Isabelle Huppert - Vivre ne nous regarde pas
Corps fantasmatique de l’acteur, spectre qui habite autant les films dans lesquels il joue que ceux dans lesquels on l’imaginerait bien. Qui raconte tellement d’histoires que rien ne nous empêche de lui en faire dire d’autres, celles que l’on souhaite. Corps glorieux et inconsistant, à la fois partout et nulle part, libre de se glisser, pour le spectateur rêveur, dans n’importe quel film dont il est pourtant absent. — Murielle Joudet
Vivre de nous regarde pas : en invoquant Flaubert, Murielle Joudet ne songe même pas à refuser au lecteur sa part humaine de curiosité vis-à-vis d’une actrice peu encline aux confidences. D’entrée de jeu, ce sont nos actes et le fait d’être là, de jouir et de penser qui, beau paradoxe, se dérobent à la vue. Surpris, déçus, on le sera si l’on croit tenir dans ce prodigieux essai une biographie d’Isabelle Huppert, un commentaire sur son œuvre ou quelque autre enquête renvoyant au paysage cinématographique français. On aura, pour s’en consoler, toute l’étendue d'un propos visant à s’assurer que la fiction, à laquelle il convient nécessairement d’accorder sa chance, soit en mesure de livrer tout ce que la vie garde au-dedans d’elle-même. Le regard sur l’événement ainsi que l’événement même ; le rêve et son accomplissement ; le constat d’un vide contre une certaine forme de plénitude. Comme la littérature le cinéma est peut-être le lieu où la vie s’invente – ou simplement se raconte – avec la plus grande conviction. Ce pacte, l'actrice y adhère. Son nom cèle un rapport au monde, un style*, dont participent ses différentes incarnations à l’écran quand celles-ci ne le constituent pas pour l'essentiel. Car l'hypothèse de Murielle Joudet est que les héroïnes composent, décident ; elles se décomposent certes aussi, mais plus encore elles sont le mobile, l'impulsion, la détermination, l'étincelle. Ceci nous entraîne de facto dans une promenade sur le fil ô combien séditieux des rôles ordinairement assignés aux femmes. Ce chemin nettement tracé qu'un certain air de fragilité ou l'éclat de sa chevelure fauve auraient pu lui faire prendre, Isabelle Huppert n'a cessé de s'en écarter avec une force, une violence, qui n’ont rien d’accidentel, rien d’évident non plus.
Construit autour d’une personne dont on ne saura rien sinon par le prisme d'une caméra, ce que révèlent un jeu, un maquillage, soit un corps fantasmatique, une identité purement fictionnelle, un feuilletage, il s’agit d’un portrait gigogne dont le cœur se constitue angle mort. Mené par la négative, le portrait produit deux ensembles biographiques distincts : l’un, purement spéculatif, emprunte son matériau à un nombre restreint de rôles dont les anamnèses respectives semblent raconter une histoire et esquisser l'hypothèse d'une personne ; l’autre, peuplé de personnalités réelles, vivantes ou mortes, rassemble autour du point aveugle des noms tels que ceux de Marlène Dietrich (« un destin féminin que ne vient jamais tempérer le médiocre concept de bonheur »), Maurice Pialat (« une méthode qui cherche à rendre le cinéma secondaire, ou plutôt, oblige la mise en scène à advenir toujours couplée à une épiphanie »), Catherine Breillat (« la féminité comme une malédiction »), Adjani (l’autre Isabelle, la rivale), et Claude Chabrol (« à la recherche du texte endormi dans le corps de l’actrice »).
Derrière la volonté de vous exprimer, de vous intégrer à votre manière se trame toujours l’imminence d’un exil. Ce qui vous habite est incompréhensible, trop ardent, un élan qui ne se laisse pas traduire. — Murielle Joudet
Si Murielle Joudet semble dans un premier temps ne pas aller au-delà de ce qu’elle fait habituellement, à savoir donc, poser des mots sur des images, c’est qu’elle figure depuis ses débuts, récents, disons-le ici, elle n’a pas trente ans, parmi les écrivains capables en quelques lignes de transcender cet exercice en proposant des textes qui débordent amplement du territoire cinématographique et de ses paysages fictionnels pour, en fin de compte, en revenir à la vie, puisqu’il n’est jamais question que de cela au cinéma. Dès lors, la focale annexe le corps de l’actrice pour embrasser une zone d’intérêt plus large. Aucun cadre en effet, ni romanesque ni cinématographique, ne pourrait arrêter des héroïnes faites pour résister au monde ou tout au moins le fuir, le caractère intime et circonstancié de la révolte ne conduisant que mieux au fait politique. Et soudain l’icône, par un brusque sursaut de la chair, un refus, un mouvement de repli, se met à nous parler et elle nous parle de nous.
