Kinograph : entretien avec Clara Léonet
> PointCulture : Beaucoup connaissent le Kinograph mais sans doute moins CinéCité, la société coopérative à l’origine du projet, dont l’ambition était de créer le premier cinéma coopératif de Bruxelles. Peux-tu compléter cette présentation par un historique succinct de l’organisation ?
> Clara Léonet : La coopérative a été créée en 2016. A la base, on était juste une bande d’amis qui faisaient le constat que, à Bruxelles, tous les cinémas se situaient vraiment dans le centre-ville, tant les structures art et essai que les multiplexes, et qu’il n’y avait plus de vrais cinémas de quartier. Pourtant la ville a un historique très riche à ce niveau : à l’époque, on trouvait des petites salles partout, tant à Madou qu’à Schaerbeek, Laeken, etc. Avec le temps, toutes ont fermé une à une, notamment à cause de l’émergence de la télévision. Un autre constat était que, dans plein de villes d’Europe, on voyait réapparaître des salles de quartier avec une dimension participative super importante.
C’est pour cela qu’on s’est établi en tant que coopérative. L’idée était vraiment de créer un lieu convivial avec un espace HORECA pour que les gens puissent traîner, boire un verre et discuter des films après la séance, sans être poussés vers la sortie. Un espace qui amène de la vie à un quartier. On a donc d’abord été dans la prospection de lieux, parmi toutes ces anciennes salles dont je parlais. Ça a été difficile, notamment dans le rapport avec les communes, on s’est rendu compte que les temporalités étaient super longues et que la gestation d’un projet de ce type pouvait prendre plusieurs années.
Dans un premier temps – pour nous faire connaître et fédérer les personnes qui pouvaient être intéressées par la création d’un cinéma qui serait un peu le leur aussi – on a organisé pas mal d’événements. Ça a démarré à l’été 2018, où on s’est occupé de programmer le cinéma en plein air au Parc Josaphat. Ensuite, on a investi l’Église Royale Sainte-Marie, l’Abbaye de Forest, etc. On a également projeté un film dans la piscine des Marolles, le documentaire de Kita Bauchet, Bains publics. C’était assez magique car l’image se reflétait dans l’eau de la piscine donc il y avait un côté « méta », « mise en abyme ». Ensuite, on a eu vent de SEE U.
> PC : Justement, j’allais y venir. Tu le disais que, à ses débuts, CinéCité cherchait à se baser dans un lieu pérenne. Vous avez finalement trouvé un point de chute au sein de SEE U, actuellement le plus grand projet d’occupation temporaire de Belgique, situé sur le site de l’ancienne caserne de gendarmerie Fritz Toussaint à Ixelles. Dans les grandes lignes, quel a été le cheminement qui vous y a mené et comment se dessine l’avenir du Kinograph au-delà de l’échéance à laquelle l’occupation est censée prendre fin ?
> C. L. : On a entendu parler de cette occupation temporaire sur le point de se créer : ce grand projet de la Région de transformer les anciennes casernes d’Ixelles en Usquare, sorte de petit quartier dans le quartier. C’est vraiment lié aux universités car il y a un côté campus, des kots, des auditoires, mais ils ne voulaient pas non plus faire quelque chose de trop communautaire donc il y aura également d’autres types de logements, une crèche, une grande halle alimentaire, etc. Pour sensibiliser les bruxellois, et en particulier ceux qui vivent dans le quartier de la gare d’Etterbeek, ils ont pensé à ce projet d’occupation temporaire et ont invité plein d’acteurs culturels, de l’économie durable, … à profiter des lieux et créer une émulation sur ce site qui est assez peu connu.
On a appris qu’il y avait une ancienne salle de conférence utilisée par les gendarmes. Lors de la visite, on l’a trouvé disproportionnée par rapport à ce qu'on recherchait, c'est-à-dire deux salles et un chouette espace HORECA. Or, il y avait juste un petit hall qu’on a nous-mêmes aménagé en bar. Mais, au final, c’était bien car ça nous a permis d’avancer plus rapidement qu’avec toutes les pistes moins concrètes sur lesquelles on travaillait auparavant. Surtout, le fait que ce soit éphémère, ça nous convenait : ça allait faire office d’expérience, de laboratoire, pour tester des choses et pouvoir tirer des enseignements en vue d’un futur lieu pérenne.
Aujourd’hui, s’il il y a un bilan à tirer, on se dit qu’il est vraiment positif, on est fier de ce qu’on a fait ici, d’avoir réussi à fédérer un public. Ce qui est sûr c’est que le cinéma va être pérennisé. La Région et les universités qui sont en charge de l’aménagement du lieu ont eu la preuve que les riverains sont intéressés par ce projet de cinéma de quartier.
PC : Vous organisez ponctuellement des ciné-débats autour de thématiques engagées, telles que les violences subies par les femmes trans prostituées avec la diffusion du documentaire Yser ou encore l’accroissement de la pauvreté en Belgique dans le cadre de la projection du film d'Yves Dorme, S'appauvrir. En tant que société coopérative, dans quelle mesure votre modèle de gouvernance et de gestion interne est-il en phase avec ce positionnement ?
