La Pudeur et l’impudeur d’Hervé Guibert
Trois ans, trois ans sur trente-six – durée totale de vie – trois ans de conscience de la maladie, trois ans d’initiation, d’exploration, d’appropriation, trois ans de représentation. La Pudeur ou l’impudeur se loge dans la période sidéenne de la vie d’Hervé Guibert, geste ultime que l’on aimerait, par antagonisme ordinaire, qualifier de malade voire de malsain, s’il ne s’avérait l’exact prolongement d’une entame artistique en tout point analogue à sa conclusion, autofiction née comme elle s’achève, dans l’exultation du corps. Car ni le voisinage de la mort ni la souffrance, ni même leur soigneux ouvrage de détérioration physique et mentale ne peuvent compromettre l’acuité de la sensation jointe à celle de la frénésie intellectuelle. Pour Hervé Guibert, la maladie est une mise en acte, comme si subir revenait à décéder prématurément, à se soumettre alors même qu’il faut créer, jusqu’à la fin, rien d’autre. Trois ans de sida dans la matière, sur la table de chevet, à portée de main, chapitre par chapitre en ce qui concerne le vécu, et en désordre, dans le jaillissement du subjectif, pour ce qui est du texte. En toute occasion l’écrivain se lit plus qu’il ne se vit, en particulier Hervé Guibert. Se regarde, s’examine, se distancie. A nous de voir l’effet, le résultat – écrit (Le Mausolée des amants, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Le Protocole compassionnel…), télévisé (Apostrophes 16/03/90, Ex libris 07/03/91), photographié ou filmé (La Pudeur ou l’impudeur).
« Il faut déjà avoir vécu les choses une première fois avant de les filmer en vidéo. Sinon on ne les comprend pas, on ne les vit pas. La vidéo absorbe tout de suite et bêtement cette vie pas vécue, mais elle peut aussi faire le lien entre photo, écriture et cinéma. Avec la vidéo, on s’approche d’un autre instant, de l’instant nouveau avec, comme en superposition, dans un fondu-enchaîné purement mental, les souvenirs du premier instant. Alors, l’instant présent a aussi la richesse du passé. » (Hervé Guibert)
La trace vidéo occupe un espace paradoxal, indépendant du lieu de l’écrit, puisque "écrire, c’est oublier les choses, effacer par l’expression". Ce que les mots suppriment, qu’en font les images ? Chez Guibert (cas particulier), la vidéo sert à détacher le réel. Et non à déréaliser. Plutôt : arracher, couper les racines, délester, faire monter, élever. Il y a un côté naïvement éthéré dans La Pudeur, le grand ciel bleu qui ouvre l’œil, le vent sympathique qui agite les branches, la ritournelle « Pierre et le loup », les voiles au plafond, la lumière tantôt traversée, tantôt déversée, l’eau qui habille la maigreur mieux que les vêtements, les frissons, la langueur, les draps blancs désormais plus gras que la peau. Tout cet impondérable imprègne visuellement le film, proche de l’idée du suicide, contrechamp ironique de la maladie, échappée belle et terrifiante. De ce côté-là, ça devient clinique et franchement désagréable. Les tons bleus et gris badigeonnent la dégradation, très ritualisée, du quotidien (pour la mise en scène) : ablutions précautionneuses, prises de remèdes (et de poisons), dégustations de yaourts complaisamment ralenties, séances de massage, consultations. Crûment exposée, la condition physique détermine le maintien, l’allure, la gestuelle. Un corps qui a froid se recroqueville, un corps maigre iminue, se tasse. Les attitudes les plus anodines, les plus banales, prennent ici une dimension épique, ce dont Hervé Guibert a parfaitement conscience. Manger devient un acte d’une folle perversité, lorsque le bras qui porte la cuiller à la bouche exhibe sa faiblesse ; la gymnastique imposée aux membres qu’on entend presque grincer affiche un masochisme ricanant, la danse aussi. Provocation ? Du moins ce qu’il en reste car, contrairement aux livres, le sexe jubilatoire est absent… Serait-ce là la limite tracée, sur vidéo, entre pudeur et impudeur ? Enfin, dans cet appartement contaminé par la chambre d’hôpital, les proportions des objets sont modifiées (comme dans un cauchemar provoqué par la fièvre). La bibliothèque grandit, s'allonge, se répand, son ampleur se fait insolente. Elle meuble, peut-être aussi déguise-t-elle l’antichambre de la mort en sanctuaire de l’écrit. Faux arrière-plan elle tapisse le mur pour être remarquée ; immortelle elle nargue le squelette humain qui n’a pas plus d’épaisseur que la tranche d’un livre… Plus subtile que cette pesante projection de la littérature persiste non loin celle du dieu grec, le jeune homme au visage apollinien, ses boucles arrogantes qui disent le mépris du danger, l’ambition de vivre éperdument, et ses yeux dans lesquels on décèle un éclat qui semble défier les quelques jours qui lui restent à franchir jusqu’à la disparition, puisque à présent transcrit, photographié, enregistré, filmé, il n’a plus à craindre – sa plus grande angoisse – de n’être pas suffisamment aimé.
Catherine De Poortere