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"Kinshasa Beta Mbonda", une repentance par la musique

Kinshasa Beta Mbonda 1

musique, République démocratique du Congo, kinshasa, Criminalité, repentance, Kuluna

publié le par Simon Delwart

Comme par un écho à ses multiples travaux photographiques en République Démocratique du Congo, Marie-Françoise Plissart délivre le documentaire "Kinshasa Beta Mbonda", immersion contemplative au sein du Kinshasa profond, celui d’anciens Kulunas, ces délinquants issus de gangs criminels instrumentalisés par le pouvoir politique et édictant leur loi à la population locale, ayant fait de la musique leur repentance d’une existence hors-la-loi.

Le terme Kuluna désigne, à Kinshasa, les membres de gangs organisés auteurs d’actes criminels, prenant la forme de vols à main armée, de viols, voire d’homicides. Selon un rapport publié par l’ONG Human Rights Watch, le phénomène a émergé lors des élections nationales de 2006, ayant vu l’alliance majoritaire soutenant Joseph Kabila utiliser les Kulunas pour assurer la protection physique de son candidat, semer le trouble dans les manifestations politiques de partis d’opposition et intimider leurs partisans. En 2013, le Président Kabila, pointant du doigt ce climat d’insécurité prégnant à Kinshasa, qu’il avait, au préalable, pourtant contribué à créer, ordonne la mise en œuvre de ce qui sera appelé "Opération Likofi", véritable campagne d’éradication des Kulunas, orchestrée par le pouvoir exécutif et exécutée par la police. Forte de ses précédentes expériences en République Démocratique du Congo, desquelles sont issus maints travaux photographiques au long cours, Marie-Françoise Plissart a su aller au contact de ces repentis qui, influencés par leur "maître" – "Maître Alhim" comme ils l’appellent –, ont délaissé les armes pour les instruments de musique, se faisant désormais appeler les Beta Mbonda.


Kinshasa Beta Mbonda 4


Dès 2014, la réalisatrice, photographe de formation, part à la rencontre des Beta Mbonda, chose qu’elle réitérera régulièrement jusqu’en 2018, année au cours de laquelle elle entamera concrètement le tournage de son documentaire. C’est à travers le témoignage du dénommé Muchacha, premier percussionniste chez les Beta Mbonda, que se conçoit l’éventualité même de l’affranchissement de ces individus quant au gang auquel ils appartenaient jadis : « J’étais la première personne en tant que général Kuluna. Quand j’ai accepté, ça leur a plu. Ils se sont dit : "Grâce à lui, on pourra récupérer ses hommes" ». En effet, toujours selon le même rapport de Human Rights Watch, les Kulunas sont pour la plupart « des adolescents et des jeunes hommes regroupés dans des gangs criminels organisés, comptant de dix à vingt membres ». Aussi, le chef d’un gang est généralement appelé « général » et le plus souvent « un membre du groupe considéré comme le plus fort, le plus audacieux et invincible ».

Si l’inclination de leur chef peut expliquer cette opportunité d’émancipation s’étant présentée à ces anciens Kulunas, le film peine cependant à montrer ce qui décida Muchacha, en amont, à opérer cette rédemption, si ce n’est l’influence d’un "maître", originaire du même quartier populaire, Barumbu, et un attrait subit, presque ésotérique pour la musique : « Le jour où j’ai joué du tam-tam, j’ai ressenti un mystère, je ne sais pas comment expliquer ça, le tam-tam quand tu rentres dedans, c’est quelque chose de mystique… », confesse-t-il. Évidemment, il serait cynique de vouloir tout corréler, de manière systématique, à des variables socio-économiques, minimisant ainsi les vertus des arts et de la culture en tant que vecteur d’épanouissement personnel et de ciment social. Mais, comme se le demandait à juste titre l’un d’eux, du temps où ce fameux Maître Alhim leur proposait, en vain, de créer ensemble une école de percussion : « Combien on va gagner en jouant du tam-tam ? ».


