Johan Leman (Migratie Museum Migration) : "Le traumatisme comme trait distinctif"
Sommaire
Ce qui caractérise une approche anthropologique est que l’auteur cherche à se mettre dans la perspective, intellectuelle et émotionnelle, de la personne dont il cherche à expliquer le parcours.
Depuis 1974, j’ai toujours étudié des migrations régulières, mais j’ai aussi rencontré beaucoup de demandeurs d’asile et, pendant trois années, j’ai vécu avec des réfugiés. Comme anthropologue, je réfléchis – et cela peut être dû à mon focus habituel sur l’immigration régulière – à partir de schémas tels que je les découvre dans la plupart des migrations de tout genre. Ceci ne veut pas dire que je ne vois pas de différences entre les dynamiques de migrations de travailleurs d’un côté et de l’autre côté les parcours ou les motifs de demandeurs d’asile, mais il y a aussi des ressemblances, et je veux partir de cela, pour voir ensuite ce qui les différencie.
Cela dit, tout comme pour les migrations régulières, n’oublions pas qu’on ne peut jamais réduire des processus humains à des catégories et des mécanismes aveugles. Il y a toujours aussi une « agency » personnelle et familiale, disons : une histoire personnelle.
Les mécanismes communs dans la plupart des déplacements
Dans la plupart des déplacements de personnes, il y a 4 règles :
1- Il faut se sentir fortement poussé pour partir et/ou être fortement attiré par quelque chose ailleurs (« push and pull »). Parmi les motifs qui incitent à partir : une guerre, des violences, la corruption, la conviction d’un manque d’avenir pour soi-même ou pour ses enfants, un risque naturel, un manque d’acceptation de ce qu’on est, etc. Ce qui attire relève du réel ou de l’imaginaire : l’amour pour quelqu’un·e, un salaire beaucoup plus intéressant, plus de liberté, la démocratie, etc.
2- Il faut avoir suffisamment de moyens pour arriver ailleurs ; si les moyens manquent – dans le cas par exemple où on est poussé par une guerre – on choisira un pays limitrophe (même si c’est loin d’être le pays idéal qu’on a en tête). Si on veut quand même réaliser un rêve difficilement réalisable pour la famille, il faut jouer la carte de l’homme adolescent, du jeune adulte qui se lance dans une aventure à risques.
3- Le pays que l’on souhaite rejoindre s’inscrit dans la logique d’un Centre vis-à-vis de sa Périphérie. Si le pays qu’on quitte fait partie du Commonwealth, on tentera d’arriver au Royaume-Uni ; si c’est une ex-colonie de la France, ce sera la France. Dans d’autres cas, le Pays-Centre sera un pays qui jouit d’une réputation internationale toute particulière : l’Allemagne pour l’emploi, les pays scandinaves pour le respect des Droits de l’Homme, le Canada et les États-Unis comme pays d’immigration, l’Italie comme pays méditerranéen et avec un très bon climat, mais aussi avec une belle démocratie.
4- Si on connaît déjà quelqu’un dans un pays et qui, par ailleurs, s’y sent bien, ou si on sait qu’un grand nombre de personnes de sa propre communauté sont déjà installées dans telle ville, c’est aussi un motif pour y aller, pour éviter de se retrouver seul (« chain migration », « networking »).
Ce qui s’est ajouté à tout cela, au cours des années 1990, est l’importance des moyens virtuels, les médias sociaux, l’internet, le « www-space ».
Parmi les gens qui quittent leur pays pour un autre pays, se trouve le candidat réfugié, la personne qui (prouve qu’elle) a une crainte fondée d’être persécutée sur base d’un des « push factors » répertoriés comme suit : son appartenance ethnique (“race”), sa religion, sa nationalité, sa conviction politique ou son appartenance à un groupe social qui ne jouit pas de protection dans son pays de provenance (p.ex. le fait d’être homosexuel). Le fait d’être persécuté ou victimisé à cause d’une de ces raisons est en soi déjà traumatisant. D’autres motifs, comme la pauvreté, ne sont pas considérés comme justifiant une demande d’asile. C’est aussi une autre forme de traumatisme. L’état de guerre d’un pays, en soi, n’est pas non plus un motif tout à fait conforme à la Convention de Genève (1951), mais d’habitude, quand il s’agit de risques réels et avérés, ce facteur est accepté.
