totalité de la pratique… Je pensais à ça, il y a quelques jours, parce qu’on vient de reprendre le travail sur Deliège, il a très peu de temps… Je pense que, d’une façon très générale, on fonctionne sur une pensée à posteriori, donc avec très très peu de préméditation. Comme j’aime à le répéter de manière un peu snob, on fonctionne dans un système qui est purement épiméthéen et non prométhéen; on est vraiment des artistes anti-prométhéens par excellence … Et donc, ça produit quelque chose qui ressemble quand même à de la panique. Je pense que le tournage est un moment de panique…
GMH: Parfois, ça apparaît dans le film. Au tout début du Toop par exemple, on le voit bien. Le spectateur voit qu’on ne sait pas très bien ce qu’il faut faire. Comme on sait que le film va se dérouler dans cette pièce, il est très important de savoir comment disposer par exemple une chaise, où Toop va s’asseoir, etc. C’est finalement la chose la plus importante, mais on ne le savait pas. Ce qui fait que le début du film, c’est une interrogation sur comment on va procéder et comment on va résoudre ce problème. Puis, de façon assez comique, c’est évidemment Toop qui dit «déplaçons ce fauteuil là». On le fait, et le film commence… Donc voilà: là, c’est la panique - dont tu parlais - qui apparaît dans le film
DL : Mais, ce truc est peut-être symptomatique mais pas totalement emblématique de la manière dont on travaille parce que la forme que prend la panique chez moi est plutôt une forme agitée et chez Guy-Marc une forme plutôt stupéfaite. Hors stupeur et tremblement sont deux figures extrêmement importantes de la complexité en dramaturgie. En dramaturgie quand un personnage rentre dans un système de complexité, d’indétermination, on peut reconnaître des traits de comportements qui appartiennent, soit à de la stupeur - «être ou ne pas être», soit à de l’agitation - «garçon la même chose». Et, on est un petit peu, tous les deux, dans un état de complexité dramaturgique, dans un état d’indétermination. Et bizarrement, par des traits qui sont certainement liés à nos personnalités, ça produit un espace qui permet aux gens qu’on rencontre d’émerger petit à petit tels qu’en eux-mêmes… Puisqu’on imprime très très peu de choses, ça passe par un moment de flottement, et puis ce flottement, avec la fatigue, débouche en général sur quelque chose qui correspond de plus en plus aux automatismes de fonctionnement des gens. Et ces automatismes finissent par produire eux-mêmes le matériau. La structure du film est construite uniquement sur le matériau a posteriori. C’est comme ça que la structure du film évolue et change, de personne en personne, puisque c’est chacune des personnes qu’on filme qui fini par donner la structure du film, quasiment du fait de sa personne.
GMH: C’est pour cela aussi que le dispositif doit être excessivement simple au départ.
Un discours théorique né de la pratique – tournage et montage
PhD : Tu as déjà en partie répondu mais, donc, la longueur / la durée du filmage jouent dans le fait de, petit a petit, laisser émerger cette...
DL : Probablement, oui... Quasiment toujours.
GMH: Ça, on l’a découvert en fait, parce qu’on a aimé produire un discours théorique mais qui vient de la pratique. C’est avant tout de la pratique; on a jamais mis en exergue la théorie. La pratique c’est se jeter dans le bain du tournage et c’est après seulement qu’on peut en tirer des conséquences, principalement au montage. C’est au montage, finalement, qu’on s’aperçoit de ce qui s’est vraiment passé parce que il est très difficile de savoir ce qui se passe réellement lorsque l’on filme ou quand on est à coté de la personne qui filme... Je ne sais par exemple pas très bien ce qui s’est passé lors de ces deux jours où on a filmé Ferrari en train de monter sa pièce... En fait, j’ai quelques souvenirs vagues de ces deux jours là… Il y a quelques années… Je me souviens par exemple qu’on a été manger avec lui dans un petit resto thaïlandais, etc. Oui, mais ça, ce n’est pas dans le film! Donc, mes souvenirs ne sont pas nécessairement des souvenirs du film, en réalité, il est bien difficile de savoir ce qui est capté.