Kinshasa Beta Mbonda 2


Car c’est dans une misère indicible que vivent les gens du commun, à Kinshasa, ce que le film de Marie-Françoise Plissart n’a pas vocation à montrer de manière frontale. A tout le moins, la réalisatrice la suggère, notamment au travers de portraits choisis, mettant en scène certains de ces Beta Mbonda en prise avec ce qui est désormais leur moyen de subsistance : Ibrahim perçoit l’argent des passagers d’un bus pour en gagner un peu lui-même, quand Scissé survit en repassant des costumes, alors que Mwanza s’est trouvé un talent pour « un jeu de hasard […] qui nécessite des calculs ». Néanmoins, et ce même si sa réalisatrice, contactée par PointCulture, se défend de toute « ambition journalistique en termes d’analyse des causes », le film pèche par une contextualisation lacunaire qui ne permet pas au spectateur d’articuler la petite histoire des Beta Mbonda, à celle, plus grande, de la ville de Kinshasa. Certes, nos protagonistes se succèdent, tantôt en discours, tantôt en musique, charriant avec eux tous les maux qui semblent ronger la société congolaise contemporaine : l’absence de travail, naturellement suivi du manque d’argent, le désir d’alternance dans un pays gouverné par le même homme depuis près de douze années, … Mais le propos politique n’y est que dilué, à peine égratigné, ne mettant que trop peu en perspective l’existence des Beta Mbonda au regard des événements historiques qui jalonnent le récent passé – l’opération Likofi – et le futur proche – les élections qui mettront fin à la présidence de Joseph Kabila – de ce Kinshasa sens dessus dessous.


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Interrogée par PointCulture à ce sujet, Marie-Françoise Plissart ne l’entend pas de cette oreille : « Ce ne sont pas des militants politiques, ils n’ont pas de discours élaboré, ni ne participent à des réunions quelconques, mais ils parlent de ce qu’ils vivent, ressentent, comprennent, avec des mots dont l’épure et la philosophie concrète dépassent leurs frontières et arrivent jusqu’ici, jusqu'à l’intelligence d'un spectateur qui se les approprie ». Par cette réponse, Marie-Françoise Plissart tend peut-être, probablement malgré elle, à la fois à sous-estimer la capacité de compréhension dont sont dotés des individus, aussi indigents soient-ils, relativement aux causes profondes de leur propre précarité, mais surtout à surestimer celle du spectateur occidental, peu au fait des machinations dont sont victimes les petites gens d'un pays aussi lointain de leur quotidien que l'est la République Démocratique du Congo, si ce n’est que, oui, le chômage les y frappe, que l’argent leur y manque : en définitive, rien de nouveau sous le soleil !

Si l’aspect strictement documentaire du film ne rencontrera pas les attentes du spectateur désireux de comprendre, l’esthétique y est, quant à elle, patiemment travaillée, faisant écho aux précédents travaux de Marie-Françoise Plissart, aussi bien photographiques que cinématographiques. En effet, il suffit de contempler ses clichés de mosaïques, multipliant les vues allant de loin en proche ainsi que ces façades animées de Kinshasa, pour entrevoir la genèse de ce Kinshasa Mbeta Mbonda, film de toutes les contemplations, aux plans larges et languissants, faisant la part belle à ces foules indistinctes, cette vie urbaine dense et grouillante, à ces anonymes vaquant à leurs occupations, imperturbables. De ces photographies en mouvement, montées de manière appliquée, sans précipitation, se dégage une forme d’errance, de flânerie qui, par la forme, tente de signifier le fond mais perd inévitablement le spectateur dans les méandres de ce Kinshasa !


Questionnée par PointCulture quant à ce parti pris, Marie-Françoise Plissart nous livre une analyse intéressante sur la pratique filmique à Kinshasa et les formes, selon elle, stéréotypées que revêt l’exercice du documentaire, de manière plus large : « La plupart des films documentaires sur Kinshasa sont tournés à la va-vite, souvent chaotiques au niveau de la prise de vue. Ils se construisent à partir de plans courts dont le rythme raconte un certain rapport au réel et les conditions sous-jacentes. […] C’est une forme à laquelle on est relativement habitués car c’est celle à laquelle les médias nous confrontent le plus souvent. Ce n’est pas une forme créative, qui prête à penser… ». S’il est vrai que le film documentaire, celui calibré pour la télévision, a souvent ceci de pompeux et prévisible qu’il tend à vouloir meubler le vide présumé de séquences qui, sans cela, seraient prétendument comme livrées à elles-mêmes, il semblerait que le cinéma de Marie-Françoise Plissart se situe non loin de l’autre bout du spectre, là où les images devraient s’auto-suffire parfaitement, et ce afin d'amener le spectateur à une réflexion, opérée presque ex nihilo, quant au sujet dont le film fait l’objet, en une sorte d’épiphanie intellectuelle qui n’aurait que faire de tout cadre contextuel. Mais puisque la réception d'un film n'est jamais fonction que d'une rencontre entre l'intention d'un cinéaste et les attentes d'un spectateur, le travail de Marie-Françoise Plissart en intéressera certainement plus d'un, dans la mesure où celui-ci revêt, à n'en pas douter, une sensibilité particulière et un point de vue d'une originalité rare qu'on retrouvera dans ses précédents films, notamment dans L'Occupation des sols, enchaînement de prises de vue aériennes ou, à tout le moins, en surplomb, témoignant de tranches de vie dont le banal se trouve ainsi transcendé.


Simon Delwart

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