Page après page, film après film, en lieu et place du portrait de l’actrice, se profile un portrait de femme, un portrait dont l'élégance et la réserve de l'actrice viennent toutefois tempérer le caractère agité. Celui d'une femme prise à différents moments de sa vie, corps inscrit dans la trame des jours, document de son propre vieillissement, et aussi, celui d'une personnalité bâtarde car issue d’une addition de personnages. Nul doute qu’une anthologie différemment conduite aurait abouti au même résultat. Sur l’écran, le visage de cette femme qui porte le prénom d’Isabelle et en même temps celui de Pomme, de Violette, Charlotte, Nelly, Ella, Marie, Emma, etc., s’imprime avec la persuasion d’un destin, ou plutôt, d’un anti-destin – une aventure qui dans tous les cas trahit le jeu d’une volonté, d’une détermination – de celles qui signent une œuvre, mais en creux seulement.
À propos de Nathalie, le personnage joué par Isabelle Huppert dans L’Avenir (Mia Hansen-Løve, 2017), Murielle Joudet note qu’au fil du temps, l’actrice a peut-être fini par représenter, quoique sans le vouloir, une version déviante ou perverse du rôle traditionnellement dévolu aux femmes dans la vie comme au cinéma, étant parvenue, sans livrer la moindre clé sur ses propres positions sur le sujet, à projeter une contre-image de l’enfant, de la sœur, de l’épouse, de la mère. … faire ses cartons à tout moment, empoisonner son père, ne pas faire d’enfant ou en faire, être une épouse aussi dévouée que venimeuse ou alors détestable, rester vieille fille, se prostituer, attendre le prince charmant, se trouver un amant plus jeune, plus vieux, faire avorter les copines, ne penser qu’à soi, ne penser qu’aux autres, faire de son travail la source unique de son bonheur, tenter la vie, faire payer les hommes ou les inviter à nous détruire ; ou alors rien de tout ça. Les attitudes face à la combinaison mari-enfant-travail sont innombrables, c’est un exercice de transformisme qui, en tant qu’actrice, promet d’être illimité. Isabelle Huppert a fait régner le détachement : ce qui devrait la structurer, elle le rejette dans l’accessoire, contingences qui l’effleurent sans la déterminer (p. 202). C’est en vain qu’on cherchera dans la carrière de l’actrice le visage d’une sainte ou l’absolu d’un amour ; quelque chose de plus obscur comme « un goût pour le désastre et la catastrophe » conduira toujours ces figures de l’intelligence, de la grâce et de la rébellion à décevoir : ce sera une criminelle plutôt qu’une guerrière, une dentellière mutique, une mère indigne, une faiseuse d’anges vénale ; une Emma Bovary plutôt qu’une Adèle Hugo. À travers de tels destins la subversion se condamne à ne porter aucun message.
Le style est à lui seul une manière absolue de voir les choses. — Flaubert
Un personnage, c’est aussi une espèce de costume, c’est un style qu'Isabelle adopte pour chaque rôle. Dans cette façon de concevoir son métier, il n’y pas de perte, pas d’offrande de la chair, l’actrice n’a pas à s’abandonner, à se dérégler pour se fondre dans une autre, c’est le personnage qui, signifié par la panoplie de ses gestes, la précision de ses attitudes, par son verbe et ses silences, offre armes et bagages et cela suffit pour dessiner une forme à l’écran. L’avantage de cette méthode est qu’elle n’encombre pas le film d’émotions. Les émotions, c’est au spectateur de les fournir et au montage d'y veiller discrètement. Le personnage s’enfile comme un vêtement, c’est le costume sous le costume, on ne cherche pas à faire croire que c’est de la peau. Sa propre peau d'ailleurs, qui sait ce que c'est ? Le désavantage de cette méthode c’est que c’est toujours Isabelle Huppert qu’on voit à l’écran, le personnage n’apparaît qu’après coup, il faut du temps. L’image ne varie guère, celle d’une minceur extrême, un visage qui perd progressivement ses rondeurs, des traits qui s'aiguisent, des angles qui tressaillent, c’est un regard à la place des yeux ceux-ci ne se laissant pas scruter et une voix immédiatement identifiable elle aussi, un timbre peu amène, légèrement éraillé, ni féminin ni masculin, une androgynie vocale qui, au fil des années, va vers le grave.