DL : En effet…
GMH: On avait deux caméras; moi j’étais au-dessus, toi tu étais en dessous. On filmait en essayant de capter un maximum de choses pendant ces deux jours et c’est tout. Et puis, après, qu’est-ce qui se passe? C’est au montage qu’on découvre, petit à petit, ce qu’on a pu capter - et la part du rêve de ce qu’on a pu capter et, également, comment on peut en faire une synthèse par le montage. Comment rendre les choses dans leur intensité, aussi. Je crois que les films sont plus intenses que ce qui s’est vraiment passé, en fait…
DL : Oui oui! L’intensité est en général très faible au moment du tournage, et donc ça produit une sorte de fatalisme, une obligation de fatalisme. Il est très difficile d’imprimer une direction, une orientation au moment où on filme, étant donné tout ce qu’on vient de dire. Et donc, il y a une quasi obligation d’accepter les choses telles qu’elles se déroulent, telles qu’elles se filment, et ça produit énormément de moments d’énervement, presque de colère… Parce que les choses se passent de façon incontrôlable et donc, fatalement, on est quand même très très souvent à la périphérie de ce qui se passe. Pour arriver à rentrer au cœur, c’est plutôt la construction du film qui produit le cœur des choses… Il y a un effet d’archéologie, de fouilles archéologiques…
Contre le fantasme du film kilométrique
PhD : Quand on voit un de vos films fini et qu’on fantasme sur tous les rushes, en se disant «là il y en a une heure et c’est incroyable… Donc, il doit y en avoir de quoi faire quelques autres films »…
DL : ça serait irregardable …
GMH: C’est-à-dire que nous, au départ, on a toujours rêvé de faire des films très longs. Tu vois: le fantasme du film kilométrique… Huit heures par exemple ce serait intéressant… On pensait d’ailleurs le faire avec Kupper et, donc, je crois que la première version du film devait faire dans les sept heures… Difficile évidemment de le regarder en une fois… Après, je crois qu’il a fait trois heures, pendant assez longtemps… Et quand on le regardait par petits bouts ça marchait assez bien, mais le jour où on a du le regarder dans sa continuité, c’était tout simplement impossible. Et donc finalement la forme qui fait 52 minutes est je crois la seule forme possible pour ce film-là …
PhD : Mais, par contre avec le Pousseur II, vous allez réussir à faire un autre voyage Bruxelles-Bâle à partir du même matériel…
DL : Là, on ne l’a pas encore fait, donc on ne sait pas, mais ce qui a donné l’idée à Guy-Marc de faire ça, c’est que cette version existe quasiment puisque c’est le seul film qu’on a fait dans lequel les instances subventionnantes sont intervenues - notamment la RTBF - avec qui on a eu, fatalement, d’énormes déboires, et donc on a proposé un montage d’un film d’une heure quarante, ce qui fait deux fois cinquante-deux minutes, et la réception de ce premier film à l’issue de cette projection de production a débouché sur… une menace de procès.!
GMH:
…et la destruction d’une lampe!
DL : … et le seul accord qu’on a pu trouver avec Wilbur
Leguèbe, qui était le soldat évoqué plus haut, c’est le respect des clauses
du contrat, à savoir proposer un film de cinquante-deux minutes. Donc, on a
proposé un film de cinquante-deux minutes, on a enlevé quarante-huit minutes et
il se fait que ces quarante-huit minutes sont quasiment structurées de la même
manière que les cinquante-deux minutes qui restent et font donc quasiment un
deuxième film. Mais qu’on n’a jamais regardé tel quel parce que ça a quand même
produit sur nous un effet de traumatisme assez solide. On s’est donc
dépêchés d’en finir et puis on est passé à autre chose … Cette possibilité-là
n’est pas une possibilité théorique, quelque part: c’est une chose qui
existe déjà mais qu’on doit tester … On ne doit que vérifier si elle tient,
mais elle existe déjà, on sait qu’il y a des choses extra dedans…
GMH: Par rapport à ce que tu disais, à propos des rushes… Si tu as des rushes de dix heures… ou de vingt heures - on a parfois des rushes de plusieurs dizaines d’heures -, c’est vrai que quand tu construis un film il y a toujours des passages qui sont admirables mais qui ne peuvent pas s’intégrer au film… Par exemple, je me souviens pour Henri Pousseur justement, qu’il y avait une description très belle du studio tel qu’il était dans les années cinquante et au début des années soixante, avec toutes les machines. Une description très précise qui faisait une demi-heure; quasiment épique…
DL : …et qui se termine sur une
aire d’autoroute au moment où la voiture s’arrête pour faire une pause. Au
moment exact où le gars coupe le contact, Henri dit «bon, c’était comme ça».
Il y avait une espèce de conjonction espace-temps incroyable... C’est des
choses qui éventuellement pourraient faire un film à elles toutes seules, mais
qui dans une structure d’ensemble plombent complètement le tout parce qu’elles
sont quasiment fermées sur elles-mêmes. Ce sont des mondes fermés sur
eux-mêmes… C’est d’ailleurs amusant que pour le couple de ces deux films sur
Pousseur, si le deuxième existe un jour, il s’appellera Un petit cercle dans
un grand cercle, ce qui fait référence à quelque chose que Pousseur dirait
dans ce second film. Et, effectivement, il y a ces effets de circularité et de
perméabilité de ce qui est filmé qui doit être sans arrêt mis à l’épreuve.
C’est à dire que c’est à l’épreuve du montage qu’on doit voir la perméabilité
d’une séquence par rapport aux autres, la perméabilité qui autorise la
construction. Si une séquence est imperméable, elle a beau être magnifique,
elle détruira le film. Mesurer cette perméabilité est impossible à faire a
priori, tu ne peux la faire que au contact.
