La formule implosive de Bill Evans
Sommaire
Le CD « Sunday at the Village Vanguard* » est un enregistrement public, dernière prestation d’une résidence de 15 jours du trio Bill Evans (piano) / Scott LaFaro (contrebasse) / Paul Motian (batterie) dans le club. C’est le premier enregistrement public du pianiste, avec tout ce que cela implique: le public crée une tension d’écoute**. C’est dans le cadre de cette formation que Bill Evans forgera sa notoriété en présentant une manière nouvelle d’aborder le trio piano jazz.
À l’origine de cet enregistrement, un personnage important, Orrin Keepnews producteur et responsable du label Riverside. Il a l’oreille fine pour déceler et produire de nombreux disques qui marqueront l’histoire du jazz malgré la non-réussite commerciale de certaines productions. C’est le cas pour le « New Jazz Conceptions », premier disque de Bill Evans en trio qu’il produit en 1956 et vendu seulement à quelques centaines d’exemplaires à l’époque. Il « s’acharne » aussi par exemple à enregistrer Thelonious Monk (entre1955 et1961) malgré l’impopularité de sa musique. Le producteur va donc donner l’occasion à certains musiciens de s’enregistrer, pressentant que quelque chose se passe au bout de leurs doigts.
Avec le CD présenté ici, réédition fac-similé de l’objet original***- matière sonore fixée sur un support - nous avons une trace, une idée de la musique d’une époque. Je trouve important de souligner cet aspect car cela permet de nous confronter à un document historique, à un objet proche de la production tel qu’il a été présenté (un enregistrement constitue un point d’ancrage sur la ligne du temps), tout en ayant conscience qu’actuellement les mentalités changent et que la «culture de l’album» tend à disparaître avec les pratiques de téléchargement de la musique sur le net.
Le jeu de ce trio est caractérisé par des mélodies, une régularité, des modulations au milieu du clavier qui marquent de faibles écarts tonals, un confinement dans une certaine intimité, une musique introvertie plutôt qu’extravertie, un jeu sans grands éclats, des phrasés clairs, une limpidité omniprésente. Le jeu est aéré. Les musiciens s’effacent subtilement pour laisser place à des duos ou solos avec reprise dans le rythme en «fondu enchaîné»: on est dans le registre du « swing cool ». En 1961 (année de parution du disque), le « swing cool » existe déjà depuis une bonne dizaine d’années. Ce n’est pas dans l’invention d’un genre donc, mais dans la manière de l’aborder que Bill Evans va se démarquer. Son apport est plutôt dans la continuité que dans la rupture.
En s’entourant de musiciens complémentaires, le pianiste va induire un jeu en synergie. Paul Motian à la batterie, spécialiste des balais, effleurements de cymbales, bruissements et colorations subtiles, et Scott LaFaro à la contrebasse, aussi à l’aise avec son instrument dans la rythmique que dans la mélodie. C’est dans l’interrelation entre les phrases mélodiques et les phrases rythmiques que la nouveauté apparaît. Une façon de faire nouvelle, ou plutôt une façon de faire qui se systématise et se contrôle tout au long du morceau, dans lequel la contrebasse et la batterie ne soutiennent plus uniquement le rythme [dong dong dong dong / tak tak tak tak], mais participent à l’élaboration de l’ensemble. C’est ce qu’on nomme l’« interplay » ou l’« intermodulation » qui sont en fait deux termes empruntés à des titres de deux albums du pianiste. Une grande évolution dans la conception du trio piano jazz qui aura son influence jusqu’à aujourd’hui.