Nullement naturaliste, ce n’est pas davantage un jeu qui se remet en scène. Son propos n’est pas de retourner l’illusion ou de la travailler comme un motif de théâtre, à tous les coups, l’illusion opère, le personnage-Huppert nous prend, nous étreint et voilà, tout ce qui lui arrive nous arrive, on tremble, on espère, on souffre, on part avec elle. Cette surimpression de l’actrice qui flotte à la surface du rôle, ce n’est pas du jeu intellectualisé. C’est du jeu absent. Une mécanique efficace : d’un côté un corps, un visage, une voix ; de l’autre un style, une manière d’être, une histoire, un script. L’addition des uns et des autres produit ce curieux hybride qu’est le personnage-Huppert, un corps intermédiaire toujours en porte-à-faux avec la réalité dans lequel il prend forme, qu’elle soit fictionnelle ou non.
On ne sait jamais qui on vient importuner avec son désir, quelle bête on vient réveiller. — Murielle Joudet
Ce flottement ouvre des espaces mélancoliques. C’est le sentiment d’irréalité que produisent ses airs absents, sa voix désaccordée, la maladresse de ses gestes. Les décalages de ce genre ont une poésie qui peut être comique étant d’ailleurs à la source du cinéma burlesque. Et l’actrice peut vouloir être drôle, faire rire, rallier un film pour cette raison-là. Pourtant, là encore, l’ambivalence pèse sur le rire et gâche toute tentative de légèreté. Dans Elle, le film de Verhoeven, sait-on si elle se moque ou si son apparente frivolité ne témoigne pas d’une perversion plus grande que celle de son agresseur ? Tout le monde connaît ce qui relie en profondeur comédie et tragédie, ces regards jumeaux portés sur une même réalité ; sans doute est-ce là une polarité nécessaire pour supporter nos propres émotions que de les réduire de moitié. Dans les traits énigmatiques d’Huppert où comédie et tragédie pactisent confusément se déploie, à deux pas de la folie, le paysage d’une liberté folle.
Dans son roman paru en 2017, Tiens ferme ta couronne, Yannick Haenel offre lui aussi un rôle à l’actrice, un rôle passif car complètement littéraire cette fois. Invente-t-il un personnage qui porte le nom d’Isabelle Huppert ? Sans doute, mais pas tout-à-fait, car le long monologue qu’il prête à l’actrice s’inspire de déclarations réelles. Qu’importe, en fin de compte l’essentiel n’est pas là. Ce que le geste de Yannick Haenel met en évidence n'est pour tout dire que le propre de la star, à savoir faire naître des fantasmes, l’imaginaire collectif n'en a jamais assez. Or ce qui, chez les people, occupe le terrain du réel, s'éloigne et s’embrume chez Isabelle Huppert. C'est que la toile d'où se découpent les personnages ne renvoie à rien d’autre qu’à la fiction elle-même, sa persona se déployant tel un labyrinthe de miroirs. Tout se passe comme si l’être du réel s’était perdu en cours de route ou que le métier de vivre avait rejoint celui de jouer.
Plus besoin de défaillir lorsque c’est la réalité qui recule d’elle-même, tombe en pâmoison. — Murielle Joudet
De son territoire de rêverie creusé à même la fiction remonte la trace d’une expérience immémoriale, d’un style révolu, de conflits anciens, d’un doute, d’une insatiabilité vague, spleenétique. Il se peut que cette danse des sept voiles qui ne dénude personne mette le monde (le spectateur) à distance. Elle force l’image à s’écraser contre cette autre somme d’illusions qu’est le réel n’en laissant subsister dans le grain de sa voix qu’une portion infime. Mais ce peu de choses-là, ce soupçon de réel qui persévère à travers son corps, ne trahit que son infinie capacité de renouvellement. Sur la nudité, sur l’élucidation du vivre, sur la vie même s'affirme alors la puissance érotique de la métamorphose.
Catherine De Poortere
* « Le monde, tel que nous le partageons et lui donnons sens, ne se découpe pas seulement en individus, en classes ou en groupes, mais aussi en «styles», qui sont autant de phrasés du vivre, animé de formes attirantes ou repoussantes, habitables ou inhabitables, c’est-à-dire de formes qualifiées : des formes qui comptent, investies de valeurs et de raisons d’y tenir, de s’y tenir, et aussi bien de les combattre. » Marielle Macé, Styles, NRF Essais, Gallimard, 2016.
Murielle JOUDET, Isabelle Huppert. Vivre ne nous regarde pas, Capricci, 2018 (lien)
Ci-dessous, une sélection des films d'Isabelle Huppert établie d'après mes propres préférences (notez que je suis très loin d'avoir parcouru la totalité de l'oeuvre).