Jean-Marie Mahieu à La Fabrique de théâtre : le dire vrai d’un artiste
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Après son exposition hommage dans le cadre de Mons 2015, Jean-Marie Mahieu, aujourd’hui passé septante ans, pensait ne plus jamais exposer. Ce qui se présente aujourd’hui à La Fabrique de théâtre ne constitue pas un revirement. C’est autre chose qu’une exposition ordinaire.
C’est une continuation sous une autre forme de ce qui, via la création artistique, a construit un parcours dans un paysage, dans un territoire. Il présente des objets qui résultent de l’exercice quotidien de tout ce qui a toujours nourri ses expériences artistiques, reliant esprit et corps, concept et imaginaire, traits d’union et de collage entre le plus proche – cette main, ce bout de bois, cette couleur, ce pinceau, cette photo, ce fil de fer, ce bouton – et le plus lointain d’où viennent cette main, ce bout de bois, cette couleur, ce pinceau, cette photo, l’origine de ces choses, souvent objets échoués en provenance d’autres vies, qui se mettent à fonctionner ensemble incluant la multitude de faits et d’intermédiaires qui les façonnent en cette main et nulle autre, en un instant précis et nul autre… C’est le résultat presque non recherché de ce qui se noue au cœur de tous ces gestes, le processus onirique en train de se poursuivre, se transformer, étendre sa galaxie de formes conjuguées, essayées.
Pour saisir cela, ce qui travaille dans le terril de toutes ces impressions, terril toujours en combustion, toujours en métamorphose, pour l’exprimer au mieux, l’artiste développe une gestuelle, mentale et corporelle.
C’est une pratique d’atelier. Soit un espace de
travail où les élaborations intérieures, infinies, remettant sans cesse en
question ce qui borne les territoires familiers – la borne active séparation et
"inséparation" –, s’engagent dans les processus de fabrication à l’échelle
humaine, en vrai, sans but précis,
dégagé de l’obligation d’alimenter l’économie de l’art. Tout s’assemble ici comme
respire l’artiste. Sans chercher à projeter au dehors, de la manière la plus
pure, ce qui cristallise à l’intérieur. Au contraire, cherchant le mélange
entre dedans et dehors. C’est un atelier ouvert, dans ce lieu culturel
singulier qu’est La Fabrique de théâtre, avec son personnel affairé à ses
tâches diverses, son programme, ses activités, son histoire, ses propres
pulsations qui, de près ou de loin, interagissent avec l’artiste hébergé. C’est
une salle de projection aussi où l’artiste rapporte les ombres, les formes, les
silhouettes, les vestiges, les marques, les sons, les architectures éphémères
ou intemporelles, naturelles ou industrielles qu’il croise, étudie, photographie
au fil de ses promenades dans le Borinage. Un Borinage qu’il décrit volontiers comme
un labyrinthe qu’il n’est toujours pas fatigué d’arpenter. Cet homme raconte un
labyrinthe inépuisable et un laboratoire nomade – nomade à l’échelle de son
périmètre vital et de sa liberté mentale -, il rumine, transforme, développe
les impressions ramenées, collectées lors de ces déambulations ou processions
expérimentales. Il n’exploite pas quelques impressions récentes, apparences nouvelles.
Mais des impressions accumulées, sédimentées depuis près de septante ans et
qui, forcément, se croisent, bifurquent en elles-mêmes, se répètent, se
recouvrent, se creusent mutuellement, s’entretissent, s’interrogent…
Et, pour saisir cela, ce qui travaille dans le
terril de toutes ces impressions, terril toujours en combustion, toujours en
métamorphose, pour l’exprimer au mieux, l’artiste développe une gestuelle,
mentale et corporelle. Plutôt, le terril, le labyrinthe de rues et galeries lui
ont transmis une gestuelle qui sont devenues techniques artistiques et
narratives. Ce sont des gestes qui naissent, des gestes porteurs d’une
attention et d’une histoire qui ont effacé leurs commencements. Ils ressemblent
au premier geste posé par Jean-Marie Mahieu en tant qu’artiste – pas besoin de
savoir ce qu’il fut -, et ont chaque fois permis d’exprimer quelque chose et de cristalliser une
part d’inexprimable. Autant de points luminescents dispersés à la manière d’un
Petit Poucet. Après une telle obstination de plusieurs décennies (plus de
cinquante ans), ils ont acquis une telle patine, un tel halo d’inexprimable que
le moindre de leur mouvement soulève un discours muet sur les choses, qui ne
ressemble à rien d’autre, qui se trouve réintégré aux choses et aux faits du
territoire exploré, qui illumine indirectement ce qu’aucune mémoire ne peut
raconter, ce que même toutes les mémoires individuelles mises bout à bout ne
pourraient raconter, qui n’est même pas vraiment révéler dans les derniers
bricolages de Mahieu, mais qui y plane, y infuse. C’est l’âme qui se dégage de
cet ensemble de ce que l’on peut prendre pour un ensemble de maisons, un
quartier résidentiel, quelque part, probablement au centre du labyrinthe
Borinage, d’où partent et convergent tous les trajets que l’artiste a tracé
dans ces chemins, sentes, routes, terrains vagues, escaliers.
