La musique country en Belgique – une interview de Jefferson Louvat
- PointCulture (Anne-Sophie De Sutter) : Pouvez-vous vous présenter ?
- Jefferson Louvat : Bonjour, je m’appelle Jefferson Louvat, né à Namur et ayant grandi en région liégeoise, j’habite actuellement à Bruxelles. Je suis musicien semi-professionnel. Mon instrument de prédilection est la mandoline américaine et je joue également de la mandole et du mandocello (qui équivalent respectivement à l’alto et au violoncelle).
Mon autre occupation est prévisionniste en météorologie au 1 Wing de Beauvechain, situé en Brabant wallon.
- Vous venez d’une famille musicale, votre frère Steve joue en effet du banjo… Pourquoi cet intérêt dans le bluegrass ? Pourquoi avoir choisi la mandoline comme instrument ? Est-ce que vos origines en partie hongroises ont également joué un rôle dans votre parcours musical ?
- Bien que mon père était mélomane et musicien amateur lorsqu’il était jeune, c’est mon frère ainé Steve qui a réellement initié cette aventure musicale. Lorsqu’il avait 13 ans, il a émis le souhait d’apprendre la guitare. A l’époque mes parents possédaient une méthode de banjo américain sur cassette, sur laquelle le banjoïste (le Français Jean-Yves Lozac), en plus d’enseigner chaque morceau dans le détail, les exposait avec un groupe de bluegrass, à savoir guitare, contrebasse, et mandoline.
À cette époque et sans surprise, le banjo américain était bien plus rare et « original » que la guitare et mon frère s’est épris de cet instrument. Le voyant prendre énormément de plaisir avec son banjo, mon père ayant entre temps racheté une guitare acoustique pour l’accompagner, je me retrouvai esseulé.
« Par chance, à force d’entendre cette cassette tourner en boucle à la maison, je me suis à mon tour épris du son de la mandoline que je trouvais d’une pureté cristalline incomparable. De plus, l'esthétique de l’instrument m’a toujours subjugué, encore aujourd’hui d’ailleurs. J’ai commencé à en jouer à l’âge de 11 ans. » — Jefferson Louvat
Par la suite, nous avons pu louer plusieurs disques (vinyles) à la médiathèque de Liège, albums qui se sont avérés cruciaux dans notre apprentissage et dans la découverte du style bluegrass. Nous avons aussi commencé à assister à des concerts de musiciens belges, européens et américains de passage en Belgique, ce qui est très formateur également.
À ce stade, mes origines hongroises n’ont joué aucun rôle dans mon initiation musicale, j’étais totalement absorbé par cette musique qui a vu le jour dans les années 1940 grâce au génie visionnaire de Bill Monroe, originaire du Kentucky, surnommé « the Bluegrass State ».
C’est bien des années plus tard, lorsque j’ai été curieux de m’ouvrir à d’autres styles, que les musiques d’Europe centrale et de l’Est ont fait écho à mes origines hongroises. À cela s’est ajouté un besoin de me reconnecter à ces racines, à la langue, au souvenir de ma grand-mère.
- Avez-vous vu le documentaire de Ken Burns, « Country Music » ? Qu’en avez-vous pensé ?
- Je ne l’ai pas vu malheureusement, donc je ne saurais en parler.
- Quelles sont les raisons d’après vous du peu de succès de la country et du bluegrass en Belgique ? Et tout particulièrement en Belgique francophone ? J’ai en effet l’impression que la country et le bluegrass sont plus appréciés en Flandre (voir par exemple le succès du film The Broken Circle Breakdown, la seconde saison de la série Undercover…).
- C’est, je pense, une question de culture, de folklore. Pourtant la country trouve ses origines dans les musiques folkloriques importées d'Europe ainsi que dans la tradition musicale chrétienne, qui rencontre l'influence du style gospel des Noirs américains. Il s'agit donc d'un style de musique dont les origines sont multiples et profondément entremêlées. Il est à noter que, pour une frange de la population francophone, la country est connotée péjorativement « cowboy-western » et s’en trouve malheureusement impactée. Le célèbre film Délivrance, réalisé par John Boorman en 1972, a certes popularisé la musique américaine à l’époque grâce à l’incontournable morceau « Duelling Banjos », mais a également accentué le côté marginal de cette musique, en l'occurrence le bluegrass. L’acteur jouant le banjo n’étant pas …disons… très éduqué. Alors que The Broken Circle Breakdown est un film d’une tout autre nature…
Maintenant, la country music reste tout de même très populaire de par le monde et le bluegrass, bien que moins répandu, reste vivace et rencontre aujourd’hui un beau succès auprès des jeunes générations.
