La Grainerie : c'est beau de manger bien
Marie, Sullivan, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur vous, sur ce qui vous a respectivement amenés au projet de fonder un magasin / café végane à Bruxelles ?
Sullivan Au-delà de la volonté de travailler en tant qu'indépendants, nous avons souvent déploré le manque d'offre en terme de préparations sucrées véganes à Bruxelles. L'idée nous est donc avant tout venue de ce constat, avec bien entendu l'objectif d'exposer au grand public ce mode de vie, malheureusement encore décrié qu'est le véganisme.
(Pour rappel : le véganisme est un mode de vie consistant à ne consommer aucun produit issu des animaux ou de leur exploitation. Source wikipedia).
Je dirais que changer l'image du véganisme a aussi été un réel moteur dans l'évolution de notre projet. Pour ce qui est de l'épicerie sans emballage, c'est surtout un choix de cohérence, car lorsque l'on s'engage dans une activité plus respectueuse pour l'environnement, il me parait difficile de passer à côté du problème du suremballage.
Marie Il y a un réel manque d’alternatives véganes à Bruxelles, que ce soit en termes de restaurants, de magasins ou de salons de thé. Il est très difficile de déguster un capuccino et une part de gâteau sans produits animaux, c’est même quelque chose que je n’ai jamais réussi à faire en deux ans de vie à Bruxelles en tant que végane. L’idée d’un lieu alternatif en terme d’alimentation est très vite arrivée, jusqu’à devenir notre véritable projet de vie.
Outre l’alimentation végétale, nous nous sentons très concernés par notre impact écologique en matière de déchets, et nous y faisons attention chaque jour dans notre manière de consommer. C’est pourquoi nous avons souhaité réunir ces deux paramètres importants pour la santé de la planète ainsi que pour celle de l’homme.
Partagez-vous l’un ou l’autre ou tous deux le mode de vie végane ? Si c’est le cas, pourriez-vous nous dire ce qui vous a conduits à faire ce choix ?
Sullivan Nous sommes tous les deux véganes oui. J'ai commencé par être végétarien début 2011, puis je suis allé assez naturellement vers le véganisme en 2013.
Ce qui m'a amené vers ce mode de vie est avant tout un questionnement quant à la place de l'animal aujourd'hui dans notre société. Pourquoi certains animaux sont-ils considérés comme nos « amis », alors que d'autres ne sont que de simples produits de consommation ? Avons-nous vraiment besoin de tuer autant d'animaux pour subvenir à nos besoins ? Réalisons-nous vraiment que tous les animaux sont des êtres sensibles et intelligents ? Etc.
Ensuite, je me suis intéressé aux bienfaits que cela pouvait avoir sur ma santé, sans compter l'impact considérablement réduit qu'à le mode de vie végane sur l’environnement, élément qui m'a aussi beaucoup renforcé dans mon choix.
C'est à peu près dans cet ordre que je résumerais le cheminement qui m'a amené à ne plus consommer de produits issus de l'exploitation animale. Sans compter les nombreux ouvrages et autres films que j'ai eu l'occasion de parcourir durant ces années.
Marie Si je suis devenue végane en même temps que Sullivan, j’ai pour ma part un parcours différent. J’ai arrêté de consommer de la viande en 2012 pour une question d’hygiène, plus précisément après avoir été très affectée par un reportage sur l’industrie de la viande. C’était à l’époque un choix « santé » un peu égoïste, et je continuais d'ailleurs à manger du poisson, ce qui n’avait pas beaucoup de sens lorsque j'y repense aujourd'hui. C’est Sullivan qui m’a introduite à d'autres thèmes tels que le spécisme, ce qui a contribué à changer ma vision de l’alimentation. Je suis donc passée d’une alimentation non carnée mais n’excluant ni le poisson ni les autres produits issus de l’exploitation animale, à un mode de vie totalement végane.
(spécisme : concept utilisé en philosophie morale pour nommer la discrimination que les humains imposent aux individus de certaines espèces animales, telles que les animaux d'élevage, les animaux destinés à l'expérimentation ou encore ceux considérés comme nuisibles. Source : wikipedia)
C’était un vrai challenge, mais l’aspect santé qui m’attirait aussi beaucoup m’a motivée à suivre ce choix, que je n’ai aucun mal à assumer maintenant. J’ai aussi fait une croix sur le cuir et la laine dans ma garde-robe, démarche qui s’est avérée être dans la suite logique pour me sentir cohérente avec mon mode de vie.
