Julia Eckhardt et le Gender survey de Q-O2
Julia Eckhardt, responsable de l’atelier de musique contemporaine Q-O2, a réalisé, en collaboration avec Leen de Grave, une enquête auprès de musiciens et musiciennes, principalement issus de la scène expérimentale. L’objet de son enquête est de questionner le rôle du genre dans leur pratique musicale, et la manière dont le genre a influencé, consciemment ou non, leur carrière mais aussi leur production artistique. Q-O2 avait déjà abordé ces problématiques dans le projet The Other, The Self, qui examinait les rapports entre la voix, le genre, le langage et l’identité.
L’enquête a pris la forme d’un questionnaire auquel ont répondu 155 participants de tout sexe et de toute orientation sexuelle, examinant les attitudes du public, de la critique, ou de leurs collègues, face au fait pour un artiste d’être une femme, ou d’être homosexuel.le. Certaines de ces attitudes sont des comportements inconscients, comme la tendance à juger (y compris pour la complimenter) une musicienne sur son apparence physique ou son élégance, d’autres sont des réactions plus autoritaires, cherchant à protéger une dominance male/hétérosexuelle sur un domaine culturel qui serait hypothétiquement menacé par la mixité. Beaucoup de femmes soulignent la pression qu’elles ressentent à se trouver en minorité dans un milieu qui ne les prend pas au sérieux, ou qui les pousse à une compétition non désirée pour faire non seulement aussi bien (entendez « la même chose ») mais même mieux que leurs homologues masculins.
L'INTERVIEW :
L’idée de cette enquête était là depuis longtemps, ce sont des questions qui sont présentes depuis des années et qui ressortent souvent dans les conversations entres musiciennes (et musiciens parfois). Tout le monde s’accorde pour dire qu’il y a un déséquilibre dans la présence et la représentation des femmes dans la musique, et on se demande pourquoi. C’est aussi quelque chose que je connais à travers ma propre expérience. Je connais l’effet que peuvent avoir de petites remarques, par exemple, ou ce que ressent une fille pendant ses études, au milieu d’un groupe exclusivement composé d’hommes, ce que ça fait quand les profs sont bizarres, quand ils ont une attitude différente avec les filles et les garçons, et quand ils voient en toi une fille plutôt qu’une musicienne. Toutes ces questions se sont retrouvées dans les discussions que j’ai eues avec les musicien.nes qui passent par Q-O2. J’ai vu que je n’étais pas la seule. J’ai eu des conversations très intéressantes avec elles. Mais après, on se demande comment réagir à tout ça. Comme on le voit dans les réponses, il ne suffit pas de dire qu’on va inviter plus de femmes à jouer, parce que ça reste encore à la surface, ce n’est pas suffisant.
On reste toujours dans un certain idiome, un langage musical qu’on a acquis après un long apprentissage, un peu comme un brainwashing. C’est comme ça qu’on apprend, quand on est enfant, en faisant des compositions « comme », en imitant par exemple Hindemith, ou Mozart. Par la suite on peut ne pas se sentir vraiment chez soi dans des groupes qui jouent ou improvisent d’une autre manière. D’où l’importance de se trouver des modèles. Moi j’ai surtout beaucoup appris avec Andrea Parkins, une musicienne qui joue de l’accordéon et de l’électronique, qui dresse un parallèle entre la situation dans la musique et les film studies, parce qu’elle donne aussi cours de cinéma. Dans le cinéma, il y a déjà beaucoup d’études et de théories qui ont été faites sur le regard à l’envers, sur l’image qui est projetée volontairement, qui n’est pas la vraie image mais un reflet, qui n’est pas moi. Ça m’a beaucoup inspirée. D’autres personnes aussi, comme Andrea Neumann, qui s’est beaucoup intéressée à la lecture des gestes, par exemple pour composer avec les gestes des gens, avec le public. Ou encore une écrivaine comme Lucy R. Lippard.
Le pourquoi de ce questionnaire, c’est d’abord de satisfaire ma propre curiosité. J’ai ensuite demandé l’aide de Leen de Grave, qui vient du théâtre, pour formuler les questions. On a beaucoup lu sur le sujet, étudié beaucoup de théories. Le questionnaire est devenu très long, il demande environ une heure de réponse. 155 personnes ont accepté d’y participer, parmi lesquelles beaucoup de gens qu’on ne connaissait pas forcément. L’enquête est clôturée, il n’y aura pas de nouvelles interviews. C’est un truc du moment, parce que le milieu de l’art sonore, mais aussi la société, ont beaucoup changé en quelques années, et ces questions ont acquis aujourd’hui une visibilité énorme dans la société. Il faudrait un nouveau questionnaire mais on a préféré faire un livre, pour donner une forme aux réponses, en faire une discussion entre les participants, plutôt que de publier des résultats bruts.