Espace fantasmé autant que réel. Échouage fantastique de bicoques, on les dirait aussi légères que si elles était assemblées de bois flottés, sculptés par les vagues, les profondeurs océaniques. Cette âme ne pouvait se dégager que par la vertu du bricolage, la discipline du bricolage, parce que ces assemblages, ces colloques d’objets, ces agoras de flux hétérogènes agrégés, ces forces agglutinées comme provisoirement et aux airs de mirages sont des « tout » riches en jointures, en interstices qui laissent fuiter leur spiritualité brute et subtile, céleste, terrestre, populaire. C’est l’artiste qui a capté, canalisé et donné forme aux forces qu’il sentait sourdre de la matière et des objets, répondant à une image interne, suscitant une émotion organique, excité par une bribe d’archive, la trace recueillie, spectrale, d’un autre habitant du labyrinthe. Mais les connivences, les compagnonnages sont multidirectionnels, l’inter-connectivité avec ce qui peuple l’environnement, l’atelier, le Borinage, est constante. Les mains à la pâte, réelles ou virtuelles, sont multiples. Ainsi, les menuisiers qui construisent des éléments de mise en scène pour un spectacle, lui cèdent des chutes de bois qui lui parlent, ou conseillent et prêtent les outils pour transformer un matériau, lui donner une forme voulue.
Le terril, le labyrinthe de rues et galeries lui ont transmis des ressentis qui sont devenus techniques artistiques et narratives. Ce sont des gestes qui naissent, des gestes porteurs d’une attention et d’une histoire qui ont effacé leurs commencements.
Ce quartier résidentiel rayonne sur un vaste plateau en altitude. Familier et étrange, il évoque aussi d’autres ensembles construits. Par exemple certains grands cimetières dont on parcourt les allées en ayant l’impression de se promener entre des allées de maisons. À l’intérieur de ces dernières demeures, grandiloquentes, désuètes, kitsch, les morts finissent toujours par ne plus être là. Dans son introduction, Valérie Cordy parlera de cénotaphes. De sépultures érigées pour des morts abstraits, absents, dont les dépouilles n’ont pas été retrouvées, par exemple des marins disparus en mer. On parle parfois alors de sépultures imaginaires où vient séjourner la part immatérielle de l’être plutôt que la dépouille organique, dégradable. Les maisons de Jean-Marie Mahieu ont cette dimension de monument funéraire, d’installations commémoratives. Je ne veux pas dire tristes et en deuil, mais comme tout habitat, dressées entre mort et vie, vie et mort, actives et mélancoliques.L’habitat du Borinage, déterminé par une ère industrielle où il fallait construire vite, pas cher, pas loin des charbonnages, est uniforme à l’instar des corons, des maisons de rangées, toutes sur le même moule, architecture sociale indifférenciée. — Pierre Hemptinne
Une uniformisation qui renvoie un peu au panoptique de Bentham comme si, organiser un modèle de logement aligné, concentré et anonyme, permettait de mieux surveiller une population. Puis, de l’intérieur, au fil des ans et des générations, ces maisons se différencient, dérivent sur place. Elles se multiplient aussi avec des penchants anarchiques, en contrariant la volonté d’organiser géométriquement l’implantation des vies, en glissant vers le bordel-labyrinthe. Ce sont des édifices personnels qui font oublier, par les usages singuliers que les habitants y développent, la structure "normalisante" décrétée par l’urbanisation d’inspiration carcérale. Des monuments de plus en plus personnels, idiosyncrasiques, nourris des mémoires individuelles et collectives qui s’y nouent et dénouent à l’intérieur, au fil des générations, suivies ou interrompues, harmonieuses ou heurtées. Ces maisons vivent et vibrent d’être le théâtre des affrontements entre poussées vers l’épanouissement personnel, terrestre et épicurien, et enfermement dans un travail abrutissant ou une inactivité destructrice. Surtout, ce sont des abris qui conservent quelque chose d’aléatoire, de fragile, ils gardent un air de famille avec les cabanes, ces lieux de fortune, construits de bric et de broc, ou institués dans les ruines d’un cabanon, d’une grange, où l’on cherche à sortir du temps, entrer en retraite, se donner du champs pour rêvasser, lire, échafauder des plans sur la comète. La « cabane à soi » comme extension cosmogonique de la « chambre à soi » (un thème étudié en profondeur par Jean-Marie Mahieu) Du coup, les façades de ces maisons, ce qu’elles laissent deviner de leur structure intérieure – probablement une réplique personnalisée, sans fin, à fonds perdus, du labyrinthe-Borinage -, sont bien les pièces du puzzle d’une mémoire collective atomisée, tapie, toujours en attente d’être rassemblée, reconstituée, mais aussi et surtout, pavoisée d’éléments prosaïques, ils sont chargés de l’immémorial collectif.