Une bonne part de la problématique tient au fait qu’il y a souvent plusieurs facteurs à la base : (risque de) situation de guerre (civile), insécurité, manque de perspectives pour l’avenir, corruption.
Voilà ce qui fait la complexité de beaucoup de délibérations autour des questions d’asile, tout comme le fait que les gens sont mal à l’aise, dans un premier temps, de devoir raconter leur vraie histoire, parce qu’ils savent eux-mêmes que leurs motivations et situations de départ sont ambivalentes, ou parce qu’ils sont encore trop traumatisés.
Les mécanismes spécifiques s’y ajoutant pour celui ou celle qui demande l’asile
Les zones de distinctions entre le régulier et l’irrégulier, les frontières entre le légal et l’illégal, sont très souvent définies par des conventions. Elles sont le résultat d’accords, et elles sont donc des « construits ». On leur donne le nom de « borderscape ». Les grandes différences, formellement parlant, entre les divers types de déplacements de personnes se trouvent au niveau de ces « borderscapes » (qui sont d’ailleurs changeantes dans le temps et dans l’espace).
Quelques exemples : partant du pays A pour arriver au pays B, l’expatrié régulier qui travaille pour une multinationale peut voyager sans aucun souci. Un soudeur ou un infirmier, qui sait qu’il y a une forte demande pour sa qualification dans le pays B, prendra le même avion avec un peu plus de préoccupation, mais avec un réel espoir qu’il pourra y rester. Le candidat réfugié, qui a de bonnes raisons de fuir, mais plutôt ambivalentes selon les critères de la Convention de Genève, ne prendra déjà pas cet avion, sauf s’il a les moyens financiers pour acheter une carte d’identité falsifiée de très haute qualité. Il devra plutôt suivre d’autres chemins beaucoup plus dangereux pour passer les frontières. Le fait que ce qui motive le départ, à la base, soit déjà traumatisant détermine aussi son projet et son vécu futur.
L’état de globalisation du monde influence la vie de tous, mais tout le monde ne peut pas en profiter de la même manière. La grande différence entre, d’une part, un réfugié et d’autre part, un immigré régulier, tous les deux issus de la classe moyenne basse ou de la classe ouvrière, est que le réfugié est voué à rester candidat réfugié, dont le statut peut être nié, et qu’il se déplace à travers un ensemble de « borders » (un désert, une mer, etc.) qui peuvent le mettre en péril, et prendre beaucoup de temps. Il est évident que ce sont plutôt de jeunes adolescents et de jeunes adultes qui s’engagent dans de semblables aventures.
Il faut être très déconnecté de la réalité sociale, pour trouver ça surprenant. À l’origine du départ du demandeur d’asile, ambigu ou pas, il y a toujours une situation traumatisante, voire très traumatisante. — Johan Leman
Les faits et les chiffres (1)
En Belgique, la protection internationale a été garantie à 14.314 personnes en 2016, à 11.532 en 2017 et à 9.976 en 2018. Pour les mêmes années, 3.259 personnes ont pu obtenir le statut de réfugiés « protégés » en 2016, 4.093 en 2017, et 2.722 en 2018. En ce qui concerne les nationalités qui ont bénéficié de cette protection, il s’agit du même « top 5 » en 2017 et en 2018 : en 2017 : 1. Syriens (1.757), 2. Irakiens (974), 3. Afghans (443), 4. Somaliens (230), 5. Palestiniens (84). en 2018 : 1. Afghans (591), 2. Irakiens (478), 3. Somaliens (400), 4. Syriens (390), 5. Palestiniens (261).
Il n’y a vraiment rien de surprenant dans la composition de ce « top 5 ».
Un autre indicateur vise les personnes qui introduisent une première demande d’asile. Les chiffres : 14.670 en 2016, 15.373 en 2017, et 19.038 en 2018. Il y a eu une hausse de 24 % entre 2017 et la deuxième moitié de 2018. Les demandes d’asile renouvelées : 4.040 en 2016, 4.315 en 2017, et 4.405 en 2018. À l’exception de la Guinée qui prend la place de la Somalie, il s’agit du même “top 5”. On sait que l’Afrique de l’Ouest commence à bouillonner. De nouveau, rien de surprenant.
