« La Mode déshabillée »
On la dit frivole, futile, capricieuse et vaine, affaire d’ego pour les uns, préoccupation exclusivement féminine pour les autres. Pourtant, la mode, c’est un art, une forme de créativité capable de hisser ses aficionados les plus allègres au statut d’icônes. À vrai dire, on s’en doutait un peu, et honnêtement, nul ne s’habille au hasard, pas même une personne dont l’apparence négligée laisserait croire que l’indifférence au style ne relève pas, elle aussi, d’un rapport spécifique à l’image. Le refus du costume, c’est encore un costume, une façon de se mettre en scène, d’apparaître devant les autres.
À l’échelle de la société, la mode agit comme un révélateur. Dans les années 1960, l’avènement du prêt-à-porter a déterminé l’essor d’une industrie prospère. En s’alignant sur les normes du capitalisme, celle-ci en a également embrassé tous les scandales. Surconsommation, gaspillage, obsolescence et exploitation sont des termes qui, chiffres à l’appui, décrivent l’envers d’un univers qui fascine autant qu’on le déteste.
Au désastre environnemental que représente cette industrie vient s’ajouter un malaise concernant la représentation des corps, la beauté réduite à des standards irréalistes et destructeurs.
Devant tant d'enjeux sensibles (pain bénit des réseaux sociaux), on peut saluer la savante diplomatie d’un projet capable de passer outre le mur d'incompréhension qui sépare fashion victims et adeptes du minimalisme vestimentaire.
Au fil d'une enquête dont le lecteur peut suivre le déroulement en direct, l’humour apparaît comme un moyen sûr de désamorcer les polémiques. Là où la mode se trouve prise en défaut, c’est-à-dire à peu près partout, le rire intervient pour rappeler que la situation n'est pas neuve et qu'il existe des solutions. Le rendu extrêmement dynamique du dessin contribue à ce salutaire décalage. Au passage, un peu d'irrévérence ne peut pas nuire à un monde qui se prend décidément trop au sérieux.
Fille du dessinateur de presse Lefred-Thouron, Zoé Thouron en profite pour prendre du recul par rapport à un territoire qu’elle habite depuis toujours, sa mère styliste lui ayant très tôt transmis le goût du vêtement sur le plan de l’invention. Quant à Frédéric Godart, normalien, docteur de l’Université Columbia et enseignant-chercheur à l’INSEAD et auteur d’un essai intitulé Sociologie de la mode (La Découverte, 2016), son enthousiasme pour son objet d'étude semble à jamais inentamé. Mandatés tous deux par Nathalie Van Campenhoudt, éditrice de la petite Bédéthèque des Savoirs au Lombard, maintenant éditrice de BD du réel chez Casterman, les auteurs entretiennent donc l’un et l’autre des liens étroits avec leur sujet. Incarnés dans leurs avatars dessinés, leurs positionnements respectifs s’organisent en un dialogue efficace propre à amener de l’information avec la fluidité d'une leçon de sociologie en acte.
Outre les auteurs, deux autres figures occupent de manière récurrente l’avant-scène de ce parcours didactique. Il s’agit de Marie-Antoinette et de sa couturière Rose Bertin, personnage clé dans l’histoire de la mode mais, comme souvent les femmes, effacé des mémoires. C’est un hommage que le livre lui rend, une manière de réparer l’oubli. Présente à ses côtés, Marie-Antoinette devient prétexte à toute une série d’anachronismes, procédé que l'on rencontre déjà, il est vrai sous un tout autre éclairage, dans le film éponyme de Sofia Coppola, réalisatrice également très proche des milieux de la haute couture.
En guise de conclusion, le dernier chapitre met en avant quelques alternatives éthiques utiles et ciblées pour qui persisterait à acheter du neuf, sachant que l’humanité possède aujourd’hui de quoi se vêtir pendant des décennies entières en ayant recours aux filières de seconde main.
Parce que la mode a souvent une longueur d’avance sur les sujets de société, elle capte à merveille les tendances qui la concernent ainsi que celles qui risqueraient de compromettre son avenir, et les transforme en objets de consommation. On a tous a l'esprit les fameux t-shirts Dior coûtant un bras, estampillés We Should All Be Feminists. Et en effet, ce que l’upcycling ou la mode écoresponsable nous rappellent aussi, en dépit de leurs bonnes intentions, c’est que la force suprême du capitalisme est de permettre aux industries de digérer les critiques pour produire encore davantage.
La Mode déshabillée, une enquête dessinée de Zoé Thouron et Frédéric Godart, Casterman 2021.
Texte : Catherine De Poortere
Crédits illustrations : Casterman