C.L. : Le fait qu’on se soit établi en coopérative n’est pas anodin. On avait vraiment envie d’impliquer nos spectateurs dans les débats, la gestion du cinéma, le choix de nos films, etc. Pour le moment, on n’a pas encore ouvert le capital de la société aux coopérateurs car le projet est éphémère. Ça n’aurait pas été correct d’impliquer les gens du quartier, leur demander d’investir de l’argent dans la coopérative, pour au final leur annoncer que le projet déménage à Jette. En attendant, on est très fort en lien avec notre public. On s’occupe de la programmation, des développements stratégiques et des positionnements du Kinograph, mais on accueille aussi les gens les soirs de projections, on leur vend leur ticket. Ça débouche sur pas mal de discussions, un lien quotidien. On associe vraiment des visages aux personnes auxquelles on s’adresse et on les implique dans la réflexion.
On a aussi eu des clubs de programmation, à l’occasion desquels on a fait participer les spectateurs. Dans ce cadre-là, les profils qu’on va chercher ne sont pas du tout des gens actifs dans le cinéma, vaguement réalisateurs ou autre. Au contraire, on voulait vraiment faire participer de simples cinéphiles. Récemment, on a même travaillé avec des étudiants sur la création d’un mini-festival. On se sert aussi d’Instagram pour sonder le public et décider si on programme un film ou non. Surtout quand, en interne, on hésite sur un choix ou on n’est pas d’accord, on demande directement aux gens. Dans tous les cas, la programmation définitive du Kinograph est concoctée par une équipe de six personnes, avec une parité homme-femme. Au niveau de la gouvernance, l’objectif final est d’être une coopérative dans les faits, mais entre-temps on mise sur l’implication direct du public.
Aussi, quand on tombe sur des films dont on pense que le sujet mérite d’être mis en lumière, on trouve important de faire un pas en arrière pour demander à tel collectif ou telle association d’animer la séance. Par exemple, quand on a diffusé le documentaire Petite fille, on a fait appel à Transkids. Pour Pleasure, sur l’industrie de la pornographie, on a sollicité le Brussels Porn Film Festival. Pour Un pays qui se tient sage, on avait le Cercle de Droit des étudiants de l’ULB. Pour nous, c’est important de proposer quelque chose d’inclusif, pas simplement programmer et faire comme si on maîtrisait tous les sujets en encadrant les films nous-mêmes. On est une toute petite équipe et il est évident qu’on a pas, en interne, la diversité de regards et de récits qu’on aimerait porter par le biais de notre cinéma !
> PC : Le Kinograph est partie prenante d’un projet européen baptisé GEN Z. Que peux-tu nous dire de cette initiative ?
> C. L. : Pour GEN Z, on a mené une enquête auprès des jeunes pour connaître leurs habitudes en matière de cinéma, etc. Ça nous a confronté à des préconceptions qu’on avait à leur sujet. Par exemple, le piratage n’est pas leur moyen privilégié de se procurer et regarder des films, à l’inverse de notre génération. Aujourd’hui, la plupart sont sur des plateformes de streaming et ça montre qu’ils sont prêts à payer pour consommer du cinéma, ce qui peut sembler contre-intuitif. Et même s’ils souscrivent un abonnement à Netflix, c’est déjà chouette, on peut voir une certaine évolution à ce niveau-là. J’avais également essayé de savoir pourquoi ils venaient voir des films en salle, quelle était pour eux la plus-value du cinéma par rapport au fait de rester chez soi. Un choix multiple était proposé avec comme réponses possibles « l’expérience collective », « faire une sortie avec des amis », « la discussion après le film », « la qualité du son et de l’image ». Dans le point « Autre », beaucoup avaient répondu que le cinéma était le seul endroit où ils pouvaient être focus à 100% sur le film, sans être parasité par leur téléphone ou d’autres stimuli. Ça, c’était le point de départ de GEN Z, à savoir développer un projet avec les étudiants puisque c’est un public qui est proche de nous.
Au final, on a créé un club de programmation et un mini-festival autour du thème de la nuit : [K]ouvre-Feu. On avait programmé quatre films : What We Do In The Shadows, Nocturama, Before Sunrise et Victoria. C’est une sélection intéressante dans la mesure où ils aiment aussi bien regarder une comédie néo-zélandaise qu’un Bertrand Bonello, ce qui traduit une ouverture d’esprit et une capacité à trouver un équilibre entre films tous publics et choses plus atypiques. Ils avaient vraiment carte blanche et on les a impliqués non seulement dans la programmation, mais aussi dans la communication puisque tous les synopsis ont été écrits par eux sur base de leur avis. C’est eux aussi qui ont conçu l’affiche et un petit teaser video. Le fait d’impliquer ces jeunes, qui font à la base partie de notre public, c’est les transformer en ambassadeurs : l’événement a eu beaucoup de succès grâce à leur implication dans sa diffusion. C’est vraiment devenu leur événement, leur cinéma !
Propos recueillis par Simon Delwart.
> Kinograph - 227, avenue de la Couronne, 1050 Ixelles.
Cet article fait partie du dossier Sorties ciné et festivals.
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