« Même en Belgique, je remarque qu’il y a bien davantage de jeunes qui s’y intéressent, comparé à il y a 20 ou même 30 ans, quand j’ai commencé. Des instruments comme le banjo ou la mandoline ne sont plus aussi marginaux qu’avant, ils ont comme gagné en crédibilité. Les mentalités changent à ce niveau et c’est pour un mieux. » — Jefferson Louvat
- Est-ce que ça pourrait être lié à langue ? Les chansons country expriment en effet les sentiments de la vie quotidienne, l’amour, le divorce, la rédemption… Ou serait-ce parce que la chanson française exprime déjà tout ça ?
- Les pays de langues germaniques comme l'Irlande, l’Allemagne ou les Pays-Bas sont sensiblement plus ouverts ou réceptifs à ce style de musique résolument anglophone. La barrière est moins un frein dans ces pays que dans ceux où l’on parle une langue latine, je pense que cela doit jouer un rôle en effet. Il est vrai que la chanson française est déjà riche de ces thématiques, la communauté francophone doit certainement mieux s’y identifier, cela lui parle davantage. De nouveau je pense que c’est plus une question de culture nationale, d’identification aux artistes de chez nous, mais d’une manière générale bien entendu. Le paysage musical actuel regorge de personnalités internationales tous styles confondus.
- Pensez-vous que la country a représenté un des véhicules (via la musique elle-même, ou via le cinéma, les westerns) de la propagation de « l'American Dream » vers les autres continents, l'Europe en particulier ? En quelque sorte un voyage opposé aux migrations initiales, de l’Europe vers les États-Unis.
- Oui très certainement, mais je me dois d’en parler au passé car cela fait de très nombreuses années que je n’ai plus côtoyé le milieu country pour privilégier celui du bluegrass (et autre) qui, bien qu’aux premiers abords semblent très similaires, présentent cependant de nombreuses différences.
« D’aussi loin que je me souvienne, les festivals country ou autres événements liés à cette musique (en Wallonie du moins) ont toujours drainé un public très spécifique. Adepte du « square dance », de l’habillement « western », à quoi s’ajoutait un décorum souvent poussé à l’extrême (reconstitution de saloon et prison, shérif, faux dollars en guise de monnaie, drapeau confédéré côtoyant le drapeau de l’Union…). » — Jefferson Louvat
Je pense en effet que le cinéma y a joué un rôle important, à une certaine époque du moins, et sans doute encore aujourd’hui. Très souvent le trait était grossi, voire exagéré. Cela devait inspirer l’exotisme, un certain esprit de liberté et de grands espaces, d’autant plus pour ceux qui n’avaient sans doute pas la possibilité de voyager si loin mais en rêvaient fiévreusement. Cependant, je ne pense pas que l’aspect historique des migrations massives d’Europe vers les États-Unis fin du 19ème et début 20ème siècle ait pu jouer ou puisse jouer un quelconque rôle dans le fait d’adhérer à cette musique ou pas.
La country music se veut avant tout festive, met en avant un folklore aux origines certes modestes mais elle est devenue une musique de masse, populaire et à caractère commercial. Aux USA, les stars de la Country Rock (par ex. Brad Paisley) remplissent des stades entiers et les gens vont au concert comme ils iraient voir un match de baseball. Je pense que cela occulte cette connexion à l’histoire.
Cela dit, il est en effet intéressant, lorsqu’on y réfléchit bien, d’observer ce voyage retour vers l’Europe où la musique a voyagé sans les gens alors que dans l’autre sens la musique était souvent le seul bagage que ces millions de personnes ont emmené avec elles.
- Vous avez travaillé pas mal aux États-Unis, vous vous êtes produit au Grand Ole Opry, le temple de la country music à Nashville. Pouvez décrire cette expérience ? En quoi est-ce différent de jouer en Belgique ?
- Mon premier voyage aux États-Unis remonte à 1997 et c’était à Nashville, Tennessee. J’ai eu la chance immense d’être accompagné par un ami, le légendaire banjoïste Bill Keith qui est venu m’y rejoindre pour une semaine, durant laquelle j’ai pu rencontrer nombre de musiciens de grande renommée, visiter de prestigieux studios et firmes d’instruments, accéder aux backstages de lieux mythiques comme le Grand Ole Opry et même me produire pour quelques instants sur la grande scène devant une salle comble.
