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Jan Bucquoy cinéaste | Interview longue [1/2]

Jan Bucquoy à Durbuy - photo André Moons
Scénariste de bande dessinée, agitateur culturel, tête pensante et homme à tout faire de lieux culturels singuliers (le café bruxellois Dolle Mol, les Musées du slip et de la femme), assaillant régulier du Palais royal, etc. On en oublierait presque que Jan Bucquoy (° 1945) est aussi cinéaste. L’an dernier, 'Tout va bien !' un documentaire de Stefan Thibeau lui était consacré dans la série « Cinéastes d’aujourd’hui ». Début 2022, 'La Dernière tentation des Belges' sortait en salles et une rétrospective lui était consacrée à la Cinémathèque. De quoi discuter avec lui dans un de ses « stamcafés », la Brasserie de l’Union à Saint-Gilles !

Sommaire

De la BD au cinéma

Jan Bucquoy et Jacques Santi : "Camp de réforme B" (éditions Michel Deligne)

- Philippe Delvosalle (PointCulture) : Personnellement, je t’ai d’abord connu au début des années 1980 comme scénariste d’une série de bandes dessinées (Camp de réforme B, Au Dolle Mol, Retour au Pays noir, etc.) souvent chez l’éditeur Michel Deligne et que j’avais découverte, je crois grâce à un article dans l’hebdomadaire Pour… Je me demandais comment, en venant de la BD mais aussi d’expériences dans le champ du théâtre, tu avais franchi le cap – presque quinquagénaire, en 1994 – pour réaliser ton premier long métrage La Vie sexuelle des Belges?

- Jan Bucquoy : La BD était très populaire et c’était plus facile d’en faire alors que le cinéma c’était quand même une grosse machinerie. Côté cinéma, j’avais suivi un certain temps les cours à l’Insas, mais je n’avais pas terminé le cursus. Je réalisais des films en Super 8 mais faire des longs métrages semblait compliqué en Belgique dans les années 1960-1970.

Il y avait des écoles de cinéma mais ceux qui en sortaient finissaient souvent dans un bureau à la RTB ! [rires] Alors que dans la BD, la survie était plus facile, il y avait les albums, et les magazines. C’était avant l’apparition des VHS et une partie des gens qui n’avaient pas envie de lire des gros bouquins achetaient entre autres des BD. Pour moi, ça a été une occasion de raconter des histoires en images – et d’en vivre ! Au même moment, le cinéma belge c’était André Delvaux. Ça paraissait compliqué ! — Jan Bucquoy

- Il y avait peut-être quand même des gens comme Robbe De Hert, non ?

- Oui, il y avait un collectif de cinéastes intéressants à Anvers plutôt lié au Rits, l’école flamande de cinéma à Bruxelles. Guido Henderickx aussi... Mais le cinéma belge n’existait pas vraiment.

- J’ai appris récemment en voyant le documentaire Tout va bien ! de Stefan Thibeau qu’il y a un lien assez clair entre une BD que je ne connaissais pas – justement intitulée Tout va bien – et La Vie sexuelle des Belges. On y retrouve la même matière autobiographique et parfois presque le même découpage.

Vidon et Bucquoy : BD "Tout va bien" (éditions Magic Strip)

Vidon et Bucquoy : BD "Tout va bien" (éditions Magic Strip)

- Oui, c’est vrai. C’était une sorte de roman graphique avant la lettre sur moi, mon arrivée à Bruxelles, etc. Fin des années 1980, je m’étais dit que ça pourrait constituer une bonne base pour un film mais je n’ai pas réussi à faire passer l’idée dans les commissions d’aide au cinéma. À l’époque, les commissions n’étaient pas très structurées, quelques personnes décidaient. Dans mon cas, c’était Philippe Reynaert. J’avais envoyé la BD et un synopsis et ils avaient estimé que ce n’était pas suffisant. Suite à ce refus, j’ai un peu laissé tomber puis, un peu plus tard, j’ai rencontré Francis De Smet qui avait un peu d’argent.

On avait un budget d’environ 900.000 francs belges / 25.000 €. On est partis sur cette base, sur un tournage en 16mm… Des débutants, entre autre en production, nous ont rejoints et ce film s’est fait un peu miraculeusement, sans aucune aide publique. Mais le film fini a été sélectionné dans un festival important (Locarno) et cet argent-là nous a permis de payer les gens, de partager cette somme. — J. B.

Quand le film est sorti, on l’a montré à l’ancien cinéma Aventure, chez Hubert Sacré. Et c’est là que la directrice de l’UGC l’a découvert et a décidé de le programmer, puis finalement on s’est aussi retrouvés au Kinepolis. Via un petit agent international, Brussels AV, le film a aussi été présenté à Berlin et a fait le tour du monde ! ça a été une grosse surprise pour nous.

- Si Philippe Reynaert et la commission du cinéma de la fin des années 1980 n’ont pas vu qu’il y avait dans cette BD la matière à en faire un film, aujourd’hui, dans le documentaire de Stefan Thibeau, le chef-opérateur Michel Baudour voit le lien entre ces deux manières de raconter une histoire en images, voit le découpage presque cinématographique déjà présent dans la bande dessinée...