[L'immémorial est] le temps irrémédiablement perdu, un temps qui a eu lieu et dont l’avoir-eu-lieu persiste peut-être quelque part, peut-être nulle part – en tout cas n’y avons-nous nul accès. Les membres d’un collectif doivent trouver à se rapporter à l’immémorial comme à ce qui importe au moins autant que les dispositions acquises sédimentées qui permettent la dynamique de l’enveloppe commune. L’essentiel de la mémoire collective se joue à l’endroit où elle est proprement amnésique, sans souvenirs, et où elle continue à indiquer non seulement l’oublié, mais l’effacé, ce qui est absolument hors de nous. — Bernard Aspe, "Les Fibres du temps", Éditions Nous, page 111
Perchée sur une pyramide, une maisonnette martienne, voyageuse du temps, murs manuscrits et pignon vermeil, antennes vibratiles terminées par des perles oculaires sondant les moindres recoins interstellaires
Pour construire ces maisons bricolées, Jean-Marie Mahieu ajoute aux bois travaillés et mutés, le reliquat du ressac des vies qui se sont débattues, épousées, transcendées ou rompues dans le Borinage. Quand les maisons sont vidées et que s’éparpillent leur somme de souvenirs dans la circulation des biens alternatifs. Meubles, objets, photos encadrées, albums, négatifs, vêtements, breloques, livres, cette chair de vie cultivée entre les murs se retrouve dans les brocantes, les marchés aux puces. Tout ce qui atteste d’existences disparues et leur donnent parfois un visage, permet d’identifier des « types » de femmes, d’hommes, des allures, des dégaines, des costumes, des modes, tout ça qui construisait l’atmosphère sociale des lieux, l’esthétique des endroits de convergences, de réunions, églises, Maisons du peuple, bistrots, rues, épiceries, courtils mitoyens. Ces vestiges dotent d’identités éparses ce qui a disparu, permet de se représenter des bouts de vie, des généalogies, des strates temporelles, des itinéraires, mais cerne surtout ce qui a disparu irrémédiablement et la manière inénarrable dont ça persiste, en commun. Les chapelets d’objets attestent de points de vie précis, ancrés là et nulle part ailleurs, ensuite évanouis et se retrouvant éperdus sur un étal à tout vent, attendant le regard qui va s’accrocher, ces résurgences attestent du tissage bricolé, du tracé chimérique que chacun et chacune tente de rassembler au fil de ses jours, solitaires ou partagés, sédentaires ou nomades à l’intérieur d’un territoire où ils se promènent en croisant d’autres êtres. Ces objets de mémoire jaillissent du corps des logis comme autant d’antennes diffusant des signaux singuliers égarés et nourrissant un temps collectif, plus large.