Par exemple la perméabilité de certaines choses que dit Deliège - puisqu’on
commence le film sur lui - est liée à un leitmotiv qui est celui de la
mort. Bon, Deliège est quelqu’un qui est en train de mourir, qui est à l’agonie
et qui évoque très souvent la mort. Or, toute une série de choses qu’il dit ne
sont pas particulièrement consistantes mais elles prennent un effet, une
puissance, un impact, parce que le leitmotiv de la mort s’y retrouve. Et
là, en fait, la perméabilité d’une chose par rapport à une autre dans ce film
vient du fait que la mort les traverse de part en part. Et c’est ça qui va
pouvoir attirer des choses qui pourraient ne pas paraître spécialement
pertinentes et, en fait, produire la pertinence plus que probablement mortuaire
de l’ensemble. Ce sera un film absolument funèbre, ça c’est sûr. Voilà donc, ça
c’est des choses très très intéressantes qu’il s’agit de découvrir au montage
et qui sont tout à fait impossibles à projeter en dehors de ce que le matériau
produit.
Le plaisir du regret contre la tentation du repentir
PhD : Par rapport à la richesse des rushes...
GMH: On a eu le même problème dans Fuck You: une longue interview de Yan Jun, qui est de fait un journaliste chinois qui était, je pense, l’homme le plus à même d’avoir un discours éclairant, un peu historique, sur cette scène chinoise. Elle a été, je pense, considérée comme la meilleure interview, mais… impossible à placer dans le film!
PhD : Un truc très terre-à-terre: alors comme vous sortez des DVD, ça ne vous tente pas de les ajouter en bonus, comme des notes en bas de page?
GMH: Pour Fuck You, je pense que ça pourrait se faire: avoir ces vingt minutes, parce que le montage est fait. Ce n’est pas juste des rushes, ça faisait vraiment partie du montage. Et après, ça, c’est tout à fait épique. Ça nous a en partie détruit; le montage final de Fuck You nous a en partie détruits, a détruit notre énergie … Donc, depuis lors, on émerge vaguement - mais ça a été trop difficile…
DL : Moi, je suis contre le bonus - mais je fais des tonnes de choses contre lesquelles je suis…
GMH: Je ne le verrais pas comme un bonus, je le verrais comme quelque chose d’une autre nature…
DL : Moi, j’essaie au maximum d’éviter les repentirs, et il y a un effet de repentir là-dedans que je n’aime pas…
GMH: C’est vrai.
DL : C’est amusant que le premier film qu’on a fait ensemble s’appelle Le Plaisir du regretet, finalement, tout notre travail peut être considéré comme ça. A partir du moment où il n’y a plus de regret, il faut arrêter… Donc, c’est vrai que cette interview est magnifique, mais c’est très bien de l’avoir enlevée… C’est horrible en même temps mais c’est cette combinaison-là qui fait qu’on assume le truc. Et puis venir après en disant « Hé, vous savez, j’ai aussi fait un chouette truc, qu’on a pas pu mettre dans le film que vous venez de voir», moi j’aime pas…
GMH:
Non, il faut que ça aie son intérêt en soi, comme par exemple ce qu’on
décrivait tout à l’heure, avec le film hypothètique sur Pousseur. C’est vrai
que je ne vois pas le mettre, comme ça, en bonus ou autre chose. Mais
c’est vrai que si on trouve une autre structure, ça pourrait avoir son intérêt…
Mais, autre chose: quand on enlève quelque chose au montage, c’est connu,
jamais on ne va aller le rechercher …
DL : En général, on le fait soulagés. C’est un soulagement:«Et si on enlevait ce plan? Ouf! On l’a fait! Bon débarras!»
GMH: … c’est difficile, mais une fois que c’est fait, l’oubli est quasiment instantané…
DL : C’est l’aspect probablement psychotique du montage…
La puissance de la parole – La rareté de l’écoute
PhD: Je voudrais peut-être revenir à un truc plus naïf, c’est l’importance de la parole des musiciens dans vos films; par rapport au faire, à l’exercice public de leur travail de musicien. C'est-à-dire, qu’il n’y a pas - ou alors très peu - de concerts dans vos films, parfois l’un ou l’autre soundcheck, parfois le travail à domicile. Et, surtout, beaucoup de pensée sur la musique - pas nécessairement la leur d’ailleurs, aussi celle des autres - qui s’incarne par la parole. C’est en partie ce qui rend le travail intéressant et c’est très peu banal dans le large panel de documentaires musicaux où il y a une espèce de fascination à aller filmer les concerts…
GMH: Mais il y a une sorte de malentendu. En fait, l’Observatoire des musiques électroniques (OME) propose des films sur la musique mais, surtout, des films sur les musiciens et probablement plus encore sur la parole des musiciens. La seule constante qu’il y a dans ces films, c’est qu’à un moment donné, tous ces musiciens écoutent de la musique.
PhD : Là, tu me renvoies à un aspect auquel je n’avais pas pensé mais qui va de pair: ce qui manque dans beaucoup de films sur la musique c’est l‘écoute. L’écoute est souvent peu filmée…
DL : Jamais.
