Jacques Higelin, une parole itinérante
Interrogé
sur le point de départ de ses chansons dans leur processus d’écriture, Jacques Higelin
s’explique :
« C’est souvent la musique, la structure de la musique
et du rythme qui m’inspire les paroles. C’est assez rare que ce soient les
paroles sur lesquelles j’écrive de la musique, pratiquement c’est toujours la
musique. Et après, cette musique c’est comme un décor que je plante et dans
lequel je commence à voir des images, des visions, des choses vécues ou
imaginaires… Je vais raconter une histoire, souvent c’est juste une phrase.
Partant de cette phrase, de cet endroit, je peux finir la chanson longtemps
après en étant plus du tout au même point. Les mots m’entraînent bien au-delà
de ce que je pouvais imaginer. » (La Marche du siècle, FR3, 1991, archive
INA)
S’il s’exprime à travers une forme courte et bien structurée – la chanson couplet-refrain/quatre minutes –, Higelin n’hésite jamais à lui tordre le cou, à l’étirer bien au-delà de ce qu’on pourrait imaginer. De ses albums-live (Mogador, Casino de Paris, Bercy’86, Follow the Live), de ses passages sur les plateaux télés (Nascimo en 1982), on retient une liberté dans la tournure que prennent ses chansons dès qu’Higelin s’adresse à un public. Ses expériences de jeunesse dans le théâtre, son intérêt pour les musiques noires américaines et sa collaboration avec le percussionniste Areski ont sans doute joué un rôle important dans la construction de cette attitude.
Qu’il soit dans le registre festif, amoureux, militant… Higelin s’exprime d’abord par la musique ; elle est en lui physiquement. Même si son inspiration se nourrit d’un savoir, elle est avant tout corporelle. Higelin explore toute la palette du piano avec un geste ample et un touché percussif. Il théâtralise son jeu sur le clavier, en assume les erreurs. Les dérapages qu’il faut éviter en studio pour qu’un album tienne la route, Higelin les provoque et s’en sert dès qu’il est sur scène, comme le font certains pianistes de jazz et de blues. Il y a des traces d’Art Tatum et de Thelonious Monk dans son jeu. Cette prise de risque permanente rayonne sur le jeu collectif de ses groupes, en particuliers ceux des années 1980, de véritables « familles » comme celles de Sly Stone ou Fela Kuti. En témoignent les extrapolations musicales dans « Hold Tight » et « Je veux cette fille », sur À Mogador.
Si la musique dicte le reste, c’est peut-être parce qu’elle est moins explicite que le verbe. L’abstraction musicale ouvre plus directement la porte aux digressions que les mots – dont le sens premier amène une prudence un peu castratrice. Et pourtant Higelin se comporte de même avec eux, la plupart du temps sans savoir s’il retombera sur ses pattes. Le chanteur construit dans l’instant des tirades et envolées lyriques souvent casse-gueule, comme pour rendre à ses textes écrits leur vitalité première. Le Concert au Casino de Paris en 1983 en donne de très bons exemples avec ses « Transitions » et « Monologues ».
La musique comme point de départ et la nature digressive de l’écriture d’Higelin peuvent aussi se manifester de manière plus fine. La chanson « Le Parc Montsouris » (album Tombé du ciel) donne à entendre cela sur un terrain plus délicat. Dans les versions concerts de ce morceau écrit en hommage à son père, Higelin commence par un chant en onomatopées avant d’en exposer le texte, illustration de ce processus d’écriture par lequel la musique originelle libère le verbe. Cette promenade bucolique entre souvenirs et rencontres quotidiennes dans un lieu public, Higelin lui donne la forme d’une valse et les inflexions d’un blues. Pourtant la musique de cette chanson ne cesse de rebondir, de retarder sa conclusion, d’ouvrir de nouvelles séquences harmoniques comme pour accompagner les cheminements de l’esprit évoqués par Higelin dans le texte. Consciemment ou pas, le chanteur synthétise ici les sources d’inspirations noire-américaines (le blues), européennes (les « valses autrichiennes ») et plus directement françaises (la chanson réaliste) qui constituent ses racines.
Reste à préciser que si les chansons d’Higelin – et leurs interprétations publiques – incarnent une pratique des étirements, dérapages et détours en tous genres, c’est aussi à l’échelle temporelle de ses concerts que le chanteur explose le cadre. Là encore, on retrouve une filiation avec les grandes figures du funk ou de l’afro beat. Dans les années 1990, après le cinquième rappel d’une prestation live, alors qu’une partie de l’auditoire entonnait « poil dans la main, et payé à rien foutre… », Jacquot revint parler à ce public maladroit et souligna avec beaucoup d’humilité : « T’en connais beaucoup des chanteurs d’ici qui font des concerts de trois heures ? » avant d’en prendre congé sur une note positive.
Aujourd’hui, Higelin n’est plus. Son départ ritualisé restera dans les mémoires : sur l’air d’ « Irradié », le corps de l’artiste mis en bière opère un dernier tour de piste au Cirque D’Hiver de Paris. Ce geste splendide incarne la philosophie de Jacques Higelin. Il nous en montre une dernière fois la poétique, Stick together ! Restez, restez ensemble !
Hugues Warin
photo du bandeau : pochette arrière de l'album Irradié (EMI, 1978)
Jacques Higelin, deuxième en partant de la droite.
Playlist
« Cigarette »
(album BBH75)
« Irradié »
(album Irradié)
« Aujourd’hui
la crise » (album Alertez les bébés)
« Banlieue Boogie Blues »
(album No Man’s Land)
« Cayenne
c’est fini » (album Champagne pour
tout le monde)
« Ci-gît
une star » (album Caviar pour les autres)
« Hold Tight » (album Higelin à Mogador)
« Nascimo »
(album Higelin 82)
« Encore
une journée de foutue » (album Casino
de Paris)
« Fiche
anthropométrique » (album Aï)
« Chanson »
(album Tombé du ciel)
« Le
Parc Montsouris » (album Tombé du
ciel)