Il s’agit surtout d’hommes seuls de 18 à 34 ans qui introduisent la demande : entre 60 et 65 %, avec une exception en 2015 (72 %). Si on prend en considération la dangerosité des parcours et des « borderscapes » à franchir (passeurs, déserts, mers) ainsi que la réalité des moyens à disposition, il n’y a rien d’étonnant à cela. On constate qu’il y a une hausse de mineurs non accompagnés, surtout du côté des Afghans… Ce qui est dû à la position de responsabilité qu’occupent ces jeunes garçons dans la structure patrilinéaire et patriarcale afghane.
Une autre donnée intéressante concerne les décisions prises par le HCR (2). En 2018, il s’agissait de 21.597 personnes, soit - 20 % par rapport à 2017. Ces décisions concernaient des reconnaissances comme réfugiés, ou comme personnes jouissant d’une protection subsidiaire, ou des refus. En 2017 comme en 2018, le « top 3 » de toutes ces décisions concernait des Afghans, des Syriens et des Irakiens. Et quand on regarde de plus près l’évolution des protections reconnues, on note, pour les Syriens : 94 % en 2017 et 89 % en 2018 ; pour les Afghans : 58 % en 2017 et 50 % en 2018 ; pour les Irakiens : 38 % en 2017 et 30 % en 2018. Si on voit ce qui se passe en Irak, on peut difficilement dire que le nombre des demandes irakiennes reconnues est disproportionnellement haut. Il n’y a pas vraiment de surprises… Les gens demandant l’asile viennent de pays dont la situation le justifie, beaucoup parmi eux se sentant menacés. Il n’est pas anormal non plus, voyant les pays de provenance, que plusieurs parmi eux rêvent d’atteindre le Royaume-Uni (selon la logique de Centre-Périphérie évoquée plus haut) et que d’autres restent quand même en Belgique une fois arrivés à Bruxelles (« networking »). Ce qui interfère, mais d’une façon mineure, est que depuis quelques années les pays européens se mettent d’accord pour relocaliser certains réfugiés qui sont restés bloqués dans des camps.
En comparant avec l’ensemble des pays de l’Union européenne, les pourcentages belges de reconnaissance de statuts de protection sont conformes aux moyennes européennes. Pour les Syriens, elle est de 88 %, de 42 % pour les Afghans et 39 % pour les Irakiens. Par 10.000 habitants la Belgique accueille 15.9 demandeurs d’asile. C’est équivalent à la Suisse et moins que la France, l’Allemagne et la Suède, mais plus que la moyenne européenne de 11.4, tenant compte des pays de l’Est qui font baisser cette moyenne.
Conclusion : « Wir schaffen das », bien sûr.
N’y a-t-il pas de problèmes ? Si, mais plutôt pour les demandeurs d’asile que pour le pays d’accueil. Parce que, si de nombreux pays peuvent donner l’impression d’être « safe » , vu de l’extérieur, et pour la majorité de la population, il n’empêche qu’ils peuvent être « unsafe » pour une série de minorités, chose difficile à expliquer à certains fonctionnaires d’accueil qui ne sont pas bien au courant de ce type de situation dans les pays d’origine. Il est vrai aussi qu’une grande difficulté découle des « entrepreneurs » de type maffieux qui savent exploiter la fragilité des candidats réfugiés liée aux « borderscapes » (comment obtenir des documents, de faux visas, de fausses cartes d’identité, les passages de points difficiles sur le parcours, etc.), et qui néanmoins sont perçus comme des « sauveurs » par les candidats réfugiés.
En ce qui concerne le nombre des demandeurs d’asile dans notre pays, selon les pays d’où la plupart proviennent, il n’y a rien d’anormal. L’anormal est plutôt le fait que notre monde politique et certains de nos médias sont parvenus à créer un vrai problème migratoire. Pourtant, Merkel a raison : vu qu’en moyenne nous ne sommes pas vraiment des incapables, il s'ensuit que « Wir schaffen das » (en français : « nous y arriverons ») !
Johan Leman (Migratie Museum Migration)
photo de bannière : Céline Lepinois (PointCulture)
(1) Pour les chiffres je me base sur des données du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides, de Myria et d’Eurostat.
(2) HCR : Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés
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