GMH: Finalement je me rends compte que je connais très peu les autres documentaires musicaux…
DL : C’est très très rare oui, l’écoute…
GMH: Mais je crois que, chez nous, ça a été déterminé par le tout premier film, où la parole a pris finalement une ampleur extraordinaire. Et c’est vrai qu’il y a une minute de musique dans le film. On diffuse une minute de la musique de Léo Kupper et c’est à ce moment-là qu’il écoute d’ailleurs. La première image d’homme écoutant, dans le film, c’est à ce moment-là. Peut-être que justement cette expérience de la parole nous a entretenu dans cette idée qu’il fallait parler avec les musiciens plutôt que de les filmer à l’œuvre…
PhD:
Si on pense à la préhistoire du projet de ton côté, il y a cette D.A.T.
d’interview de Xenakis…
GMH: Oui, peut-être… Mais, peut-être est-ce d’une nature différente… Le film
est d’une nature différente de celle de la musique. Si tu filmes un concert, il
y a de fortes chances que cela ne soit pas tout à fait un film, en réalité.
C’est autre chose. Et si tu filmes par exemple les préparatifs d’un concert, ça
peut plus facilement devenir un film! C‘est pour cela qu’il y a plus de
préparatifs que de concerts dans ce que nous faisons. Et plus de parole que de
musique… Peut-être que le film n’est pas tout à fait le lieu de la musique. On
peut évidemment écouter de la musique dans un film mais ce n’est pas vraiment
l’écoute de cette musique. Parce qu’on ne peut pas vraiment garder la musique
telle qu’elle est. Par exemple, si jamais on fait ce film sur Dufourt, comment
est-ce qu’on peut rendre cette musique? Déjà, pour la musique de Dufourt, il
faut du temps parce qu’elle est basée justement sur une certaine forme de
lancinance, d’intensités basses qui tout à coup se relèvent… Mais, quand elles
se relèvent, il faut lui laisser un certain temps. Ça n’a aucun sens de juste
prendre un extrait du moment où la musique change. Un changement dans une
musique qui est très statique est évidemment assez stupéfiant. Mais si on ne
prend que ce changement, il n’y a plus rien. Donc, comment rendre une musique
comme celle de Dufourt dans un film? Tout ça pour te dire que c’est extrêmement
difficile de saisir l’essence de la musique à travers le processus d’un film.
Produire une présence
DL
: Il y a aussi là dedans une question de présence. Un des problèmes qu’on s’est
posé assez vite et qui se pose souvent quand on fait un travail de documentaire
comme nous on le fait – sous un aspect de non-directivité, hérité du Cinéma
direct[même quand il y a de la parole, c’est une parole qui est très peu
directive, qui est plutôt une parole méandreuse et de basse intensité dans sa
production], est la question de la production d’une présence.
C’est-à-dire qu’on est très préoccupés non pas par le fait de produire un
discours mais de produire un discourant. Finalement, je vais te dire que ce que
racontent les gens qu’on rencontre, moi, je m’en fous! Complètement! Ce qui
m’importe quand je fais un film c’est que ce type qui me parle, quand il me
parle il te parle aussi. Ça, ça me préoccupe. Il peut dire n’importe quelle
connerie - parce qu’il y a des trucs assez cons dans nos films! – la pertinence
n’est pas du tout dans le propos mais dans la présence. Que cela produise une
présence parlante. Or, la musique est extrêmement difficile à produire en
présence dans un dispositif de médiation comme celui-ci. Et c’est ça qui est
absolument génial dans le travail du documentaire c’est que finalement il est
possible de produire une présence, presque en chair et en os, d’une personne
avec cette médiation technique. Alors qu’il est quasi impossible de produire la
présence d’une œuvre d’art préexistante dès qu’on y ajoute cette médiation
technique. Il y a alors une espèce de médiation de la médiation. L’œuvre d’art
est déjà elle-même médiationnéé par le discours. A la limite, on
pourrait se demander dans quelle mesure le concert n’est pas déjà une médiation
de la musique…Deliège dirait sans doute que c’est ça parce que c’est un
partisan de l’écriture mais, prenons le cas du disque, c’est plus simple. Le
disque est déjà une production d’une médiation. Il a des arguments pour lui
parce qu’il peut diffuser une pièce complètement, parce qu’il peut aussi en
partie reproduire l’espace (par le 5.1 ou que sais-je), parce qu’il a (le
vinyle en particulier) une très très bonne courbe de reproduction des
fréquences… Tout ça, en vidéo? Terminé! Ce que nous on peut produire comme
enregistrements sonores n’est pas du même niveau. Mais, quoi qu’il en soit,
nous on produit de toute façon une seconde médiation qui est la médiation
proprement documentaire. Et cette seconde médiation, elle détruit; elle nuit à
la force du propos. Donc, nous on a à chercher à se replacer dans une médiation
primaire, originelle…
GMH: Qui est ce qui est là…
Ici et maintenant
DL : Qui est ce qui est.