On peut dire que ma façon de filmer ressemble à ma manière de structurer un scénario en images. Je filme beaucoup en champ/contrechamp dans l’axe comme les cinéastes japonais, comme Ozu par exemple dont on découvrait les films à la Cinémathèque. L’important, c’est l’image et ce qui se dit dans l’image, plus que des grands mouvements de caméra qui masquent souvent le fait qu’on n’a pas grand-chose à dire. On pose la caméra et il se passe des choses dans le cadre. Il ne faut presque pas bouger le cadre. C’est un style un peu « anti-cinéma » ou qui va à l’encontre d’une partie de la tradition du cinéma. Je ne voulais pas non plus proposer de longs plans artistiques où il ne se passe presque rien comme chez Tarkovski. Je voulais proposer un cinéma populaire mais qui ait un style. Et ce style est venu effectivement de la BD.

Bouée de sauvetage

Jan_Bucquoy_La_Vie_sexuelle_des_Belges__livre

Jan Bucquoy "La Vie sexuelle des Belges"

- Il y a beaucoup de livres dans tes films. Tant des livres inspirants pour toi – de Guy Debord, de Karl Marx, de Lucien Israël, de Marcel Proust, d’Alexandre Dumas, de Guido Gezelle… – que des livres moqués comme ceux de la reine Fabiola ou de Pierre Mertens…

Pour moi, les livres ont été comme une bouée de sauvetage. Je viens d’un milieu très populaire en Flandre, à Harelbeke. Tous les habitants de la ville sont dans le bâtiment. À quatorze ans on allait sur les chantiers. Pendant les vacances, petits, on aidait à maçonner. Le samedi, ces gars du bâtiment allaient boire. Il y avait plein de cafés dans la ville, avec un côté Fellini : des femmes saoules, des bagarres, etc. Un côté laid, bête et méchant. Je me disais qu’il devait bien y avoir autre chose que ça dans la vie. À douze ans, on m’a mis dans une école à Mouscron et le livre comme l’apprentissage du français m’ont donné accès à autre chose.

À la bibliothèque de Courtrai, il y avait une section de livres en français. J’ai décidé de tout lire en commençant à la lettre A. Puis, j’ai lu des livres par rebonds, par références : par exemple quand j’ai lu Lawrence Durrell j’ai vu qu’il parlait de 'La Crucifxion en rose' de Henry Miller, etc. Petit-à-petit, je me suis fait ma bibliothèque à moi. Je partais tous les samedis de la bibliothèque avec une dizaine de livres. — J. B.

Ça a été une échappatoire, ça m’a formé par rapport à un milieu qui ne lisait pas – à part Het Laatste Nieuws. Je me suis aussi rendu compte qu’il y avait peu de censure dans les livres, que la censure s’effectuait plutôt dans le monde de l’image. Très jeune, j’ai découvert un monde incroyable. Mes deux premiers livres en français c’était Jacquou le Croquant d’Eugène Le Roy et Le Mythe de Sisyphe de Camus qui me posait tout de suite la question de savoir si la vie valait la peine d’être vécue. À douze ans je me posais aussi cette question mais autour de moi on me regardait en se demandant « s’il était fou, ce petit » et de quoi je causais… Dans ma famille, même si la Flandre était très catholique, on ne croyait pas en Dieu. Mon père cotait communiste, ma mère était libérale (une libérale de l’époque, liée à la liberté de penser, à la non-croyance en Dieu dans une Flandre très croyante). Comme la lecture a été tellement importante pour moi, je mets plein de livres dans mes films ! C’est de la propagande : il faut lire !

L’Astrid, le Majestic, le Musée du cinéma, Le Cinéclub de minuit

- Il y a aussi beaucoup de films d’autres cinéastes cités dans tes films : Johnny Guitar de Nicholas Ray dans La Vie sexuelle des Belges, La Vie est à nous de Jean Renoir dans La Fermeture de l’Usine Renault à Vilvorde, une affiche d’Adieu Philippine de Jacques Rozier dans La Jouissance des hystériques, etc. Comment les films vus au cinéma t’ont-ils formé ? Est-ce que ça a commencé dans les cinémas de quartier de ta ville ?

Il y avait quatre cinémas à Harelbeke. L’ancien cinéma Astrid que j’ai repris, mais « en sauvage » pendant deux ans il y a quelques années, appartenait à ma famille. Les anciens propriétaires du Majestic ont décidé, à une époque où les gens n’allaient plus au cinéma, d’ouvrir un Pentascoop à Courtrai. Les gens les prenaient pour des fous mais ils ont fini par construire dans le monde entier des salles du groupe Kinepolis. Mais bon, c’est le versant le plus commercial du cinéma, ce sont des vendeurs de pop-corn ! Mais c’est une famille qui est liée à la mienne, les tapis Lannoo, le milieu du bâtiment, etc.

