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Révolte ! : « Kent State, Quatre morts dans l’Ohio », BD de Derf Backderf

Derf Backderf - "Kent State Quatre morts dans l'Ohio' - éditions ça et la - bannière
"Kent State, Quatre morts dans l’Ohio" est un roman graphique paru en 2020 qui retrace les évènements tragiques qui ont eu lieu sur le campus de Kent State, du 1er au 4 mai 1970. Derf Backderf, l’auteur de "Mon ami Dhamer" recrée, dans le détail et dans le temps, l’enchaînement des évènements qui a vu la Garde nationale ouvrir le feu dans un campus universitaire lors d’un rassemblement contre la guerre du Vietnam, et qui s’est soldé par quatre morts, dont trois n’avaient aucun lien avec la manifestation.

Sommaire

Une bande dessinée pour témoigner.

Derf Backderf - "Kent State Quatre morts dans l'Ohio" - éditions ça et la - vignette couve

L’auteur américain (Mon ami Dahmer, Trashed…) est connu pour ses romans graphiques, en partie autobiographiques, construits autour de personnages hauts en couleur ou de marginaux perdus dans l’Amérique profonde du côté de l’Ohio, et pris à un moment de leur existence, dans les filets de l’Histoire avec un grand « H ». Derf Backderf racontait, dans Mon ami Dahmer (1997), l’adolescence de l’un des plus fameux tueurs en série de ces dernières décennies, Jeffrey Dahmer, qui fréquenta le même bahut que l’auteur.

Difficile de définir le style graphique de Backderf. À la fois cartoonesque – les têtes et mains de ses personnages montrent des proportions démesurées, son sens de la profondeur de champ est très inhabituelle (naïve ?) – et exclusivement travaillé dans des teintes et dégradés de noir/blanc/gris, il est précis et redoutablement illustratif. Son président Nixon se reconnait du premier coup d’œil, et les décors naturels toujours minutieux où évoluent ses personnages sont réalisés sur base d’un travail conséquent de recherche et d’archivage.

On pourrait presque penser à du Gotlib retravaillé à la rigueur historique d’un Enki Bilal ! — Yannick Hustache

Or Kent State (Quatre morts dans l’Ohio) ne se veut pas une fiction, mais bien une reconstitution rigoureuse – même si l’auteur, qui a 10 ans en 1970, vivait à 30 km de KS – qui s’appuie sur les récits de témoins oculaires et rapports d’enquêtes. Chaque planche, chaque case parfois, fait l’objet d’une ou de plusieurs notes sourcées en fin d’ouvrage.

Mais au-delà de cette chronique historique qui fait écho une fois encore à l’actualité de ses six derniers mois aux States mais aussi en France, l’auteur ne perd jamais de vue qu’un récit, c’est avant tout des personnages avec leurs motivations du moment, leur vécu propre dans un court laps de temps qui s’égrène comme un compte à rebours jusqu’à la rupture finale.

Ici, on peut parler d’un véritable tour de force, tant le lecteur peut à la fois mettre un visage sur les protagonistes du drame et les replacer dans leur contexte historique, sociologique, politique et temporel. Non seulement on est plongés au cœur d’une époque trouble « comme si on y était », mais tous les intervenants directs (soldats, politiques, associations, étudiants, profs…) et indirects (politiques, gradés, journalistes, parents) nous sont présentés puis replacés au cœur (avec cartes) de cette tragédie de quatre jours, telles les pièces d’un domino macabre géant ! Et sans jamais qu’on y perde en clarté ou complexité !


Peurs d'État.

Car Ken State, en ce 30 avril 1970, c’est un campus universitaire relativement tranquille de la banlieue de l’Ohio, quelque part entre Cleveland et Akron. De construction relativement récente et en pleine expansion (seconde dans l’Ohio par le nombre d’étudiants), cette université accueille une vingtaine de milliers d’étudiants. Une sorte d’îlot « libéral » actif et nid de contre-culture, transplanté dans une région plutôt conservatrice, voire hostile à ces jeunes « hippies ».

En ce premier mai 1970 un peu étrange (après un hiver rigoureux, la végétation est toujours absente), quelques étudiants procèdent à une mise en terre symbolique de la Constitution américaine et l’un de ses leaders annonce la tenue d’un rassemblement anti-guerre pour le 4 mai. — Y. H.

C’est qu’en mai 1970 les forces américaines au Vietnam s’enlisent chaque jour davantage et le président Nixon vient d’étendre le conflit au Cambodge voisin. Parmi les opposants au conflit, on trouve l’influente – mais sur le déclin – organisation étudiante S.D.S (Students for a Democratic Society) et son aile radicale appelée Weathermen (littéralement présentateurs météo). Mais à Kent State, la petite antenne locale du S.D.S. a été bannie l’année précédente suite à une manifestation contre la guerre qui a dégénéré.

Malgré tout, les autorités locales, qui ont leurs propres indics à l’université, redoutent un « grand soulèvement pacifiste » et pas moins de cinq agences de maintien de l’ordre qui se tirent parfois dans les pattes sont présentes sur le campus.

