La révolte passe à table
Sommaire
Angles morts du devenir
Le titre est un avertissement : ce qui suit n’épuisera pas le sujet, tout ne sera pas dit, loin de là, il n’y a ni début ni fin. Ce qu’exposent là Stéphane Arcas et Michel Cloup, prudemment, comme s’il s’agissait d’une bombe dont il est capital de comprendre le mécanisme à retardement, est un dispositif déclencheur qui ouvre un continuum sans fin. Les images qu’ils hèlent des tréfonds et dont ils trouent la nuit installée sur scène vont, sans cesse, entraîner le retour d’autres souvenirs refoulés. Ce soir, dans leur sommeil, d’autres images reviendront. Et ainsi, soir après soir. Rien n’est jamais acquis définitivement. La période néolibérale nous l’enseigne bien avec son travail de sape des acquis sociaux et la destruction systématique des communs. Oui, sans doute, peut-être qu’à un moment cette veine narrative, explorée par les deux artistes, sera épuisée, dans un futur indéfinissable. Il est permis d’en douter : au fur et à mesure de la mise à jour, d’autres faits similaires, dans l’ombre, se produisent, dont il faudra attendre l’éclosion, la réminiscence avant l’objectivation complète, plus tard, un jour.
Ce dont il va être question ici ce sont les points aveugles, ordinaires et banals, des interdépendances entre humains, au quotidien. Ce qui se noue et détermine ce que l’on devient. Les angles morts -non-dits, sous-entendus - de la commensalité quotidienne. La matière textuelle – paroles, images, guitare – qui s’élabore alors sur scène procède, à tâtons, au détricotage de la socialisation élémentaire, celle qui opère au sein des familles, la cellule originelle réceptacle de toutes les forces biopolitiques, où se forgent habitudes et comportements de proche en proche, de génération en génération, entrecroisant les mémoires.
A table
Il y a donc, devant nous, deux personnages dressés dans le noir, des lutrins, des feuilles, de l’écriture, une guitare, une table, un écran. Ils sont légèrement éclairés, veilleurs des ténèbres, insomniaques agités dans les plis du passé, soucieux d’offrir l’hospitalité à tous leurs revenants, quels qu’ils soient. Sont-ils de la même fratrie, de la même histoire ? En tout cas, ils semblent descendre de la même table.
C’est elle, la table, qui est au centre du jeu. Elle est là. Une table quelconque, mais patinée, balafrée et luisante de vécus. Au sol, son ombre évoque ce que serait une éclipse de table : à la manière d’un astre presque recouvert dont le disque noir est juste nimbé d’un liséré scintillant, l’idée de la table est une ligne de lumière encerclant l’obscur, l’informulé, l’origine engloutie des choses. En fond de scène, sur grand écran, apparaît son image transcendante, la reproduction mentale de la table, marquée, brute, nue, telle qu’elle hante l’esprit des deux personnages. Magnétique. Meuble psychique flottant dans l’air. Une table qui ne cache pas d’où elle vient, milieu populaire, monde rural. C’est la pièce centrale du mobilier. La plaque tournante de toute socialisation : les repas, les confrontations familiales, les événements, les fêtes avec les proches, les voisins, le partage des informations, la mise en commun des potins, l’attente du courrier fatal ou providentiel, les veillées, les jeux de carte, les libations, les espérances, les déchéances. Ca grouille.
Identités décalées
Les premières évocations remontent loin, balbutiantes. Dans un passé non daté d’où émergent des gestes et des configurations universelles, élémentaires : des outils sur la table, une assiette fumante, les cahiers ouverts pour les devoirs, polyvalence de la table, lieu où s’agencent et s’interpénètrent les différentes activités du vivre ensemble, se nourrir, bricoler, apprendre. Meuble central où s’organise d’emblée la confrontation entre soi et le groupe, pour le meilleur et pour le pire. La bassine sur la table pour laver l’enfant, rituel plaçant chaque parent dans leur rôle éducatif respectif. Puis, la première fois où il faut se débrouiller pour son repas, les parents étant requis aux travaux des champs. Ressentiment, énervement, dérapage des émotions en crue indicible, steak haché salade tomate porcelaine brisée.