Quel regard portez-vous sur le mode de vie végane ? Peut-on parler de culture, de sous-culture ?
Sullivan Je n'aime pas parler de sous-culture. Le mode de vie végane est beaucoup plus vieux qu'on ne le pense. Le terme « vegan » est d'ailleurs né pendant la seconde guerre mondiale. Mais on peut retrouver la trace de mouvements de protection des animaux bien avant cela. Le regard que je porte aujourd'hui sur ce « mouvement » est assez partagé. D'un côté je me réjouis que les gens s'y intéressent de plus en plus, mais d'un autre je regrette qu'une petite partie reste assez fermée quant à l'évolution du mouvement. Certains véganes restent selon moi trop prosélytes ou moralisateurs, et je pense que cela n'aide pas à pousser les gens à se questionner sur leur mode de consommation. Au contraire, cela a plutôt tendance à braquer. Tant que des gens penseront que le mode de vie végane est un mode de vie marginal, nous n'aborderons jamais les vraies questions. Et en rapport à cela, je pense que beaucoup de véganes, dans leur attitude ou dans leur façon de vouloir convaincre à tout prix, n'aident pas à faire passer ce message d'ouverture.
Pour tout vous dire, j'aimerais autant que le véganisme n'existe pas en tant que tel. Je préférerais que seules les questions qui poussent certaines personnes à ne plus consommer de produits animaux soient mises en avant. Être végane finalement, ça n'est pas plus important que de décider d’être non fumeur, et pourtant dans ce dernier cas, on ne parle jamais de « mouvement anti-tabac ».Ne pas consommer de produits animaux est un choix de vie comme les autres. C'est quelque chose de personnel avant tout mais qui a un message politique intrinsèque fort puisqu'il va à contre courant d’un mode de consommation qui arrive d'ailleurs à ses limites. Maintenant il faut que les gens réalisent qu'être végane peut aussi aller de pair avec être gourmand, que l'alimentation végétalienne est très riche, savoureuse et très variée, et que vous pouvez nous inviter à manger chez vous ou au restaurant sans que la soirée ne finisse en pugilat.
Marie Comme Sullivan, je suis triste de remarquer que les véganes sont souvent considérés comme des marginaux, surtout en Belgique et en France. On le voit aussi bien au restaurant (où les options véganes sont quasi inexistantes dans la plupart des établissements) que dans l’univers médical qui décrit encore parfois une alimentation carencée. C’est un mode de vie qui est souvent considéré comme « dérangeant » ou problématique.
Dans certaines villes comme à Berlin, c’est un mouvement qui est beaucoup mieux accepté et démocratisé. Peut-être parce que le nombre de véganes est plus important et que ce mode de vie est présent depuis plus longtemps que chez nous. Je pense qu’il nous faut encore du temps ici, car les gens se méfient pour l’instant de cette culture qui remet en cause leurs habitudes bien ancrées. Il faudrait des discours plus doux et informatifs pour permettre à chacun de s’y intéresser à son rythme.
Comment ce mouvement s’exprime-t-il à Bruxelles ? Il me semble que les lieux comme la (future) Grainerie sont (encore) assez rares…
Sullivan C'est vrai qu'il y a un gros manque à Bruxelles, mais les choses commencent tout doucement à changer. J'ai beaucoup voyagé ces dernières années, et je dois dire qu'il est beaucoup plus facile d'être végane à Rome, Berlin, Paris ou Londres qu'à Bruxelles. C'est dommage car Bruxelles est un peu la capitale de cette nouvelle Europe. Mais j'espère que notre projet amènera justement plus de gens à se lancer dans ce sens. Car il est vrai qu'on peut parfois avoir l'air de venir d'une autre planète avec un projet comme le nôtre (surtout pour les administrations).
Marie En effet c’est un mouvement encore timide à Bruxelles, mais quelques petites cantines ouvrent avec des options véganes, et on trouve de plus en plus de foodtrucks végétariens. J’ai assisté à des cours de cuisine crue 100% vegan où les 10 autres élèves n’étaient pas du tout véganes mais s’y intéressaient beaucoup (surtout du point de vue « santé »). D’autre part, toutes les générations étaient représentées, ce qui est très positif !