Aujourd’hui il y a une nouvelle manière d’aborder les questions féministes, comme on l’a vu avec la Women’s march, il y a une nouvelle génération de femmes qui s’expriment autrement, qui ont des manières différentes de s’exprimer, de monter sur scène. Avant il fallait s’intégrer dans une société d’hommes, maintenant le discours a changé. La discussion s’est généralisée, elle intègre d’autres cultures, sur beaucoup de niveaux. J’ai été extrêmement surprise, en bien, par des témoignages très lucides qui venaient d’hommes. Ceux-là voient très bien que c’est dans l’intérêt de tous, en fait, qu’on n’est pas dans un truc trop rigide, qu’il ne s’agit pas seulement de donner un peu de place, mais pas trop, mais qu’on est beaucoup plus libre si on a toutes les possibilités sous la main, surtout comme artiste. Quelqu’un a répondu : « le genre c’est une grande piscine remplie de possibilités », et c’est une personne qui applique cette fluidité dans la vie comme sur scène, courageusement.
Avant, beaucoup d’hommes n’avaient pas conscience de ce problème, de ces problèmes. Leur idée c’était qu’ils n’avaient rien contre l’arrivée des femmes, il leur semblait qu’elles pouvaient faire comme elles voulaient. C’est pour ça que j’ai voulu faire ce questionnaire par écrit, pour que les gens soient plus sincères, plus ouverts, parce que c’est dans les petits détails que les problèmes se manifestent. Comme le fait de ne pas se sentir accueilli, d’être assigné à une certaine place et pas à une autre. Ce n’est bon pour personne, et pas non plus pour les boys club, les groupes uniquement masculins. Une autre chose entre encore en jeu, c’est le mécanisme de formation des groupes entre potes, entre garçons. Mais on peut prendre conscience de ça et changer les choses.
Un autre obstacle est que cela demande l’acceptation d’une autre musique, d’une autre manière de faire la musique. Une compositrice comme Eliane Radigue a dû attendre d’avoir 70 ans pour être reconnue. Si elle avait été un homme, la reconnaissance serait arrivée plus vite même si sa musique est très expérimentale. Un autre exemple est la musique de Wandelweiser (x), que j’ai personnellement beaucoup pratiquée, qui est à la base de Q-O2. C’est une musique, basée sur les silences, sur l’économie de jeu, l’économie des gestes. Quand cette musique a commencé, elle s’est confrontée à d’autres musiques en vigueur à ce moment-là, qui avaient des esthétiques différentes, qui portaient des valeurs qu’on pourrait qualifier de plus masculines : la virtuosité, la force etc. Il a fallu attendre un certain temps pour qu’elle soit acceptée, qu’on arrête de dire que ce n’était pas de la musique, qu’on ne jouait même pas. Depuis c’est devenu « safe », même pour des hommes, de jouer ce répertoire, de jouer de cette manière, mais à l’époque c’était différent et ça pouvait provoquer une certaine insécurité chez les musiciennes et musiciens. C’est à cette occasion que j’ai pris conscience de ça, du fait que la musique porte des valeurs.
Je ne pense pas qu’on pourrait déterminer à l’aveugle, dans
un blind test, le sexe d’un artiste. Par contre, le savoir à l'avance est
intéressant pour comprendre le travail, ça lui donne un contexte, au point de
vue genre et au point de vue géographique aussi, parce que les choses ne sont
pas les mêmes partout.
Les clichés sur la musique des femmes
voudrait qu’elles soient plus douces et donc que ça se sente dans la musique,
qui serait plus douce aussi, plus sophistiquée, une musique à silence, moins
rock ‘n’ roll. Elles seraient soi-disant aussi meilleures techniciennes, sauf paradoxalement
pour la technologie ; il y a par exemple peu de femmes ingénieur du son, et
on considère souvent qu’elles ne sont pas capables de régler leur matériel elles-mêmes.
Il y a aussi des clichés stupides associés aux instruments. Certains seraient
plus mâle, d’autres plus femelle comme par ex. la contrebasse ou la batterie.
La fonction de chef d'orchestre serait plutôt dévolue aux hommes.
