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Laisser parler les fleurs sauvages : Barbara par Balibar

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Sa longue silhouette sombre, sa voix trop riche et ses gestes élaborés sont comme une série d’évidences à défaire.

Sommaire

C’est ça aussi les artistes qu’on aime, je crois. C’est que, on devient eux, en s’identifiant à eux, en s’identifiant à ce qu’ils disent, mais ils deviennent vous aussi parce que vous les portez à travers le temps… — Jeanne Balibar interrogée par Laure Adler dans l’Heure Bleue sur France Inter le 05/09/17

Toutes les choses qu'on peut faire à un personnage historique

Affublée d’un faux nez et de lunettes noires, vêtue de sombre, la copie est presque totale. C'est Jeanne Balibar qui joue le rôle de l'actrice qui joue Barbara. Quand elle quitte sa tenue de scène, elle enfile un manteau jaune, ample et voyant, des souliers pointus qui claquent sur le pavé. De l'une à l'autre, il n'y a que les vêtements qui diffèrent .

Veut-on d'une illusion ? Le mimétisme dont Jeanne Balibar est capable peut répondre à toutes les attentes ou toutes les décevoir. Plutôt que de trancher, le rôle qu'elle se donne consiste à feuilleter sa propre image jusqu'à ce qu'elle se confonde à celle(s) de la chanteuse.

Le film déploie un éventail qui épouse le même mouvement. C'est donc à la fois un documentaire, un biopic, un film dans le film, un drame, une comédie, une œuvre datée, un objet filmique ultra-contemporain. Rien n’a été enlevé de la liste des choses qu’on pouvait faire sur un personnage historique. Chacune de ces représentations reste une hypothèse, une piste que l’on suit effectivement, en alternance avec d'autres pistes. Il y a dans l’addition des possibles comme un refus de se souvenir, un refus de la nostalgie. C'est le présent d'un film à construire, le passé comme sujet du présent, la vie en vrac, avant qu’on ne se la raconte, quand on ne cherche pas, après coup, à lui donner un sens.

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Jusqu'à la chair

«— La Barbara d'alors étirée jusqu'à aujourdhui — »

Sous la friche, il y a la rage, le conflit, une énergie négative qui aspire les éléments du film à l‘unité. L'unité est celle du corps. Car loin de n’être qu’un artifice formel, le procédé d’accumulation gagne jusqu’à la chair des personnages. Balibar / Barbara c’est un seul corps et c'est un peu Kali, un corps démultiplié, une incarnation et non, comme on a pu le lire, une évocation. C’est-à-dire : la Barbara d’alors étirée jusqu’à aujourd’hui. Devant et derrière la caméra, le réalisateur lui aussi se dédouble : Amalric devient Yves Zand*. L'acteur / réalisateur, comme à son habitude, surjoue son personnage. Ici cinéaste au carré, il affecte de prendre cet air grotesque qu'ont les possédés dans son genre, les esthètes, ceux qui, ultra-conscients, avertis, se regardent délirer. Du reste, on dirait que le film se fabrique devant lui tant on le voit peu ou pas du tout donner des directives. C'est davantage la place du spectateur qu'il occupe, touchante personnification des désirs inavouables du public.

Avec lui vient d'abord l'amour de la chanson, de la musique recherchée non pour elle-même, mais pour le sentiment de réconfort qu’elle procure, ce qu'on appelle (souvent avec une pointe de mépris) la sentimentalité : « Des mots chuchotés à l’oreille… Une berceuse que ma mère ne me chantait pas, ou une amie, ou une maîtresse, qui prend sur ses épaules toute la tristesse qui s’est évaporée. Vouloir recommencer, ne pas perdre espoir, tout ça… » Son effarement est aussi celui du rêveur exaucé, dépassé, affolé devant son désir devenu réel. Qu’est-il au juste face à l’actrice ? Metteur en scène ou admirateur éperdu, témoin impuissant du prodige ? Car enfin, le fin mot du personnage, ce qui le possède, c’est sa propre métamorphose (catharsis), le vertige de se sentir autre, de se laisser aller à devenir l’image qui obsède, image détenue à la fois par la chanson et par la chanteuse. Au jeu des miroirs, l’innocence se perd. « Vous faites un film sur Barbara ou vous faites un film sur vous ? » lui lance dédaigneusement l’actrice. « C’est pareil » répond-il d’une voix bégayante, enflammée, ivre. « C’est pareil ? – Oui, un jour vous m’avez chuchoté à l’oreille, et puis à seize ans la vie est modifiée… Fais de ta vie ce que tu veux mon chéri, c’était une berceuse… »

