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La Cantine de minuit et Le Gourmet solitaire

La cantine de minuit
Si la cuisine est un sujet universel, il faut bien avouer que le sujet a été abordé dans un très grand nombre de récits japonais. Point d’entrée habile pour parler de choses qui s’expriment généralement peu ? Simple et honnête gourmandise au premier degré ? Métaphore subtile ou matérialisme hédoniste ? Histoire de nourriture ou des gens qui la mangent ?« La Cantine de minuit » et « Le Gourmet solitaire » illustrent deux approches diamétralement opposées du récit de cuisine.

Toutes deux sont des séries télévisées tirées de mangas. La Cantine de minuit est une production Netflix, tirée de la série de mangas de Yarō Abe (et de la styliste culinaire Nami Iijima pour les recettes adaptées à l’écran). Elle en est à sa troisième saison, et est basée sur plus d’une vingtaine de livres. Le décor est une petite ruelle comme on en trouve au Japon, en marge des grands axes, où se situe un minuscule restaurant surnommé par ses habitués la cantine de minuit. Ouvert de minuit à sept heures du matin, il attire une clientèle qui vient là les nuits où on n’a pas envie de rentrer chez soi, où on n’a pas envie de rester seul. La carte est limitée à un plat, un seul, une soupe miso au porc, et un choix de trois boissons, bière, saké ou shōchū. Mais le principe du lieu est que le patron vous préparera le plat de votre choix, à la demande, pourvu qu’il ait sous la main les ingrédients. Chaque épisode présente ainsi un plat, une chose simple et succulente comme en connaît la cuisine japonaise, typique de la cuisine familiale ou de celle des bistrots du pays.

« Si j’ai beaucoup de clients ? Ben, figurez-vous qu’il y a pas mal de monde, ouais. » — La Cantine de minuit

Le choix du plat, pour tout nouvel arrivant, est déterminant. Ce plat a toujours une histoire, il n’est pas venu innocemment à l’esprit du client. Des tranches de vie se dissimulent dans ces bols et ces assiettes et une galerie de portraits se constitue au fil des épisodes. Des personnages que rien ne rassemble au dehors se retrouvent dans la cantine : un yakusa, un travesti, des danseuses légères, un écrivain, un acteur, et un groupe de trois femmes qui forment un chœur de théâtre grec commentant la vie du quartier, et surtout de ses habitants. Dans la tradition des histoires courtes japonaises, c’est par des détails insignifiants, des petits riens, que les drames se révèlent, et les anecdotes qui accompagnent les plats sont souvent d’une gravité tragique inversement proportionnelle à la modestie des recettes.

Des vies passent, des amitiés se font et se défont, des inconnus deviennent des habitués et d’autres disparaissent. Le pilier immuable autour duquel tournent toutes ces histoires est le chef, flegmatique et rassurant, à l’œil barré d’une mystérieuse cicatrice. Il est à la fois psychologue, travailleur social et confident, autant que cuisinier, comme le sont souvent les gens qui travaillent derrière ce genre de comptoirs. Une seule de ses rares phrases, accompagnée du plat juste, parvient souvent à résoudre des blocages inexprimés depuis de nombreuses années.

A l’opposé de cette approche sociale, locale et altruiste, se trouve, comme son nom l’indique, Le Gourmet solitaire. Créée, dans sa version manga, en 1994, par Masayuki Kusumi, et illustrée par Jirō Taniguchi, la série a été adaptée par l’auteur pour la télévision à partir de 2012. Elle suit un représentant de commerce, Gorō Inoshigara dans ses voyages à travers le Japon, immanquablement ponctués de fringales et de visites de restaurants locaux de spécialités. Avec un style très afternoon tv, copie involontaire ou parodique des émissions de tourisme culinaire qui ponctuent les créneaux de jour des télévisions japonaises, chaque épisode fait découvrir un lieu généralement dédié à la cuisine populaire ou à la street food (et non à la « haute cuisine » japonaise).