Enfin, il faut ajouter des responsables des polices locales qui voient des complots communistes partout et affolent à coups de bobards infondés un maire apeuré. Ainsi la présence dans la région (une grève ouvrière) de troupes inexpérimentées de la Garde nationale, sorte de force armée intérieure de réserve, très blanche dans son recrutement, sous-équipée, et chargée du maintien de l’ordre sans y être formée. Et tous voient dans les mini-échauffourées durement réprimées du 1er mai sur Water Street Trip (une beuverie avec bikers qui finit dans la rue) l’annonce d’une insurrection étudiante générale dans les prochains jours.

Autre point de cristallisation des tensions, on trouve, au cœur du campus, un bâtiment du ROTC, (corps d’entraînement des officiers de réserve), symbole architectural de la présence militaire à Kent State, véritable affront pour une jeunesse pacifiste qui redoute son incorporation forcée et son envoi au Vietnam.


Enchainement absurde et fatal.

Le samedi 2 mai 1970 en soirée. Un petit groupe de protestataires (environ 200) s’en prend au local du ROTC puis aux pompiers qui viennent éteindre l’incendie qui s’y est déclaré. L’explosion du bâtiment qui contenait quelques munitions correspond au moment de l’arrivée en soirée et en grandes pompes sur le campus de la Garde nationale, qui croit affronter des émeutiers déterminés. Menés par des officiers zélés, les soldats lancent des fumigènes et tapent dans le tas, tabassant quelques profs au passage, puis repoussent les étudiants dans un bâtiment résidentiel universitaire !

Le 3 mai au matin, il y a 800 militaires dans l’enceinte de Kent State, ainsi qu’une foule de journalistes. Les rumeurs et histoires les plus folles circulent et plombent un climat ambiant de paranoïa aigüe. Tout jeune est suspecté d’être un agitateur potentiel. Le gouverneur de l’Ohio et candidat à l’investiture républicaine Jim Rhodes (Jimbo), laminé dans les sondages, veut montrer sa fermeté et fait des discours hallucinants à la radio.

A 21h30, une nouvelle manifestation – un sit-in pacifique – exigeant le départ des militaires de Kent State, bravant le couvre-feu, est réprimée à coups de crosses, de fumigènes et même de baïonnettes ! Une véritable chasse à l’étudiant a lieu y compris dans les environs directs du campus.

Le 4 mai, un lundi, est une journée de cours pas tout à fait comme les autres dans une université occupée par l’armée. Une manifestation est prévue le midi alors que les autorités académiques, civiles et militaires se chamaillent sur la ligne à suivre.

À midi sonnant, ce sont à peu près 500 étudiants qui manifestent contre la présence militaire. En face, c’est un brigadier général totalement incompétent (le major général Canterbury) qui est à la manœuvre. Il fait avancer ses troupes armées à balles réelles sous les fumigènes et repousse peu à peu les étudiants hors du campus. Mais mal dirigée, une partie d’entre elles (le groupe G) va s’enfermer dans un terrain d’athlétisme en partie clôturé, ce qui lui vaut quelques moqueries chez les étudiants.

Et là, cette escouade fatiguée, masque à gaz sur la tête, et après un étrange conciliabule, semble battre en retraite vers une colline, puis sans aucune raison claire ou circonstanciée, ouvre le feu en direction de l’université à une heure de sortie de cours. A 12h24 pour être précis.

67 coups de feu en à peine treize secondes vont faucher quatre étudiants, dont un seul participait activement à la manifestation, et en blesser neuf autres, dont l’un restera paralysé à vie. Seules huit victimes sur treize faisaient partie des manifestants.

Un soldat s’effondre sous le choc de ce spectacle macabre, tandis que Canterbury inventera des tirs de projectiles imaginaires devant la presse pour se justifier. Quelques heures après le drame, l’université est fermée et tous les étudiants doivent quitter la ville pour 18h. C’est la pluie qui lavera le sol du campus souillé de sang.

Non seulement Backderf reconstruit un récit historique haletant et toujours rigoureusement contextualisé, mais son brutal dénouement nous laisse sans réaction face à quatre personnages (cinq en fait) – le vrai fil rouge de Kent State – avec lesquels nous étions devenus complices, « les quatre morts ».


Vies volées.

Derf Backderf - "Kent State - Quatre morts dans l'Ohio" - éditions ça et la - journal Four Killed

Bill Schroeder (19 ans), étudiant en psychologie doué en tout, qui se pose bien des questions sur sa vie. Il voulait rentrer à l’armée et était passionné de photographie et de sport. Un témoin indirect de ces quatre jours.

Allison Krause (19 ans) : elle est en couple et se tient à l’écart des évènements. Même si elle ne cache pas son soutien aux étudiants, elle répugne aux actes de violence. Intelligente et indépendante d’esprit, elle envisage de changer d’université.

Sandy Scheuer (20 ans), amie des animaux, attentionnée et bénévole dans une association. Elle reste en dehors de l’agitation.

Jeff Miller (20 ans) : petit ami de la précédente, batteur d’un groupe rock, aimant faire la fête. Il est la seule victime à avoir participé aux actions étudiantes. Il a été le premier à mourir.

En contrepoint, Backderf trace le portrait de « l’un d’en face » : Terry Norman (21 ans) : indicateur mythomane de la police et du FBI, féru d’armes à feu. Son rôle exact dans la fusillade reste obscur.


Yannick Hustache


Derf Backderf : Kent State, Quatre morts dans l’Ohio
(traduction de Philippe Touboul)
Éditions Ça et Là, 288 pages