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Mental

Charnel, le cinéma d’Amalric est aussi (et par là-même) intensément mental. Ses modèles, eux aussi, présentent un éventail de biopics possibles. Ce sont des classiques (le Molière de Mnouchkine, Amadeus de Forman), des films de fiction (Lola Montès d'Ophüls, Citizen Kane de Welles) et des biopics détournés (Last Days de Gus Van Sant, The Debussy film de Ken Russel). Entre tous, le nom d’Alain Resnais revient avec la plus grande émotion. Cela, semble-t-il, ne serait pas seulement dû au décès récent du réalisateur ni même à l’amitié qu’Amalric lui vouait, mais bien davantage à la formidable liberté qu'il a su voir en son ainé. Liberté dont l’expression « cinéma mental » qu’on associe souvent à l'œuvre de ce cinéaste rend assez mal compte, si l'on considère que le seul effort intellectuel fourni dans l'élaboration de ses univers complexes aurait été celui de laisser l’imagination faire son travail.

De fait, Barbara, on ne la recherche pas, elle apparaît. Fugitivement et pas toujours sous son propre visage. Elle surgit du jeu de l’actrice, de l’actrice elle-même prise dans des moments de solitude, des archives de la vraie Barbara, d’un masque porté sur une scène, du regard d’Yves Zand… À travers chacun de ces personnages, la fiction se charge de bouts de sens qu’on refuse à la vraie vie. À travers eux s'opèrent des rapprochements intimes, la vie peut se laisser pénétrer sans impudeur. Elle se laisse aussi sans dommage visiter par l’humour. Tout se passe alors comme si l'unité du film s’élaborait de l’intérieur, mais comment ? Chacun reste seul avec soi-même. On parle beaucoup mais les paroles ne se rencontrent pas. Aucun échange, aucun tête-à-tête ne met les personnages en position de défendre une idée qui serait celle du film. Le sens se refuse jusque-là. 

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Musiques

Les paroles orphelines composent une première partition faite de propos sans devenir, de monologues interrompus, de mots perdus : une mélopée à plusieurs voix. Vient ensuite la musique des chansons, empreinte de cette sentimentalité essentielle et conductrice à laquelle  Yves Zand nous donne accès mais qu'Amalric se refuse. Malgré son travail sur le sujet dans Tournée, l’intérêt du cinéaste pour la musique filmée nous était jusqu’alors passé inaperçu. Et voilà qu’on le découvre passionné par la chose**...

La voix de Jeanne Balibar, dont il n’est évidemment pas indifférent qu’elle soit elle-même chanteuse, alterne avec la voix de Barbara***. À l’inverse des silhouettes, les timbres se distinguent nettement, il n’y a pas de confusion possible. Toutefois la juxtaposition précipite la rencontre entre les deux femmes, les met en quelque sorte en présence l’une de l’autre là où l’image court toujours le risque de ne produire que des fantômes. De leurs voix conjointes affleure une nouvelle incarnation de la chanteuse, un entre-deux de Barbara qui serait comme un devenir charnel de sa musique libéré de sa personne.

Cette hypothèse offre son bel épilogue au film. C’est en effet au groupe Lou Casa, installé pour l’occasion dans la maison de la chanteuse, qu’Amalric passe le relai pour une reprise de « Perlimpinpin ». « Ne plus parler de poésie », entend-on, « mais laisser parler les fleurs sauvages ». Au terme de son film, Amalric a réussi ce tour de force de déposséder d’elle-même l’originale de son personnage pour la livrer à la postérité en tant que... manière d'être, ritournelle, ou, plus simplement mots chuchotés à l’oreille.

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Catherine De Poortere


* La mère d'Amalric, fameuse journaliste au Monde, se nomme Nicole Zand. Pour quelques détails biographiques voir l'article « Mathieu Amalric : le double jeu ».


** On lui doit notamment deux documentaires consacrés à une autre Barbara, la soprano Barbara Hannigan (C’est presque au bout du monde et Premières répétitions), tandis qu’un compagnonnage discret le lie depuis plusieurs années au musicien John Zorn.

*** Ce même procédé se reproduit également sur d’autres personnages comme celui de l’écrivain Jacques Tournier tantôt interprété par Pierre Léon – dont il faut dire ici que, cinéaste et proche d’Amalric, il fut à l’initiative du projet – , tantôt par Pierre Michon, un grand nom de la littérature contemporaine.



Barbara est actuellement à l'écran en salles en Belgique

Nous publierons très bientôt une interview de Mathieu Amalric par David Mennessier (PointCulture / Radio Campus)