La poésie en mains propres
Sommaire
Rompre la distance
En plein confinement, Maxime Coton peaufine l’édition d’un recueil de poésie, « Au dos des nuits ». Une lente maturation. Une manière de ronger ses freins et de se projeter dans « l’après ». Le livre matérialisé, au printemps, cristallise le besoin impérieux d’échapper aux masques, gestes barrières, bulles et contrôles. Qu’est-ce qu’écrire et diffuser de la poésie, en général et en temps de pandémie plus spécifiquement, si ce n’est pour soigner le manque de liens et questionner ce que les restrictions de libertés font à notre relation à la planète et aux autres ? Si ce n’est pour réveiller et mêler nos sensibilités face à une gestion du monde qui détruit l’espoir de l’habiter en harmonie? Il ne suffit plus de confier le livre aux circuits normaux de la diffusion. Il y a urgence à entretenir ou à restaurer de réels courants de poésie. Le déficit de passage d’imaginaire des un.es aux autres est abyssal. Alors Maxime Coton décide d’aller remettre le livre en mains propres. Parmi les personnes qui ont commandé le recueil, il effectue un tirage au sort et trace un cheminement qui relie leurs lieux de vie. Il enfourche un vélo (électrique) qui tire une charrette en bois (60kg) où sont rangés les livres et qui peut se changer en présentoir de libraire (par exemple dans une cour d’école, sur la place d’un marché). Voilà, le Tour du livre peut commencer, en route, pour un périple de 400 kms, le facteur de poésie est lancé.
La poésie, le toucher
Le pédalier tourne et ronfle comme avide d’aspirer et mouliner le vent. Les pneus font chanter l’asphalte granuleux et les gravillons (ce sont des routes de Wallonie !). La suspension et le bois de la carriole ont des bruits de barque qui tangue dans les vagues. Le cycliste ouvre l’horizon de son guidon bien large. La locomotion a quelque chose d’aérien. Les images rendent à merveille l’effet de libération, la fin de la réclusion entre quatre murs, la soif d’épouser le large, de s’ouvrir aux paysages, sans contrainte, de cavaler vers l’inattendu de la rencontre. La pandémie nous a gavé de virtuel et « distanciel », le capitalisme de plateforme, et donc de la « dématérialisation », a fait un bond en avant. Mais ici, retrouver le dehors, c’est aussi renouer avec les matières, les textures, la main. A l’heure du tout numérique, la caméra pénètre dans la Maison de l’imprimerie, à Thuin. Mémoire de ce qu’était, autrefois, la fabrication d’un livre : les doigts caressent, dans la casse, les lettres de plomb, rencontrent le fantôme du typographe. Il y aura les doigts sur les cordes de guitare. L’établi, les mains et les outils qui apprennent à façonner le bois. La brosse et la colle pour tapisser la brique de mots-images. Des baisers branchages. La bêche qui retourne la terre. La main qui poigne la canette de bière pour libérer un poème de Verhaeren.
Butiner l’indicible
A chaque station – où Maxime Coton dépose l’exemplaire attendu de son recueil et l’intention est aussi de récolter-filmer-enregistrer les marques de cette attente de poésie – des moments de lecture sont partagés. Fugaces, aléatoires, parfois prenant la forme de joutes hospitalières. Ou rituel pour exorciser l’espace rendu inhospitalier par la crise sanitaire. Et à chaque personne rencontrée, il est demandé de définir ce qu’est la poésie. La caméra, alors, capte surtout le silence, le désarroi face à la question, un désarroi dont il semble que l’on se régale, la brillance des yeux qui cherchent en atteste. Voilà une chose qui échappe à toute définition automatique et univoque. Ouf, ça, ça sent la liberté. C’est la chose même qui importe à tous et toutes, manifestement, c’est la corde sensible révélée face caméra, brute, et qui connecte à l’indicible. Pas de mot pour dire vite et bien ce qui compose de mots-images-musiques ce qu’on appelle « poème ». Ca bredouille. Un regard sur la vie. Voir ce qu’on n’a pas l’habitude de voir. Une force qui peut nous sortir de nous-mêmes, désarticuler les certitudes. C’est l’exploration mutique de l’inexprimable. C’est l’écriture du rêve, le ciel, les fleurs, l’amour, le bonheur simple qui désarme, l’émerveillement insondable. C’est du mouvement, ça fait bouger tout le corps, d’où jaillit la beauté de bifurcation, hors des canons, ainsi que la délicatesse lucide, trait d’union entre force et fragilité. C’est la mécanique céleste qui s’empare des corps, de nos vies hétérogènes et qui, un bref instant, unit en un même rythme toutes nos composantes hétéroclites, rengaine extralucide. Heureusement, ça n’a pas de sens. Ca échappe au sens préformé, au langage fonctionnel, algorithmé. C’est le travail imperceptible, incommensurable et bourdonnant des abeilles dont la perte signifierait la désertification des champs et vergers.
L’événement, la fulgurance
Le périple pédalé, au fil des jours, de la campagne à l’urbain, a sillonné entre carte et territoire. Entre le trajet tracé, théorique, et ce qu’il devient au fil des jours, dans le réel et ses événements, ses aspérités infimes, expérientielles. Les deux ne se recouvrant jamais. Il y a eu les expériences avec les humains, mais aussi les non-humains, les éléments naturels, les choses, les signes, les traces d’autres cheminements. Le son lointain des cloches. Une silhouette enfilant le sentier des poètes au château Beauregard. Des champs ouvert à la cueillette libre de fleurs. Le vestige d’une hutte en bois, refuge contemplatif. L’accumulation d’objets que draine une existence, contre les murs d’une maison, comme autant de souvenirs emportés par une crue. Et puis Maxime arrive à Malmédy. Il est attendu. Il raconte ce qui est arrivé, de quoi a été fait le tour du livre. Cette narration s’entretisse à des extraits lus du recueil. L’accordéon joint sa respiration à celle de la poésie de la ligne d’arrivée. Les corps se rassemblent. Quelques mots, entre vers libre et slogan de manif, circulent, rassemblent, relient. No poetry ? No party ! Ca tangue, ça chante, ça bouge. Quelque chose prend. Un carnaval de fortune. Un chant des possibles. Un événement, un vrai. « Autre nom ou autre face de l’impossible, l’événement serait ainsi ce qui seul permettrait de donner toute sa mesure au possible : celle d’une vérité nouveauté ne pouvant se faire jour que sur le mode de l’irruption et de la fulgurance. » (Haud Guéguen, Laurent Jeanpierre, « La perspective du possible », La Découverte, 2022) Le tour du livre est une idée, ça ne fait que commencer…
Pierre Hemptinne
Référence : Maxime Coton, « Au dos des nuits », Éditions Tétras Lyre
« Le tour du livre » sera diffusé :
- Samedi 19 mars, La Trois RTBF, 23h00
- Dimanche 20 mars, Arte BELGIQUE, 18h30
- Jeudi 07 avril, Cinéma Nova (Bruxelles), 20h00 et 21h00 (deux diffusions à la suite car jauge de 50 personnes)