Et pas une représentation préexistante. C’est pour ça qu’on n’ajoute jamais
d’images d’archives dans notre boulot. Jamais, jamais! Il y a des archives qui
apparaissent – par exemple dans le film de Toop, tout est archives là-dedans –
mais c’est par une médiation primaire qu’on les fait apparaître. Il prend un
disque, il a sa pochette dans les mains… C’est le dispositif primaire de la
captation. On ne rajoute jamais de dispositif extérieur – que ce soit une médiation
secondaire ou quelque chose d’extérieur qu’on importerait et injecterait
dedans; ce qui relèverait de la même logique. Tout cela pour la recherche de l’Ici
et maintenant. Vraiment parvenir à conserver le Ici et maintenant
dans le futur du tournage: tel est le but de tous les films qu’on fait. Si ça
ne marche pas, le film est raté. Ici et maintenant, cette chose se passe
et non pas «Je te montre la trace de ce qui s’est passé». On n’a pas du
tout cette démarche d’indexation. Nous-mêmes, on n’est pas du tout des
archivistes, même si, quelque part, il y a un effet d’archives, fatalement, qui
est produit…
GMH: C’est vrai qu’il y a aussi une ambigüité par rapport à ça…
DL : Mais on ne fait pas un travail d’archivage volontaire. Notre partialité,
le fait qu’on travaille de façon tout à fait hasardeuse et accidentelle c’est
l’inverse du travail de l’archiviste qui est quelqu’un qui travaille de façon
systématique, planifiée, organisée…
GMH: Oui, mais disons qu’il y a une ambigüité qui s’est manifestée parce qu’évidemment,
on recueille généralement les paroles de gens qui sont assez âgés…
DL : …qui sont parfois en train de mourir, quasi en direct…
GMH: …et de gens que personne n’a jamais filmé, en général…
DL : Oui! Ce qui est absolument incroyable! Même sur Luc Ferrari, il y plus de
choses qui existent mais qui sont d’une qualité absolument mé-dio-cre et d’une
imbécilité… C’est très très ponctuel et extrêmement pauvre.
PhD: En radio il y a sans doute plus…
GMH: Oui…
DL : Oui, en radio, il y a certainement plus de choses.
Benoit
Deuxant: Non seulement, vous n’êtes pas archivistes mais vous n’êtes pas
historiens non plus. Il n’y a jamais de présentation historique du parcours des
gens que vous filmez. Cela demande quand même aux spectateurs d’un peu
connaître les artistes à l’avance…
GMH: Oui, mais ça c’est notre travail. Le film ne doit pas expliquer ça. Pour
ça, il y a des livres ou…
PhD: Personnellement, je connais quelques personnes qui ont vu votre film
sur Leo Kupper sans avoir entendu trente secondes de sa musique ou sans savoir
du tout qui il était auparavant…
GMH: Il vaut mieux, d’ailleurs… (rires) Parfois, il vaut mieux ne rien savoir.
Puisque nous on a la prétention d’essayer de faire des films et non pas des
archives sur des gens en passe de mourir, évidemment cela requiert l’idée d’une
intensité en tant que films, aussi. Alors, qu’on connaisse le musicien ou pas…
Mythologie contre hagiographie
PhD: Je crois que lié à tout ça, il y a le fait que vos films ne tombent
jamais dans les travers de l’hagiographie et de la sanctification…
GMH: (doute) Je ne sais pas trop…
PhD: Il y a ce dont Dominique parlait il y a dix minutes: «Ce qui compte
ce n’est pas ce que raconte la personne mais l’intensité de sa présence» et
je crois dès lors que vos films produisent de très fortes présences mais qui ne
sont pas sur des piédestaux. En partie, parce qu’elles ne sont pas reprises
dans des sortes de portraits chronologiques ou historiques…
DL : Ça, c’est ambigu…
GMH: Oui, c’est ambigu parce que nous on a toujours le sentiment de ne jamais
travailler sur la vérité profonde d’une personne mais sur une partie de cette
profondeur ou de cette vérité. On ne veut jamais rendre une personne dans sa
complexité.
DL : On ne fait pas du tout un travail systématique.
GMH: On ne fait pas du tout ça. On prend quelques traits de la personne qui,
nous, nous intéressent, qui nous font quelque chose, qui nous frappent. Et
voilà; c’est ça! Que ce soit pour Kupper ou peut-être pour Pousseur plus encore
parce que Pousseur était également un homme profondément traditionnaliste,
académique…
DL:…institutionnaliste…
GMH: Ce sont aussi des qualificatifs qui frappent Pousseur mais nous n’en avons
pas voulu pour ce film. On a pris d’autres aspects qui existaient tout autant
et qui nous parlaient. Parce qu’à un certain moment, en 1953, il était une des
dix personnes qui faisaient de la musique électronique. Et je dirais que c’est
ça qu’on a voulu exalter, dans un sens. Et c’est pour ça qu’on ne reste
pas forcément aussi neutres que tu le dis parce que, peut-être à notre corps
défendant, nos portraits sont sans doute des exaltations de la personne.