La vente en vrac de produits biologiques, des propositions exclusivement végétales, sans huile de palme ni sucre raffiné, parfois crues et sans gluten : vous semblez veiller à la cohérence de votre offre. Votre projet comporte-t-il une part de pédagogie ?
Sullivan Oui, mais sans prétention non plus. On nous a parfois demandé si on voulait « rééduquer les gens », je trouve ce terme un peu fort, même si effectivement il y a une part de pédagogie dans notre projet. Nous avons veillé à rester cohérents, aussi bien dans notre offre, que dans l'aménagement de notre lieu, dans nos outils de communication etc.
Marie Je n’ai pas grand chose à ajouter à la réponse de Sullivan, nous partageons le même avis là-dessus puisque nous avons défini tous ces paramètres ensemble. L’idée était vraiment de créer un lieu cohérent et sincère sous tous les angles.
Outre les produits secs venus en vrac, l’épicerie se fera-t-elle le relais de produits véganes parfois difficiles à se procurer (simili-carnés, pâtes, faux-mages, compléments alimentaires, etc) ?
Sullivan Ça n'est pas prévu, d'autant plus qu'il existe un magasin plus spécialisé dans ce domaine à quelques centaines de mètre de notre local (Vegasme – chaussée de Waterloo). De plus, ce sont des produits que nous ne consommons pas forcément, privilégiant les aliments bruts (fruits et légumes, céréales, légumineuses, oléagineux, graines germées...)
Marie Ces produits, bien que très utiles pour trouver des alternatives faciles, surtout lorsqu’on devient végane sont systématiquement emballés et nous souhaitons le plus possible minimiser l’emballage. Je pense animer dans le futur des petits cours de cuisine pour fabriquer son fromage ou son lait végétal à partir de produits bruts, et ainsi donner envie aux gens de préparer eux-mêmes leurs produits de substitution, avec une empreinte « déchets » minime.
Dans votre cheminement personnel vers l’écologie et le véganisme, quels éléments se sont, plus que d’autres, avérés décisifs ? Des rencontres, des lectures, des documentaires ? Auriez-vous dans ce domaine quelques conseils dont vous pourriez nous faire profiter ?
Sullivan La liste est longue, mais j'ai été très sensible à plusieurs documentaires que je recommande souvent aux personnes qui me le demandent. Le premier à été « Earthlings », qui est très dur visuellement, mais qui résume selon moi très bien la place que l'homme à décidé de donner à l'animal, ainsi que la façon dont la société à réussi à arracher la compassion innée de l'homme envers les autres êtres vivants. Plus récemment, j'ai beaucoup aimé « Cowspiracy » qui est plus orienté sur l'impact écologique de la consommation de produits animaux. « Forks over Knives » est aussi très bien fait, et concerne plus l'aspect santé de l'alimentation végétalienne.
Je crois que le premier livre que j'ai lu sur le sujet est « Doit-on manger les animaux ? » de Jonathan Safran Foer. « Entretien avec un pirate » de Lamya Essemlali et Paul Watson, fondateur de la Sea Shepherd Conservation Society m'a aussi beaucoup marqué, tout comme les ouvrages de Mathieu Ricard qui aborde à plusieurs reprises la question de la consommation de produits animaux. Je ne pourrais que recommander ces ouvrages.
Marie Je ne vais malheureusement pas être très originale dans ma réponse car nous avons fait notre « parcours » ensemble, et j'ai donc vu et lu les mêmes ouvrages. Cependant, si je ne devais conseiller qu’un seul documentaire, ce serait « Cowspiracy », qui m’a personnellement beaucoup touchée.
Entretien réalisé par Catherine De Poortere en décembre 2015.
Cowspiracy, Kip Anderson (2014)
Faut-il manger les animaux ? Jonathan Safran Foer (2011)
Plaidoyer pour les animaux, Matthieu Ricard (2015)
Entretien avec un pirate, Paul Watson (2012)
photos © La Grainerie
Cet article fait partie du dossier Les véganes et l'antispécisme.
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