Les souvenirs, d’abord, s’éloignent et survolent les alentours, exhument des échantillons atmosphériques de cette époque, liés à leurs premières relations avec ce qui se passe à table. L’ennui, l’indispensable ennui. Les échappées à vélo, frottement léger des pneus sur l’asphalte, cliquetis de la roue libre. La maraude dans les cerisiers, refuge dans les arbres où le principal est d’être caché dans les feuilles, absent, et de pouvoir écouter les bruits venant des habitations, les interpréter. Rappeler aussi combien « penser », à un certain âge, se confondait avec « fantasmer l’amour », un imaginaire de bonheur insulaire, dans les vergers, au son apaisant – planant - des arrosages automatiques, lointain. Ces tableaux sensibles, succincts, profilent des personnalités un peu décalées et habitées de capacités d’observation et d’enregistrement de ce qui se passe autour de la table, facultés justement stimulées par le décalage. Être dedans et à la fois dehors. Chercher quelque chose, attendre quelque chose qui ne vient pas, qu’il faudra débusquer ailleurs.
Commensalité et aliénation
Après ces digressions biographiques, les seuls où les personnages parlent directement de ce qu’ils sont, racontent des moments à eux seuls, l’engrenage des souvenirs de la table reprend de plus belle, avec parfois une rage sous-jacente, qui pointe, s’apaise, erre, fouille, se reforme, revient dans les voix. La diction est parfois attendrie, souvent tranchante, blême de rage rétrospective, tremblante, explosée, parfois complètement introspective, se rongeant elle-même. Ce qu’ils sont est alors uniquement situé dans le relationnel, ce qu’il brasse et ce qu’il cherche à inculquer, dépassant de loin les enjeux de la famille. Plus exactement ce dont ce milieu est chargé d’inculquer. Les filles qui regardent, depuis un coin de la pièce, la fête exubérante célébrant la naissance du premier rejeton mâle. Les débordements festifs des adultes, les tables que l’on sort au jardin, la frontière entre intérieur et paysage qui s’estompe pour un temps. Les blagues qui blessent avec ou sans intention. Souvenirs authentiques ou reconstitués à partir de la parole d’autres protagonistes et des photos d’archive, le récit avance de scène en scène, à la manière d’un gué en pas japonais. On saute de l’une à l’autre. Plus on avance, plus les tableaux parlés sont précis, détaillés, presque surréels, hallucinés, on les voit presque se matérialiser sous nos yeux. Retour d’histoires entendues à table. Autour de la table, assiettes fumantes, la peur que les miliciens frappent à la porte pour fouiller la maison. Les situations qui hantent les personnages nous entraînent de plus en plus loin dans cet « héritage immatériel », cristallisé dans l’image de la table, et « constitué de manières de voir, de dire, de sentir et d’agir, c’est-à-dire d’habitudes corporelles, de croyances, de catégories de perception et d’appréciation, d’intérêts et de désintérêts, d’investissements et de désinvestissements, de goûts et de dégoûts »*. C’est l’enchevêtrement de tout ça, tel que l’évoque le sociologue Bernard Lahire, que Cloups et Arcas autopsient, tel que ça s’incarne dans des parcours personnels, sinueux, fragmentés. Et alors, selon des récits singuliers, contextualisés, affleurent le racisme ordinaire, le mépris de la sensibilité féminine, les stéréotypes genrés, l’acceptation condescendante de l’homosexualité. On avait déjà eu le divorce, on avait eu l’algérien, fallait bien que ça nous arrive un jour… Et puis, aussi, les histoires convoquées racontent comment le monde rural, populaire, posé sur des valeurs stables, terriennes, est d’une part, peu à peu bousculé par l’évolution des rôles - par exemple une fille enrôlée dans l’armé, partie à la guerre et qui ramène, là, à table, à la campagne, le bruit et l’odeur d’une mondialisation destructrice, tueuse - et, d’autre part, comment ce monde traditionnel, aliéné, flirte avec convention et réaction.