« Jamais nul ne vit l’abruti qui se repentit d’un repas exquis. » — Le gourmet solitaire

Grand timide, un peu misanthrope, le gourmet aime à manger seul. Son attention est entièrement captivée par les plats fabuleux qu’il enchaîne. Il solutionne généralement ses difficultés à faire un choix, parmi des menus tous plus alléchants et intrigants les uns que les autres, en s’offrant, après la première sélection de plusieurs plats, une autre sélection de plusieurs plats. Surprenant les tenanciers, pourtant habitués au Japon à un public gourmand, par son appétit vorace, il ponctue ses repas de soupirs de jouissance tonitruants accompagnés de divers cris « Umaï ! », « Oishii ! » et autres variations autour de « délicieux ». Son visage, d’ordinaire fermé et tristounet, s’éclaire à la vue des plats d’un sourire inattendu, qui se transforme dès les premières bouchées en moues extatiques. Le monde extérieur et la vie courante sont sauvés à ses yeux par ces moments de béatitude et de ravissement, lorsqu’un yakitori particulièrement original, un bouillon aux ramen spécialement réussi, ou d’inattendues propagules d’igname viennent ensoleiller sa journée de travail.

Solitaire, Gorō n’en est pas moins observateur de ses semblables. La sociologie des lieux qu’il fréquente l’intéresse tout autant que le menu, du moins avant qu’on ne lui serve son plat. Là, toute influence externe est éliminée, filtrée par les papilles. Mais, pendant ses quelques minutes d’attente, il se livre, souvent avec justesse, à une analyse pertinente du local, de ses habitués, de son statut dans la chaîne alimentaire. Les minuscules bouis-bouis, les lieux où la nourriture est avant tout prétexte à boire, les petits restaurants familiaux, les fast-food (qui ne prennent ce nom que pour la rapidité du service et la vitesse d'ingurgitation des clients, mais dans leur version japonaise servent une nourriture de qualité), toutes les versions de la gastronomie nationale y passent. Chacune y est présentée avec sa clientèle, salarymen (employés de bureau) tristes et pressés, adolescents branchés, groupes de femmes ou d’hommes, familles ou solitaires comme lui.

Si l’adaptation de La Cantine de minuit est extraordinairement fidèle au manga original, le Gourmet à l’écran est un léger décalage, une vision un peu resserrée des faits qui se concentrent sur le moment central du repas. On a enlevé au personnage son sourire énigmatique permanent pour le remplacer sur ce leitmotiv avant/après où seule la nourriture l’enjoue. On lui accorde de plus un fil de pensée qui n’aborde que très peu la rêverie très personnelle du manga et ses réflexions aigres-douces sur le passage du temps. Mais la présence à l’écran de l’acteur Yutaka Matsushige compense par son comique de circonstance son étrangeté un peu gauche. L’idée de l’engager dans La Cantine de minuit, en 2016, dans le rôle du yakusa Ryu, est une des excellentes idées de casting de la série.

Par-delà leurs différences, les deux séries ont en commun le fait de mettre l’eau à la bouche avec des choses simples et de faire tourner des vies entières autour d’un repas. Dans un pays où il est à peu près impossible de mal manger, et où, quels que soient les prix qu’elle pratique, la moindre échoppe ne tiendrait pas une semaine si la qualité de sa cuisine laissait à désirer, faire passer à l’écran (et à l’écrit) des moments d’émotions aussi intenses devant un bol reste une très grande réussite.

(Benoit Deuxant)


Midnight Diner: Tokyo Stories (La Cantine de minuit) est disponible sur Netflix


La Cantine de minuit est publiée aux éditions Le lézard noir

Le Gourmet solitaire est publié aux éditions Casterman

Jirō Taniguchi a également illustré un roman qui suit les aventures culinaires de Yōko Hiramatsu, journaliste : Un sandwich à Ginza, édité par Picquier

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