Des excroissances sensorielles. Ils sont agrégés dans les bricolages de Mahieu où ils trouvent une paradoxale permanence, posthume. Ils font signe depuis ce « nulle part », cet « avoir-eu-lieu » inaccessible, pourtant essentiel. Les maisons de rangées sont tapissées, à l’extérieur, de cartes topographiques, système nerveux et réseau lymphatique des territoires, imprimés à même leurs murs, affichant les lieux dits qui façonnent l’imaginaire, « Carrefour de la mort », « Coron de l’amour », « La Crachoulette », Là-Dessous », « Fosse N°12 dite Noirchain ». Des pans de murs en peaux reptiliennes, en tissu damassé, en arborescences marbrées, luisantes. D’autres maisons de rangées sont découpées, individualisées, réorganisées comme des éléments de presses-livres et enserrent entre leurs volumes les strates figées de vies énigmatiques, agendas d’où débordent des billets, des lettres, des carnets de notes, livrets de mariage, journaux intimes, missels, feuilletés de photos de famille, portraits endimanchés. Certaines de ces pièces à conviction ont été embaumées, trempées dans l’or. Le toit d’une bâtisse élevée s’avère un cahier cartonné d’où ruissellent deux rubans colorés, signets désœuvrés, d’où débordent des photos, des feuillets volants, jaunis, des secrets, des confidences. Évidemment, des fils de fer jaillissent des murs et les lestent de gemmes anthracites, morceaux de houille. Pendeloques tirées des entrailles terrestres, d’où l’on vient. Certaines de ces roches sombres ont été transmuées en pépite d’or et trône à l’entrée d’un cabanon ligne clair. Les silhouettes de maisons, hybrides, s’inspirent aussi des constructions industrielles, profils de hangars, laminoirs, châssis à molette transformés en sorte d’obélisques modernes, design épuré de phalanstères ou cubes tout en longueur, aveugles, froid, moulage stylé des galeries souterraines qui constituaient la demeure principale de beaucoup de vies, ici. Leurs intrications évoquent la culture des dépendances prolifiques, des cagibis et cabanons bichonnés. De plusieurs logis s’échappent des vibrisses irrégulières portant à leur extrémité un bouton clinquant, argenté ou nacré, monnaies de singes, signalant que les existences incubées et forgées là-dedans, à partir de ces maisons, s’inventaient leurs propres valeurs, leur propre système d’échange, toujours à la recherche d’une économie du bonheur. Perchée sur une pyramide, une maisonnette martienne, voyageuse du temps, murs manuscrits et pignon vermeil, antennes vibratiles terminées par des perles oculaires sondant les moindres recoins interstellaires.
Ce sont des abris qui conservent quelque chose d’aléatoire, de fragile, ils gardent un air de famille avec les cabanes, ces lieux de fortune, construits de bric et de broc, ou institués dans les ruines d’un cabanon, d’une grange, où l’on cherche à sortir du temps, entrer en retraite, se donner du champs pour rêvasser, lire, échafauder des plans sur la comète.
Ces maisons imaginaires attestent des multiples formes d’enracinements eux-aussi bricolés, au jour le jour, avec les moyens du bord. Elles racontent les milles et une manières de prendre possession, malgré tout, d’un bout de terre, d’un volume, d’un chez soi. Poésie de tous et toutes. Néanmoins, de ce que contiennent ou ont contenu ces formes, ces murs, ces tuiles, ces objets de mémoire, rien ne reste, rien n’est fixe, quelque chose ne cesse de passer, de déborder des maisons, de suinter et changer, s’échapper, retourner au rien, s’échanger, migrer sur place, ester immigré.
Personne sur terre n’a une maison : non seulement nous n’avons pas de possession, des choses qui nous appartiennent par nature ou par généalogie, et tout doit être négocié, fait et refait sans cesse ; mais surtout, personne sur terre ne vit dans son corps comme dans sa maison : la relation à soi n’est jamais naturelle, spontanée, ni définitive. Nous ne cessons de changer de maison, d’occuper la vie et le corps des autres. Nous ne cessons de devenir la maison et le corps des autres. Personne n’est jamais chez soi. Personne dans ce monde ne suit les usages de la maison. — Emanuele Coccia, "Hors de la maison. De l’alimentation ou de la métaphysique de la réincarnation"
Une métamorphose constante des formes de vie que parvient à saisir, sur le vif, les gestes de l’artiste dans son atelier et ailleurs (dans le labyrinthe, sur le marché aux puces, dans les archives à ciel ouvert), parce qu’il en est devenu dans sa chair, le sismographe, à force d’en épouser le labyrinthe et le témoin de tout ce qui se transvase de maison en maison, ses bricolages formalisant des états successifs, changeant, évolutifs, jamais stables, toujours modifiés par de nouveaux influx intérieurs et extérieurs, à vrai dire.
texte et photographies :
Pierre Hemptinne
Jean-Marie Mahieu : À vrai dire
Jusque fin décembre 2018
La Fabrique de théâtre
128, rue de l'Industrie
7080 La Bouverie