La peinture de Gerhard Richter : de la figuration à l’abstraction
Il ne vous reste que quelques semaines pour vous rendre à l’exposition sur Gerhard Richter organisée au S.M.A.K. de Gand. Cela faisait plus de quarante ans que son travail n’avait pas été exposé dans un musée en Belgique. Considéré comme l’un des peintres les plus importants de sa génération, Gerhard Richter est né en 1932, dans ce qui deviendra plus tard l’Allemagne de l’Est. Lors de ses études à l’Académie des Beaux-arts de Dresde, sa pratique artistique est cadenassée par l’idéologie socialiste de la RDA qui oblige les peintres à s’exprimer selon l’esthétique du réalisme socialiste. Insatisfait, il décide alors de fuir en Allemagne de l’Ouest pour se consacrer pleinement à son art. Rapidement, Gerhard Richter se dirige vers une peinture figurative à la fois teintée d’abstraction en développant un style pictural inspiré d’un autre médium, qui le fascine tout autant : la photographie. Le rendu flou et vague, comme dans « Frau, die Treppe herabgehend » (Femme descendant l’escalier), est caractéristique de sa peinture et annonciateur de son cheminement vers la peinture abstraite qui fonde sa pratique artistique actuelle.
Au S.M.A.K. de Gand, c’est cette marche progressive vers l’abstraction qui est racontée. Ainsi, les premières œuvres de Gerhard Richter sont présentées en regard d’une série de toiles abstraites parfois très récentes (huit œuvres datant de 2017 sont exposées en exclusivité). En faisant dialoguer ces différentes créations, les liens qui les unissent finissent par apparaître et avec eux, le fil conducteur de sa démarche. En fait, Gerhard Richter ne cesse de peindre la société et son évolution, créant ainsi de véritables témoignages de son temps. En cela, ses tableaux relèvent d’un genre pictural très précis, celui de la peinture d’histoire.
Gerhard Richter Painting
Dans le documentaire Gerhard Richter Painting réalisé en
2011 par Corinna Belz, cette relation qui existe entre les œuvres de l'artiste et
la peinture d’histoire est tacite, mais elle s’exprime par moment de manière
très nette.
Impossible de ne pas évoquer la richesse de ce long-métrage qui nous fait découvrir le travail de Gerhard Richter par la contemplation. Les mots sont rares, ce qui est presque troublant. Les images sont quant à elles inédites. Pour la première fois, le peintre s’est laissé filmer en pleine action. C’est une intrusion, plus encore, un non-sens dans la sphère secrète de la création. C’est aussi une décision difficile à assumer pour un homme rempli de doutes, parfois désemparé face à la caméra mais qui, finalement, par cet acte, fait preuve d’une grande générosité.
Les couleurs sont étalées à l’aide d’un racloir. La matière appliquée en couche épaisse coule, finissant parfois sa trajectoire au sol. Le bruit de la peinture accrochant sur la toile meuble le silence. Les tableaux changent continuellement, si bien qu’il est impossible de deviner le résultat final puisque l’artiste semble lui-même possédé par son art. C’est la peinture qui décide, capricieuse, elle lui impose sa cadence. Il faut du temps pour construire un tableau et sa finitude découle d’un consensus entre le peintre et le médium.
"Mon incapacité, l'impossibilité de réaliser, d'achever, de peindre une toile réellement valable, et surtout ne pas savoir à quoi devrait ressembler cette toile me désespèrent. Mais, en même temps, je garde l'espoir de réussir, d'y parvenir à force de persévérance. Par moments, une chose prend naissance qui nourrit cet espoir, une chose qui rappelle ce à quoi j'aspire ou qui me le laisse entrevoir, même si, trop souvent, ce n'est qu'illusion, même si la chose entrevue dans l'instant a disparu pour ne laisser que l'ordinaire ." — Gerhard Richter, 1985.
Gerhard Richter appartient aux artistes privilégiés bénéficiant d’une reconnaissance solide de son vivant. Le documentaire ne tente pas de dissimuler cette popularité. On croirait même lui déceler un petit côté mondain, mais au fur et à mesure des minutes c’est un artiste préoccupé, solitaire et tourmenté que l’on découvre.
Peinture d’histoire
Témoignages de la société dans laquelle il évolue, les toiles de Gerhard Richter, nous l’avons mentionné plus haut, appartiennent au genre de la peinture d’histoire. Cette appartenance est d’autant plus motivée par les liens qui existent entre sa pratique et la photographie. Gerhard Richter est subjugué par cette technique et son travail, s’il est pictural, repose sur cette fascination pour le médium photographique. Corinna Belz réussit à faire apparaître ce point essentiel progressivement et de manière détournée. La photographie est omniprésente, depuis les clichés miniatures de ses tableaux arpentant les murs de carton des maquettes d’exposition, à la découverte des photographies collectionnées par Gerhard Richter. Des images de famille souvent, qui lui servent d’inspiration pour peindre. Toutes ces allusions semblent dérisoires jusqu’au moment où la caméra s’arrête sur une image accrochée au mur de son atelier, levant le voile sur la fonction que remplit la photographie pour l’artiste.
Mais quelle est donc cette image ? Il s’agit d’une des rares photographies prises à Auschwitz par un membre du « Sonderkommando ». Issue d’une série de quatre images floues prises secrètement en août 1944, elle montre des détenus brûlant les corps sans vie des juifs exterminés dans les chambres à gaz. L’émotion de Gerhard Richter est profonde lorsqu’il raconte cette image. Parce qu’elle a été prise de loin en toute discrétion depuis la porte d’une chambre à gaz, la photographie manque finalement de limpidité et donne presque un sentiment de tranquillité. Les images savent si bien mentir… C’est en s’approchant que l’on découvre l’horreur de ce qu’il s’y passe. Corinna Belz décide très justement de faire remarquer la présence de cette image dans l’atelier de Gerhard Richter. Elle met ainsi le doigt sur cette tourmente qui l’anime. On devine un traumatisme, celui de la guerre qu’il vit dans l’enfance.L’œuvre de Gerhard Richter est imprégnée de cette blessure de vie tant personnelle qu’universelle. C’est probablement pour cette raison que le peintre est si reconnu, il incarne une figure hantée par un trauma ayant ébranlé son humanité. Les photographies dont il se sert dès ses débuts et qui inspirent ses œuvres figuratives sont mémoire, preuves, rappels et témoins d’une réalité passée. Gerhard Richter les considère également comme des intrusions dans notre conscience et cette irruption de la réalité est pour lui effrayante. Finalement et très modestement, on peut se demander si ce cheminement vers l’abstraction constitue pour Gerhard Richter, une réponse à cette angoisse ?
Alicia Hernandez-Dispaux
expo au S.M.A.K. de Gand
Jan Hoetplein 1
9000 Gent
Jusqu’au 18 février 2018
9h30-17h30 en semaine
10h00-18h00 en weekend