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Kingdom | Le démantèlement des royaumes

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La Taïga. Un paysage sauvage hors mesure. Une forêt froide s’élève vers un ciel sans lumière. À la lisière, une rivière. Plus loin, deux maisons en bois brut se jouxtent. À l’autre bout, une barrière nous sépare des autres, du reste du monde. Dans la pénombre, un premier chien arrive sur scène, suivi par une partie de la famille, nombreuse. Le décor théâtral est donc planté, aux moyens énormes et frontaux, incontestablement beau et déconcertant. Au-dessus, un écran de cinéma surplombe la scénographie. Impérieux ? Avec Kingdom, Anne-Cécile Vandalem termine sa trilogie sur les faillites de notre humanité dans un spectacle sombre qui pose question.

Sommaire

Regard sur une géographie de la tristesse humaine

Kingdom est inspiré du documentaire de Clément Cogitore, Braguino, suivant l’histoire d’une famille de vieux croyants orthodoxes ayant fui à plus de 700 km de toute civilisation pour vivre en cohérence avec la nature et selon leurs règles propres. Mais c’est sans compter les voisins. Des cousins à la philosophie moins scrupuleuse et avec lesquels on ne s’entend plus sont venus s’installer non loin de là. Quelque temps plus tard, dans le ciel, des hélicoptères grondent. Des braconniers débarquent. Est-ce le début de la guerre, la fin de l’Éden ?

Dans ce choix de vie autarcique dépassant les limites de l’animisme, ce qui intéresse la metteuse en scène se situe dans la mise en évidence de la répétition des diathèses du corps social, quel qu’il soit. Pareil à un schéma inertiel, le spectacle tend à prouver que l’homme, même au fond de la Taïga, termine toujours sa course dans un constat d’échec où se répertorient en masse les rancœurs, les victimisations, les rivalités, la notion d’appropriation du territoire comme la guerre de clans et, par extension, la destruction du monde qui l’entoure. Inévitable. Finalement, l’humanité, c’est l’enfer.

Même si, par cette description, l’histoire pourrait sembler un tantinet nihiliste, le spectacle ne l’est pas tout à fait. D’abord, il se conclut sur l’esquisse d’un possible renouveau, mais surtout, il se construit sur les nuances. Il y a un véritable travail sur la dissonance des regards, celui du père, du fils, de la bru comme des enfants. Autant de visions différentes portées sur un bilan où les personnages sont autant les témoins, les victimes que les acteurs. Importantes ou ténues, dans le mouvement du groupe, les différences s’accroissent. Certains, endoctrinés, avancent dans le sillon paranoïaque des légendes véhiculées par le père. D’autres savent que l’univers ne peut se cloisonner à ce lopin de terre étriqué. Un groupe, même une famille, n’est jamais un seul homme. Ce n’est qu’une multitude d’êtres disparates qui se rencontrent dans des conjonctures, favorables ou pas. Rien n’est plus aléatoire et Anne-Cécile Vandalem questionne avec franchise. Ses intentions ne sont ni de faire pleurer dans les chaumières, ni de consoler l’orpheline au regard de la décrépitude d’un monde dont nous sommes seuls responsables. Elle propose une observation géographique et brutale de nos comportements sociaux. Une vision hobbesienne exemplifiée. Dans ce cas précis, l’homme est un ours pour l’homme.

Jeux de procédés et jeux d’acteurs

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La mise en scène s’appuie sur le principe du documentaire. Deux cameramen filment le spectacle, en direct avec la plus grande discrétion. La projection, omniprésente, permet de faire un focus non seulement sur les visages en privilégiant plutôt l’un que l’autre, mais surtout d’enclencher une mécanique qui mélange le champ, les personnages visibles dans le décor et le hors champ, les personnages filmés à l’intérieur de la maison ou hors scène. Une balance s’opère entre ce qui est vu directement et ce qui est projeté. L’idée de l’intime est renforcée par ces images d’une cinématographie magnifique, faite de gros plans impudiques. Le talent des acteurs y explose. Philippe Grand’Henry et Laurent Caron, le père et le fils embrigadés de concert dans leur vision animiste, sont confondants. Les enfants et la mère, jouée par Épona Guillaume, sont touchants dans leur désarmement intérieur et physique. Arnaud Botman et Zoé Kovacs sont des talents à suivre de pied ferme.

Cinéma, Tic ou T.O.C ?

Depuis Tristesse, le premier opus de la trilogie, l’utilisation, dans la mise en scène théâtrale, du médium filmique, de la cinématique ou du cinéma - appelez cela comme vous le sentez - est plus que récurent chez Anne-Cécile Vandalem. Il est devenu systématique. D’autres (Science-Fiction de Selma Alaoui, L’Errance de l’hippocampe de Jean-Michel D’Hoop, deux exemples sur une pléthore), l’utilisent sans ambages. Il n’y a pas là de quoi crier au scandale ou à l’usurpation, mais une question plus philosophique sur la définition de ce qu’est le théâtre s’impose.

Par essence, la réalité est impossible à reproduire sur scène. C’est là, justement, que se différencie la magie du théâtre de celle du cinéma, dans ce qui sépare le travail d’évocation de celui de monstration. Le film, malheureusement souvent utilisé sans réappropriation - c’est-à-dire avec les codes mêmes qui identifient une œuvre cinématographique ou documentaire - est introduit dans la mise en scène au détriment des ressorts de la représentation théâtrale qui par définition se veut évocatrice ou suggestive. Montrer au lieu de proposer aux spectateurs une gymnastique mentale d’imagination revient à paupériser le théâtre – qui n’en a vraiment pas besoin depuis le « non essentiel » - dans son identité propre.

Même si la conjugaison des arts est souvent propice à des œuvres originales aux évocations plurielles, une réappropriation du médium filmique dans une utilisation qui serait très éloignée, voire opposée, à la définition du cinéma serait alors éminemment théâtrale et enrichissante de créativité. Autrement dit, pourquoi faire du cinéma au théâtre et pas tout simplement du cinéma ? Au sortir du spectacle, même si bon nombre de choses m’ont convaincu, le sentiment, trop courant, d’avoir vu un très bon film l’a emporté. Kingdom, par profusion de monstration, n’a donc pas suffisamment touché mon imaginaire.

Paradoxe

Entre le propos défendu et la mise en scène aux moyens colossaux - une forêt bordée d’une rivière sur laquelle flottent un radeau et une barque, deux maisons de bois juxtaposées, des chiens dressés - difficile de ne pas se poser la question du coût de ce spectacle et de son poids écologique. Difficile aussi de ne pas penser à l’empreinte carbone de tout ce barnum en tournée internationale. Même si l’on se doute que tout cela doit être un casse-tête sans fin pour que la production puisse trouver un équilibre raisonnable, la question reste en tête.

Kingdom est un spectacle riche, profusionnel et spectaculaire dans sa mise en scène. Son propos interpellant est joué magnifiquement par une équipe d’acteurs qui ne s’économisent pas. Mais, il semble paradoxal à plusieurs titres. Il est à voir absolument, rien que pour se faire son propre avis.

Jean-Jacques Goffinon

Plus d'infos sur le site du Théâtre National

Photographie: © Christophe Engels

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