Par contre ce qui se vérifie davantage c’est le fait que les
femmes soient plus aptes à collaborer que les hommes, et moins intéressées par la
compétition et la hiérarchie. C’est quelque chose qui est souvent souligné dans
les réponses au questionnaire. On peut d’ailleurs se demander quand on voit les
valeurs qui sont associées aux femmes musiciennes, où est l’intérêt de vouloir
être un homme, et de faire de la musique à la manière des hommes ? Si
quelque chose de cela est vrai, alors, qui ne voudrait pas avoir des capacités
et des opportunités à collaborer par exemple ? Pourquoi est-ce que ce sont
des valeurs uniquement associées aux femmes ?
Ce qui m’a surprise dans les résultats, c’est l’étonnante clarté des réponses de
certaines personnes, en majorité féminines, preuve qu'elles ont souvent
réfléchi à la question. On trouve même une certaine véhémence parfois, des positions
très fortes, à nouveau en majorité chez les femmes. Du côté des hommes on voit
surtout une non-conscience du problème, à la base, puis rapidement de la compréhension,
et de l’ouverture aussi. Par exemple beaucoup d’hommes sont très heureux de pouvoir
se débarrasser des attentes et des stéréotypes qui les concernent. Il y a eu
peu de réactions négatives ; le milieu n’y est peut-être pas pour rien.
La discrimination positive appliquée aux musiciennes et aux compositrices ne convainc pas tout le monde. Mais rejeter cette idée est en fait une double discrimination, c’est un retour à la situation de départ qui est défavorable aux femmes, et c’est un rejet du problème. Une des personnes interrogées, un homme, craignait que cela crée des ghettos, des salles qui ne programmeraient que des femmes. On peut lui répondre, chiffres l’appui, que Q-O2 a programmé 35% de femmes, malgré la perception erronée de la salle comme étant une institution pratiquant la discrimination positive.
C’est assez faux de croire que le monde de l’art est un milieu privilégié. Le milieu de l’art en général et de la musique en particulier donnent seulement des impressions d'ouverture. On y retrouve des comportements sexistes parfois inconscients, malgré l'impression qu’on a d'avoir de l'éducation. Il y a de fortes différences selon les pays. Si l’on en croit les résultats, l’Europe s’en sort encore relativement bien, alors que les pays du Sud ou la Russie par exemple pas trop. Le cas des USA est aussi très trompeur, malgré ce qu’on voit à New-York et dans d’autres grandes villes, c’est un pays qui reste très très conservateur, comme on vient de le voir avec les élections. Malgré le dynamisme des gender studies, la situation des femmes y reste assez difficile.
Parmi les réponses on trouve celle d’une artiste libanaise qui trouve que la question ne doit pas se poser dans la musique mais bien dans la société dans son ensemble. On peut se dire que le sexisme ne connaît pas de distinction entre la vie d’artiste et d’autres sphères professionnelles. Mais il y a aujourd’hui encore des attentes différentes pour les hommes et les femmes et cela a une forte influence sur la création (pour les artistes) et sur la réception (pour le public). Hannah Arendt indique que le retour de la vision de l'autre conditionne l'image qu'on donne de soi. Elle a écrit : « Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres. »
Propos recueillis par Benoit Deuxant
Photos: Fabonthemoon
(de haut en bas : Julia Eckhardt écoutant Annette Krebs ; Julia Eckhardt jouant elle-même ; Andrea neumann, Shelley Hirsch ; Maja Ratkje)
Q-O2
30-34 Quai des Charbonnages
1080 Bruxelles (Molenbeek)
02 245 48 24
info@q-o2.be
Le questionnaire existe sous la forme d’un dossier (disponible sur place chez Q-O2 ou en téléchargement sur leur site). Il est structuré en chapitres qui présentent avant tout les témoignages, en mettant en avant les réponses les plus construites, les plus élaborées, on y retrouve plusieurs opinions selon la perception qu’ont les gens du problème et la manière dont ils réagissent en s’insurgeant ou au contraire en les atténuant. Le dossier a pour l’instant une diffusion limitée, mais le livre qui en sera bientôt tiré sera lui plus largement distribué.
(x) Wandelweiser est un réseau informel rassemblant une trentaine de compositeurs et compositrices qui partage un même intérêt pour une musique calme, lente, économe et fragile. Le nom peut se traduire comme « signal de changement ». Les participants sont dispersés à travers la Suisse, l’Allemagne, New York et la Californie, entre autres, et sont rarement tous réunis. La plupart se réclame de l’influence de John Cage.