Il faut bien se rendre compte que la country music ou le bluegrass viennent de là. C’est une véritable institution, une fierté nationale. Garth Brooks a tout de même chanté « Amazing Grace » lors de l’investiture de J. Biden, plusieurs groupes et musiciens célèbres de country/bluegrass se sont produits à la Maison-Blanche, certains d’entre eux ont étés décorés de la médaille nationale des Arts par le président lui-même.
Le Grand Ole Opry est connu comme « the Home of Country Music ». C’est le plus vieux programme radiophonique de tous les temps (sur les ondes WSM depuis le 18 octobre 1925 !)
C’est également devenu une émission télévisée de divertissement dans un lieu appelé « Opryland » situé un peu en dehors de la ville. Tout y est pensé pour le public, pour les artistes, c’est un véritable temple, un musée.
« S’y trouver, s’y produire donne le sentiment d’être à la maison, d’être au cœur, à l’épicentre de cette musique. C’est un sentiment unique qu’il n’est pas possible de ressentir ailleurs. À Nashville ou ailleurs aux États-Unis, on ne retrouve pas cette volonté de « faire comme » ni d’imiter quelque chose, on y est. » — Jefferson Louvat
En Europe et notamment en Belgique, on tente d’exposer un maximum de la culture américaine, un condensé d’une multitude d’éléments que l’on ne retrouve pas forcément, voire pas du tout, aux USA. C’est très intéressant à observer et à analyser.
- Votre projet Szabadság s’éloigne de la country et du bluegrass, pour s’intéresser plus aux musiques d’Europe (centrale). Est-ce lié aux attentes du public européen ? Ou plutôt à votre collaboration avec Ariane Cohen-Adad ?
- Sans aucun doute cela est venu de ma rencontre et de ma collaboration avec Ariane. De la même manière que je viens de la musique bluegrass, elle provient de la culture klezmer et chants yiddish, musiques des Balkans. Même si l’on ne joue pas ensemble de bluegrass ni de klezmer dans le pur style de la tradition, ces musiques sont connectées l’une à l’autre bien plus qu’il n’y paraît.
Par exemple, il y a un grand nombre de musiciens bluegrass d’origine juive, descendants directs ou indirects de gens venus en Amérique lors de la grande migration. Ces gens, comme dit plus haut, ont apporté leur musique avec eux. Il y a eu notamment un regain de la musique klezmer en Amérique vers la fin des années 1970 (le Klezmer Revival) alors que cette musique déclinait depuis plusieurs décennies en Europe suite à l’holocauste. Nous avons pu assister à une fusion de styles qui fait qu’aujourd’hui le bluegrass et le klezmer cohabitent parfaitement.
« Avec notre duo Szabadság (qui signifie « liberté » en hongrois), nous nous attachons à mêler ces deux styles musicaux principaux avec notre parcours, notre histoire. À cela s'ajoutent des compositions personnelles qui sont un trait d’union entre le passé, les différentes cultures et le présent. C’est un travail de mémoire que nous essayons de pérenniser à travers notre musique car cela nous tient très à cœur. » — Jefferson Louvat
- Votre dernier album se nomme « Ellis Island ». Quels rapports y a-t-il (ou pas) entre les différentes immigrations européennes ayant transité par Ellis Island et la country ?
- Vu notre démarche artistique, Ellis Island s’est imposé comme le titre parfait de notre nouvel album. L'histoire de cette île, de ce « no man’s land » est captivante mais aussi tragique. On l’appelait « l’île aux larmes ». Des millions de gens venus principalement d’Europe pour une vie meilleure ont transité par Ellis Island, certains y sont nés d’autres y sont morts. C’était une des portes principales pour rentrer en Amérique.
Au 19ème siècle, les premiers colons ont initié la musique old time, la musique des Appalaches (chaîne montagneuse dans l’est du pays) et les chansons hillbilly. C’était une musique simple, de la terre, rurale.
La country est arrivée plus tard dans les années 1920 et a connu un essor grâce à la radio dans les années 1930/40 suite à la Grande Dépression.
Nous sommes donc en plein dans ce flux migratoire et dans les années de pleine activité d’Ellis Island.
L’Amérique étant un pays principalement construit sur la colonisation, la musique country nord-américaine telle qu’on la connaît n’aurait donc pas vu le jour sans l’influence considérable issue de la migration des peuples, principalement venus d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse aussi bien que du continent africain, pour ce style de musique en particulier du moins.
Propos recueillis par e-mail par Anne-Sophie De Sutter en avril 2021.
Crédit photo :
Les morceaux qui illustrent l’interview ont été sélectionnés par Jefferson Louvat, sauf celui de Szabadság.
Cet article fait partie du dossier Semaine de la musique belge 2024.
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