DL : Oui, on ne fait pas d’hagiographie mais on fait de la mythologie.
On fait des films qui sont purement mythologiques…
GMH: …qui ne correspondent pas forcément à la «vraie réalité». D’ailleurs,
c’est vrai qu’après la diffusion du film sur Pousseur, il y avait un jeune type
à moitié punk qui disait en parlant de Pousseur: «Vraiment, j’aimerais
rencontrer ce gars!». Drôle.
DL : «Ce mec, il dé-chi-re! Heureusement qu’il y a des gars comme ça!»
GMH: OK… mais, en même temps, s’il rencontrait Pousseur, rien ne serait
possible…
DL : Et c’est ça qui est beau…
GMH: Et donc, non, on ne fait pas des films objectifs…
PhD: Quand je parlais de films non-hagiographiques, je ne pensais pas un
instant à ce qu’ils soient objectifs, hein…
GMH: Non, non, non, je sais…
La recette du documentaire RTBF
PhD: Si vous vous dites «On ne donne qu’une partie de la vérité»,
j’ai l’impression que, dans le cas de beaucoup de ces films hagiographiques, il
y a le fait qu’à force de vouloir être complets et justement objectifs, il y
plus de mensonge que de vérité…
GMH: Je ne sais pas si c’est du mensonge mais c’est vrai qu’on y est dans des
intensités extrêmement basses. Au moment où on travaillait sur le Pousseur, on
s’était amusés à noter la recette d’un documentaire qui devrait passer à la
télévision. C’était assez complet; il y avait une trentaine de points dont par
exemple «Le concert dans une salle prestigieuse à l’étranger» ou «L’ami un peu
plus connu qui parle du musicien en question»…
DL : Ou «L’ami qui présente une qualité comme un défaut»: «un de ses plus
grands défauts c’est la générosité».
GMH: Je pense que c’est une recette extrêmement efficace parce que si tu
appliques cette recette, tu pourras de toute façon faire un film au moins pour
la RTBF.
DL : Par rapport à cette question de la vérité, qui est compliquée, on pense
toujours que ou bien on rencontre… pardon, on rend compte – c’est un
compte-rendu –, ou bien alors c’est de la fiction. Point. Voilà, où est le
problème!Nous ne faisons pas un compte-rendu mais on ne fait pas de fiction non
plus. Et ça, je pense que c’est aussi lié à ce problème, qui est vraiment
originaire et fondateur, de la production de la présence, c’est que cette production
de la présence est possible parce que, quand on filme, on cherche à conserver
le contact. A le conserver d’une façon qui est peut-être assez spécifique à
notre travail qui est une manière d’osciller par exemple entre de la justesse
et de la maladresse, de la concentration et de la distraction, etc. On est dans
un système de contact qui est assez mobile et assez flottant. Et pendant de
très nombreuses heures de rushes, ce contact n’a pas lieu. On est trop
distraits ou trop concentrés ou bien la personne en face est elle-même trop
distraite ou… Mais, quand ce contact a lieu, c’est une chose qui se sent. Elle
se sent dans le tempo, elle se sent dans le propos. Elle se sent même dans les
accidents comme la manière dont un plan se termine, etc. ça, ça produit un
effet de présence très fort. Et quand on arrive à tisser la galaxie de ces
choses, qui ont été liées aux circonstances, on arrive à construire un système
de présence. Ce système de présence est entièrement vrai, mais entièrement
partiel aussi. Il représente 3% de l’intensité générale mais il n’y a rien de
mensonger là-dedans. Tout est absolument vrai. Mais c’est une vérité
entièrement construite par les circonstances. Elle est à la fois absolument
vraie et totalement relative. Et, dans ce sens-là, il y a un effet de
mythologie. Ce n’est que le contact qui est recherché. Quand il y a
quelque chose de fort qui se produit au niveau du contact – des gens discutent
au cours d’une soirée et il y a un moment fort – il y a un effet de mythologie:
les souvenirs inoubliables. Le souvenir inoubliable est
complètement mythologique… mais, il n’est pas faux. Donc on est plutôt dans un
travail de mythologie.
(quelques secondes de silence)
Toujours quelque chose?
BD: Avec votre système pouvez-vous envisager d’un jour ne rien trouver du
tout dans les rusheset que ce contact n’arrive jamais ?