La guitare ronge le frein
Du début à la fin, de la naissance à la mort, la guitare égrène tensions et abandons, colères et fragilités, illumination et obscurantisme, espoir et désespoir, lumière et black-out. Elle trace un chemin de crêtes qui relient les mots, les images, les souvenirs, les forces intérieures qui fouillent la mémoire. Une longue phrase à elle toute seule, tressée, torturée par tout ce qui échappe, que rien ni personne ne parviendra à montrer, raconter, mais qui pèse, là, par où chaque personnage est tributaire de tout cet héritage immatériel, à la manière dont le mort saisit le vif. Parfois juste murmure incertain. Errant. Parfois éloquence fulgurante qui s’égare dans l’indicible, lance-flamme dirigé vers l’inexpliqué, l’inexplicable. Ligne brisée. A la manière dont on ronge sans frein, jusqu’à la nausée, puis des poussées libératrices, des échappées, mais échappées partielles, la pulsion de renverser la table retenue toujours au dernier instant, cherchant d’autres issues aux tourments. Pendant ce temps, au loin sur l’écran blafard, la table subliminale accueille des apparitions qui rythment la musique des mots et des cordes. Une hache. Une cruche. Un verre spectral. L’eau d’une source édénique. Fumée de cigarette. Une oie blanche, en fœtus, puis libérée…
Liberté et possibles
Au final, dans l’apaisement de l’exorcisme, les deux personnes sortent de leur nuit, reviennent à table. De part et d’autre, bras et mains nues. Pour imaginer une autre commensalité. Dire simplement le destin de cette table en particulier, quand et pourquoi le roman familiale en a perdu la trace, s’en est débarrassée, trop chargée du passé. Évoquer simplement l’évolution du régime des objets et leur puissance de « designer » le quotidien. D’autres tables, sans histoire. Comparer les époques au prisme de la relation aux matières, à la chaire des choses. Le sens aiguisé à écouter le bruit des autres, depuis la cachette dans l’arbre, se transforme en attention particulière à ce que vivent les unes et les autres. Une autre façon de regarder ce qui se passe au quotidien, dans la nuit, chacune dans son intérieur, comment on s’organise avec ce que la société inégalitaire – classe, genre, mondialisation, espèces, climat – injecte en flux banalisés dans les attitudes, propos, sensibilités, goûts et dégoûts, intérêts et désintérêts, croyances qui forment l’agir relationnel de nos vies. Ce soir dans leur sommeil d’autres images reviendront suggère une révolte : arrêtons d’être ainsi colonisé-e-s, emparons-nous de ce qui, ainsi, dans nos manières d’être, nous conduit à se dresser les unes contre les autres, et posons tout ça sur une table neuve. Une table de négociation. Et ce qui était évoquer au début, la « pensée comme fantasme d’amour », n’a cessé de se faufiler dans tous les mots, les images, les sons, comme désir obstiné « d’accéder à la liberté » en se donnant « les moyens d’identifier, pour les déconstruire, les mécanismes de ce qu’il faut donc bien appeler une réification et une aliénation des possibles »*. L’énergie révoltée du spectacle de Michel Cloup et Stéphane Arcas contribue à libérer l’accès aux possibles.
Pierre Hemptinne
Stéphane Arcas est en résidence à PointCulture, dans ce cadre il a illustré deux numéros du magazine (n°3 & n°4) consacré à la thématique "révolte!", présenté une exposition dans tous les PointCulture, créé un spectacle avec Michel Cloup.
* « La société qui vient » sous la direction de Didier Fassin – Chapitre « Inégalités » écrit par Bernard Lahire – Seuil 2022
* « La perspective du possible. Comment penser ce qui peut nous arriver et ce que nous pouvons faire », Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre, La Découverte, 2022
(c) Image : Stéphane Martin