Pour revenir à moi, je pense que dès l’âge de deux ans, j’allais au cinéma. On m’asseyait entre les cuisses de ma tante. Plus tard, j’y allais quatre fois par semaine et c’était toujours une double séance : un western puis un autre film, un drame italien ou autre. Plus tard, à la télévision il y a eu des émissions de cinéma comme 'Le Cinéclub de minuit' ou 'La Séquence du spectateur'. Tout ça m’a formé. — J. B.
Jan_Bucquoy_La_Vie_sexuelle_des_Belges_Jan_et_sa_tante_au_cinema

Jan Bucquoy : "La Vie sexuelle des Belges" : Jan et sa tante au cinéma

- Et à Bruxelles ?

Je me suis inscrit à l’Insas et on était tout le temps fourrés à la Cinémathèque. Il y avait encore des projections à 11h00 du matin dans les salles à l’époque. Du coup, on voyait parfois quatre films par jour ! On s’est formés somme ça. Il y avait aussi Hadelin Trinon, un prof de l’Insas qui donnait un très chouette cours au Musée du cinéma. Delvaux faisait chier mais Trinon était bon ! Au départ, l’Insas ça devait être un atelier de cinéma. Puis il y a eu un directeur, Raymond Ravar, qui a voulu qu’au bout du cursus il y ait un diplôme universitaire, ce qui a fait qu’on a toute une série de cours hors cinéma comme de la psychologie, de l’anglais, etc.

Quand Paul Meyer et Henri Storck avaient fondé l’Insas, ils considéraient l’école comme un lieu d’ateliers, c’était plus pratique et plus social comme approche. Quand je me suis inscrit, je me disais que j’allais faire du cinéma, des films, mais je me suis retrouvé dans un système universitaire où tu fais un court métrage au bout de quatre ans !

Par contre, après avoir quitté l’Insas, je me suis retrouvé prof dans le système français de l’Éducation continue (lié à l’origine au Parti communiste et à la CGT). Des travailleurs pouvaient avoir des crédits pour suivre des formations, dont une formation en cinéma et là, en six semaines, on faisait un film ! Tout ce qui prenait quatre ans à l’Insas on le faisait en un mois et demi là-bas ! J’y ai appris que le cinéma pouvait être simple. — J. B.

En parallèle on a inventé des caméras plus légères que la grosse caméra Mitchell. Godard a beaucoup travaillé là-dessus : des caméras qui permettent de filmer les gens, la vie... Il y une scène dans un de ses films où il met sa caméra dans un café normal, avec des clients qui se parlent. Et il garde tout ça dans le plan et dans le film. Il y a eu une série de « cinéastes de la liberté » du côté de la Nouvelle vague ou du cinéma italien par exemple – et parfois même du cinéma américain. On sentait qu’on y voyait de vrais gens à l’écran, que ce n’était pas un truc figé. Des exemples qui m’ont fait me dire que ça pouvait presque être aussi libre que de faire une BD ! [rires] Pas tout à fait, parce qu’ensuite il y a quand même toujours la distribution ou la censure qui entre en jeu. Les commissions, moi j’appelle ça les « comités de censure » : en Union soviétique il fallait mettre dans les films des fermières qui dépassent les quotas de production ; ici pour que ton projet passe il faut insérer des ingrédients humanistes dans le scénario. Par contre, ici dès qu’ils voient mon nom, ils savent que ça va être hors de contrôle. La liberté, c’est un handicap, un prix à payer.

- En même temps, si comme toi, un cinéaste persévère, tient bon, cela peut devenir sa marque de fabrique.

Je suis un peu comme Buren qui toute sa vie a fait des lignes ! [rires]

La Taupe folle

- Tu viens de parler d’un café chez Godard, nous sommes dans un café pour cet entretien. Je voulais te parler du café particulièrement important pour toi : le Dolle Mol…

Jan Bucquoy - Dolle Mol - BD et film

Le Dolle Mol dans la BD 'Tout va bien' et dans le film 'La Vie sexuelle des Belges'

Les cafés, c’est la vie aussi. Ce sont des lieux où les gens se rencontrent. On l’a vu avec le Covid : si on ferme les cafés, on meurt ! Pour moi le Dolle Mol, c’était à la fois un lieu de survie parce que j’ai pas mal vécu là-bas, au-dessus du café et un lieu où on pouvait faire plein de choses.

- Un espace d’expérimentation ?

Oui, de petites pièces de théâtre. Dans les habitués, il y avait aussi plein de gens du milieu de la littérature ou qui un jour feraient un film. Souvent, ce qu’ils ont raconté pendant vingt ans du film qu’ils voulaient faire était plus intéressant que le film réel le jour où ils le réalisaient. C’était aussi un lieu de liberté. Le monde a changé, Bruxelles aussi. À l’époque, on ne payait pas de TVA, on était hors contrôle... Des gens d’extrême gauche et d’extrême droite y venaient, s’y côtoyaient. La parole était libre.

Interview : Philippe Delvosalle, Saint-Gilles janvier 2022
photo de bannière : Jan Bucquoy à Durbuy - photo (c) André Moons

Deuxième et dernier volet de l'entretien :


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