On cite souvent Bud Powell comme mentor de Bill Evans mais, pour être tout à fait juste, il ne faut pas oublier de rappeler qu’une des inspirations majeures chez Bud Powell provient de Thelonious Monk, musicien charismatique et inclassable qui influence en fait beaucoup de gens à l’époque. Effectivement, à l’écoute de certains disques de Monk, on peut relever des prémices de l’«interplaying». Par exemple sur le disque paru en 1956 « The Unique » vers la fin de la plage n°4 Darn That Dream où Monk implique les deux autres musiciens dans la construction de la mélodie, où ils sortent de leur fonction rythmique**** (surtout le contrebassiste). Mais cette pratique n’est pas systématisée chez Monk qui est beaucoup plus ancré dans un jeu « bop***** », un jeu dans la rupture, subversif, dans du « faux swing », du « faux cool ». [L’Amérique de la fin des années 50 est encore sous le joug d’une ségrégation raciale virulente…
Trois étapes sont à mon sens très importantes pour mieux comprendre la musique de Bill Evans.
Tout d’abord, rappelons que Bill Evans intègre très tôt la conception et l’approche du piano par l’étude de compositions de musique classique européenne. Il débute à l’âge de 7ans l’apprentissage du piano et l’influence de Claude Debussy par exemple sera prépondérante dans son jeu. Pour s’en rendre compte je vous conseille d’écouter par exemple l’intégrale pour piano vol.2 et vol.3 par Jean-Efflam Bavouzet.
Bill Evans s’intéresse progressivement au jazz durant son adolescence et découvre alors une musique plus dans le feeling que dans l’écriture.
Ensuite la rencontre avec George Russell au milieu des années 50 lui permettra de faire le point sur le sujet entre écriture et feeling / improvisation. George Russell l’initiera à son nouveau concept (écrit sous forme de thèse en 1953 et publié en livre en 1959) : « le concept lydien de l’organisation tonal dans l’improvisation ». Cette thèse aura des répercussions majeures dans le milieu du jazz et jettera les bases du jazz modal*****. Elle est une des multiples facettes d’un courant émergeant vers la fin des années 50 qu’on nomme le « Third stream ».Littéralement « troisième courant », ce terme définit les recherches entre musique classique européenne et jazz. Recherches qui impliquent donc une relation entre écriture et improvisation. On se détache progressivement d’une culture populaire vers une culture savante et, chose mportante, on commence à étudier le jazz dans des académies******.
Enfin, avec le jazz modal, cette « nouvelle règle », une nouvelle tendance apparaît et l’année 1959 voit émerger ce qui s’avérera êtrele-disque-de-jazz-par-excellence: le fameux « Kind of Blue ». Miles Davis fait appel à Bill Evans pour cette session historique suite à une collaboration fructueuse entre février 1958 et novembre de la même année dans le cadre de son sextet régulier de l’époque. Avec John Coltrane, Cannonball Adderley, Paul Chambers et Jimmy Cobb, Bill Evans va parfaire son feeling auprès de « l’école bop », « l’école black ». Point sur lequel peu de biographies du musicien s’attardent, mais qui me semble pourtant primordial. Miles Davis s’exprimera par la suite (des années plus tard) sur l’apport important et personnel de Bill Evans dans la réussite de ce titre phare.
Loin de remettre en cause le génie de Bill Evans, surtout ne pas lire « c’est un copieur », disons que ces éléments constituent une base qui sera synthétisée et qui produira la nouveauté : cette nouvelle manière d’aborder le trio piano jazz. Je focalise ici sur un disque pour souligner l’importance de cette période pour le musicien et la dimension exceptionnelle de cet album, pourquoi il est considéré comme un classique du jazz. La carrière de Bill Evans ne se résume pas en un disque, je vous invite à approfondir l’écoute à travers la discographie sélective qui suit le texte.
Mieux comprendre les rouages d’une époque, les relations entre musiciens, la production d’un disque… permet de mieux appréhender une matière complexe, de prendre un point d’appui. Mieux s’initier à l’histoire [des enregistrements] permet de mieux situer les productions musicales actuelles. Dans un système qui s’occupe mal de sa mémoire, qui tend à vendre pour vendre de «la nouveauté», je tenais donc à rappeler ces quelques éléments.
En guise de conclusion, j’ajouterai simplement que Bill Evans est un musicien qui est toujours resté humble face à ce qu’il faisait (ce qui est souvent l’apanage « des grandsesprits »). À [re]découvrir.