DL : C’est une question aporétique! (rires) Nous, on a plutôt tendance à dire
l’inverse – même si on n’a jamais eu les couilles de le faire: on peut toujours
trouver quelque chose. Même chez Jean-Marie Le Pen, par exemple. Et on avait
même été plus loin parce qu’à un moment on avait évoqué la possibilité de faire
un film sur Faurisson. Et, puis, bon finalement ça n’a pas eu lieu parce que
là, franchement, on rentre dans la cour des grands. Je veux dire qu’on a à
faire à des gens qui sont… des «forces de la nature». J’ai commencé à lire des
écrits de Faurisson… Eh bien, un gars comme Faurisson arrive à insinuer le
doute par un système qui est connu qui est le système d’hypercritique: si tout
est mis à la question et si toutes les réponses sont elles-mêmes mises à la
question, tu montes d’un cran, de deux crans, de trois crans… Et tu finis par
douter de tout! Et, donc tu finis par douter du fait qu’il n’y a peut-être pas
autant de gens qui sont morts dans les chambres à gaz.. Et… C’est parti: tu es
coincé et le révisionniste il t’a comme ça. Tous les gens qui sont sensibles au
révisionnisme ne sont pas des ordures nazies; il y en a, mais il y a aussi des
gens qui sont simplement pris dans la mécanique de l’hyper-criticisme. Or, à un
moment, je me suis dit: ce gars est hors-la-loi, lui donner la parole peut
avoir des répercussions juridiques mais y a-t-il une aura qui se dégage de lui?
Et bien, malheureusement, je suis sûr que oui. Donc, ne rien trouver me paraît
beaucoup plus improbable que – horriblement – toujours trouver quelque chose.
D’où l’ambigüité de notre rapport à la mythologie: on pourrait toujours
mythologiser, même la chose qui est la plus difficilement défendable. Délicat.
Aporétique!
GMH: Et Dieudonné s’en est chargé: donner la parole à Faurisson…
DL
: Mais d’une manière absolument théâtrale et grotesque.
PhD: Mais pour prendre un cas précis, votre Mekas ce n’est pas un peu une
non-rencontre? Le film n’était pas censé durer trois minutes, non?
GMH: Cela fait partie de nos premières approches. On devait rencontrer Mekas
pour une raison ou une autre et… Voilà… C’était une soirée, une simple soirée.
On a commencé une interview mais qu’on n’a pas du tout gardée…
DL : Mais, dis-toi bien que le Mekas est statistiquement à peu près dans le
même rapport que les autres films. On oscille généralement entre 5 et 6% des rushes
qui produisent le film. Fuck You c’est moins, le portrait de Luc Ferrari
c’est un peu plus. Ici, avec Mekas, on a un film de six minutes avec deux
heures de rushes: OK on est dans les temps. On peut penser qu’il ne se
produit rien pendant un moment et qu’il se produira toujours quelque chose à un
moment mais, parfois, il ne se produit rien pendant longtemps! On a un
système de travail qui est tellement diffus que ne rien produire…
DL et GMH à l’unisson: …c’est quasiment impossible!
GMH: Par exemple, on peut dire que pour un de nos films, cette non-rencontre
entre Boulez et Pousseur, il ne s’est rien passé. Enfin, «rien passé»… Si, il
s’est passé toutes sortes de choses mais des choses qu’on pouvait détruire
directement si on ne voulait pas embarrasser Pousseur. Et, donc, à partir de
cette non-rencontre, on en a fait autre chose. On en a fait un film
«burlesque», je dirais.
DL : Cela dit, cet exemple là est un bon exemple aussi de notre échec et
non pas de l’inconsistance ou de l’opacité de l’interlocuteur. C’est-à-dire
qu’on a été complètement piégés dans une espèce de mécanique relationnelle,
institutionnelle et politique qu’est Pierre Boulez. Une machine qui dit «Toi,
tu fais ça», «Toi, tu fermes ta gueule», «Toi, tu te mets là»,
«OK, c’est parti! Cinq minutes! OK, c’est bon? J’y vais!». Et là, on
s’est retrouvés devant quelqu’un qui n’était pas du tout disposé à nous
rencontrer et qui, d’une certaine façon, était celui qui produisait les règles
du jeu. Et, donc on a été battus. Là, il ne s’est quasiment rien produit mais
ce n’est pas du fait du personnage, c’est du fait du dispositif que nous
n’avons pas eu le temps de contourner ou de démonter. Parce que le dispositif
de préparation ou de pré-compréhension de ce que sera le film, tout le monde le
fait parmi les gens qu’on rencontre. Tous les gens qu’on rencontre se mettent
dans une posture de relation qui en général est très artificielle et qui est
produite par le préjugé de «Ce qu’il ne faut pas que j’oublie de dire»
ou de «Ce qui sera bien pour faire un film», etc. Puis, le temps
passant, toutes ces choses-là se cassent complètement la gueule…
GMH: Oui, l’exemple le plus caractéristique c’étaient les premières rencontres
avec Pousseur. «On voudrait faire un film sur vous» et, lui, voulait
prendre davantage les choses en main à ce moment-là et nous dit que pour lui,
un film sur lui ça comprenait la famille, un conte philosophique, etc!
C’était absolument à l’opposé de ce que nous on voulait faire. Son film à lui,
son film rêvé n’a pas eu lieu. Heureusement ou malheureusement pour lui.
DL : Le système dans lequel on travaille pour parvenir à toucher les gens est
assez fragile mais, en même temps, comme il est dans le règne de la relativité
quasiment perpétuelle, ce système est aussi assez solide. Si on ne peut faire
qu’un film de dix minutes, on fera un film de dix minutes. Si ça tient plus, eh
bien, ça tiendra plus.