Bertrand Backeland
Notes :
*Le Village Vanguard est un célèbre club de jazz de New York aux États-Unis situé au 178 de la Septième Avenue (au niveau de la 11e rue) dans le quartier de Greenwich Village. Il a été fondé vers 1935 et a accueilli les plus grands jazzmen, de John Coltrane qui y produisit de fameux enregistrements, à Bill Evans ou Wynton Marsalis.
** Les plages de la production originale sont issues de trois sessions et ne présentent pas l’intégralité d’un concert.
***Cette édition CD respecte l’édition originale: l’ordre et l’intégralité des morceaux, reproduction des photos et notes de pochette. L’enregistrement a été remasterisé à partir des bandes originales. Le producteur Orrin Keepnews a ajouté quatre « alternate takes » mettant particulièrement en avant Scott LaFaro, lui rendant une sorte d’hommage au vu de sa courte carrière, matière inédite jamais éditée. Quelques notes de mai 2008 ont aussi été ajoutées de la main du producteur.
**** Des changements du cadre rythmique s’opèrent également chez le batteur Max Roach qui sort la batterie de son rôle rythmique pour en faire un instrument à part entière. À écouter « We insist, freedom now suite ».
*****« Le bop est issu de la police qui cogne sur la tête des noirs. Chaque fois qu’un flic frappe un noir avec sa matraque, ce sacré bâton dit : ‘bop, bop, be-bop !’ » définition étymologique du terme « bop » par Langston Hughes, poète-écrivain qui fut un acteur important du mouvement culturel afro-américain durant les années 1920 appelé « la renaissance de Harlem ».
***** « Le jazz modal englobe toutes les formes harmoniques et mélodiques dans lesquelles on utilise d’autres paramètres que les gammes classiques majeures et mineures. On joue sur les modes (dorien, phrygien, lydien, mixolydien, eolien, locrien et bien d’autres). Depuis les années 70, la modalité fait partie des acquis du jazz et s’est diluée dans les différents styles contemporains. » [dictionnaire du jazz Robert Laffont] cf. « Kind of Blue » de Miles Davis
****** Une école, qui posera les bases de la pédagogie du jazz, voit le jour entre 1957 et 1960 : the Lenox School of Jazz. Les cours d’arrangements et de compositions alternent avec des séances d’histoire du jazz, répétitions en orchestre, cours individuels… Une volonté de cette école sous-tend à une certaine tendance de l’époque: réunir au sein de la musique la communauté blanche et la communauté noire victime de la ségrégation.
Les disques conseillés pour commencer à écouter Bill Evans :
- 1959 – « Kind of blue »
- Édition de 2008 : « Kind of Blue [50th anniversary collector’s edition] »
En 1959 Miles Davis rappelle Bill Evans (Bill Evans avait fait partie du sextet régulier de Miles Davis de février 1958 à novembre 1958) pour enregistrer une session qui s’avérera être le disque de jazz par excellence. Ce disque est le point de départ du jazz modal. Incontournable.
- 1961 – « Sunday at the Village Vanguard »
Ce disque peut être considéré comme la carte de visite du « style Bill Evans trio » et constitue une bonne porte d’entrée au trio piano jazz.
Le coffret 3CD « Complete live at the Village Vanguard » incluant le disque « Sunday at the Village Vanguard » est vivement conseillé aussi.
Les disques du trio Bill Evans / Scott LaFaro / Paul Motian (1er trio régulier) :
C’est dans le cadre de cette formation que le « style Bill Evans » s’affirme : l’« interplay ». Quatre enregistrements voient le jour avec cette formation. Malheureusement Scott LaFaro décède dans un accident de voiture dix jours après l’enregistrement de « Sunday at the Village Vanguard ». Triste sort pour ce trio qui n’en était pour ainsi dire qu’à ses débuts…
- 1959 – « Portrait in jazz »
- 1961 – « Explorations »
- 1961 – « Walz for Debby »
- 1961 – « Sunday at the Village Vanguard »
- 1961 – « Complete live at the Village Vanguard »
Bertrand Backeland