GMH: En fait, c’est toujours comme ça. On joue également avec les accidents
parce que le matériau pour nous, ce n’est pas uniquement les images qui sont
fixes ou cadrées. Cela peut aussi être des images complètement chahutées, ça
peut être le clap, ça peut être quelqu’un qui passe dans le champ…
Tout ça fait partie non seulement du matériau, mais du matériau qu’on peut
utiliser. Donc, forcément, il est difficile de rater absolument tout, puisqu’on
a déjà ces éléments. D’un ratage on pourrait faire un film réussi. Les choses
peuvent se retourner de cette manière.
DL : Oui, il y a une dialectique qui doit s’installer sur le matériau pour que
des signes s’inversent et qu’on parvienne à construire l’ensemble.
Envers et contre la maladresse: une esthétique quasiment ordurière
PhD: Vous avez abordé la réponse à une question que je ne sais pas comment
poser… (rires) C’est par rapport à l’image, justement… En 2004, j’avais eu pas
mal à faire accepter Le Plaisir du regret dans la sélection belge du
festival Filmer à tout prix par une partie du jury de présélection qui
considérait que la parole y était super intéressante mais que c’était super mal
filmé…
GMH: Aujourd’hui cette image a fait école mais c’est vrai qu’à l’époque…
(rires)
DL : Oui, c’est ça: l’école post-kuppérienne! (…) Mais, c’est un système qui
s’est mis en place petit-à-petit et de façon complètement accidentée. Par
exemple, concernant l’esthétique quasiment ordurière du Kupper, la phrase que
Kupper a dit, quasiment hagard en se levant après avoir vu le film en
projection, c’est «Vous m’avez filmé tel que je suis». Donc, cette
esthétique complètement accidentée et immaîtrisée a quand même produit un effet
de force ou de vérité. Mais elle n’est absolument pas produite elle-même par un
choix parce qu’il faut savoir que, au départ, le fait le fait que Kupper soit
quasiment un flux de parole désincarné et continu était quelque chose de très
difficile à accepter pour moi. Et j’étais donc dans un système où je ne
parvenais absolument pas à prendre position. Je ne savais pas quoi faire; je ne
savais pas quoi faire par rapport à toute cette parole, je ne comprenais
absolument rien et cela m’a d’ailleurs complètement fait disjoncter, ce truc.
Et ce n’est que par le très très lent travail du montage, ensuite, que la
justesse est apparue, envers et contre cette maladresse. La force aussi
des choses qu’on essaye de trouver, c’est qu’elles vont envers et contre
tous les ratages que l’on peut nous-mêmes produire. C’est une esthétique envers
et contre elle-même, quelque part. Ça c’est un premier truc. Et un deuxième
truc, c’est qu’il y a quand même des figures de style qui ont fini par
apparaître avec le temps et qui sont elles-mêmes purement accidentelles…
GMH: … ou alors liées aux circonstances du tournage…
DL : Oui, accidentelles dans ce sens-là: liées aux circonstances de tournage.
GMH: Parce que pour Pousseur, évidemment, on est dans une voiture donc il y a
des travellings. Il y a toute une série de choses qui apparaissent
concrètement. Pour Charlemagne [Palestine], il t’est apparu qu’il fallait faire
des cadres fixes et plus généraux. Je ne pense pas qu’il va y avoir une
esthétique; du Kupper au Charlemagne, il y a de grandes variations, c’est un
fait.
DL : Mais à posteriori il y a des figures de style ou des manières de faire qui
sont apparues progressivement comme le jeu avec le flou ou avec les avant-plans
et arrière-plans, tous ces systèmes en profondeur qui sont apparus une première
fois dans le tournage du quatuor dans le film sur Pousseur puis qui ont été
systématisés un petit peu plus dans le film sur Ferrari et très très fort
systématisés avec le film sur Karkovski - et qui restent présents dans le film
sur Deliège, même si on essaye de s’en défaire par des systèmes de face-caméra.
Ce sont des choses qui, quand même, apparaissent comme des espèces de leçons
qu’on peut tirer à posteriori des circonstances mais qui apparaissent sans
aucune préméditation.
GMH: Mais ce que tu dis là par rapport à l’image est valable pour l’ensemble
des films.
DL : Il y a un effet de panique. Il y a quelque chose de l’ordre de la panique
dans nos tournages et chez moi la panique produit une sorte d’agitation, de
tournis qui fait que, finalement, je filme de façon assez chaotique. C’est une
esthétique panique, purement panique. Et voilà… Mais, c’est vrai que le film
sur Kupper a une monstruosité. Mais on l’a fait fonctionner parce que cette
monstruosité a produit une intensité. Voilà. C’est tout. Je prends un biscuit.
Bon, les gars, on avait dit «une heure et demie»; ça fait combien? Une heure
sept…? Je dois pisser. Où est-ce que je peux aller?
Interview : Philippe Delvosalle et Benoit Deuxant
Mai 2009
Retranscription : Benoit Deuxant et Philippe Delvosalle
Octobre
2009