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L’archive des ombres : Fiona Tan au Mac’s

MACs_Vue de Fiona Tan.L'Archive des ombres©Ph De Gobert_08.jpg
Films, dessins, cordes et nœuds, face à face entre collections-mémoires de musées et nos mémoires-collections intérieures. Archiver le réel, archiver ses ombres, deux actes complémentaires.

Sommaire

Fiona Tan parle, enregistre, filme ses cheminements dans la mémoire, la sienne, celle des autres, contemporains ou passés, et tous leurs nœuds d’échanges et convergences, notamment ceux qui se sont organisés sous forme de musées, de collections privées ou publiques. — Pierre Hemptinne

Elle réalise et présente des films, des installations, autant de narrations des grands et petits labyrinthes mémoriaux, historiques ou en train de se faire. Elle sonde le regard fixe de vrais collectionneurs monomaniaques ou le regard instantané de la multitude qui se représente le monde en cours, pour y tracer son chemin, s’orienter, se donner une assise iconique. Face aux œuvres de n’importe quel artiste, nous esquissons des interprétations et, pour ce faire, nous puisons dans nos souvenirs les traces conscientes ou inconscientes collectées par notre cerveau. Autant dire que Fiona Tan s’immerge dans ce qui la relie à la création artistique et dans ce qui, par ce biais, la relie aux mémoires de toute personne visitant ses expositions, réagissant à ses œuvres. Elle tisse des mémoires. Dans un musée, lui-même organisation d’une mémoire collective, générant d’infinies mémoires subjectives, elle déroule ses explorations des manières dont les personnes collectionnent ce qui fait sens pour elles, et tout lui échappe dans l’imprévisibilité des mémoires de chaque visiteur·euse. Mémoires et collections, ainsi, affectionnent les mises en abîme. À la manière de l’installation d’Alfredo Jaar, composée de milliers de diapositives où darde le regard d’une femme qui a vu le génocide au Rwanda. Le spectateur, prenant la diapositive, l’approchant de ses yeux, plonge dans ces yeux où restent à jamais l’horreur. Qu’est-ce qui se transmet ? C’est une scène du film Kingdom of Shadows, cinquante minutes durant lesquelles l’artiste questionne plusieurs personnalités face à la surabondance d’images. Chacune détaille l’élément déclencheur qui les a conduits à sélectionner, à retenir, à collectionner dans le flux d’images quotidien telles ou telles formes, telles ou telles scènes, comment se forge un fil conducteur qui va, progressivement, modeler un comportement d’existence face aux images, dans les images, en gérant empathie, antipathie, besoin de fusion, nécessité de distance critique…

Un musée d’histoire naturelle, ses méduses, oursins, nautiles, tentacules, coquilles spectaculaires, formes mythologiques, tout s’anime par le récit du visiteur

Le narrateur de la vidéo Dépôt rappelle une réalité du fonctionnement neuronal : la mémoire n’est pas figée, stockée dans les cellules et consultable quand bon nous semble. Chaque souvenir est reconstruit, à chaque fois que nous le convoquons, nous le racontons à nouveau à la manière de quelqu’un qui revisite l’histoire et en interprète les événements. Se souvenir est une re-création de soi permanente. L’artiste rassemble des images de plusieurs musées d’histoire naturelle (Leyde, Berlin), essentiellement issues des sections marines. Bien que tout ce qui est montré, conservé dans des bocaux et du formol, est inerte, mort, les images donnent l’illusion du presque vivant, de spécimens dormants, qui vont se réveiller, retourner à leurs milieux, reprendre leurs activités. Parce que tout est montré depuis le regard d’un visiteur pour qui, tout ça, est vif dans ses souvenirs, tout ça est coloré et rendu palpitant dans leur léthargie par l’évocation de ses expériences en mer, seul ou avec son père, ses souvenirs de lecture sur la mer, un mixte de vécus particuliers, individuels, familiaux et de légendes incorporées. Assis dans l’ombre, on regarde médusé – c’est le cas de le dire – le défilement de ces images doublement projetées, superposées sur les parois d’une caverne fabuleuse. L’une à vocation scientifique, soucieuse de répertorier, classer, décrire et catégoriser pour forger des connaissances objectives sur le monde. L’autre qui relève du récit de soi intérieur, fantastique, fantasmé mais créé à partir des mêmes sources que le savoir scientifique. La collection s’anime sous nos yeux grâce aux projections du visiteur, convocation de son être marin et sous-marin, jusqu’au point de tension où, ce qui n’a de sens que parce qu’extrait de l’univers vivant, se révèle subsistance de paysages qui n’existent plus, asséchés. Les collections, des collections, des bouts de collections survivent en nous, rendent compte de ce qui n’est plus, nous invitent à prendre en charge le poids de la disparition (petite, à notre échelle, macro, à celle de la planète).

Dans la maison musée d’un collectionneur d’antiquité, où sommes-nous, à quelle époque, en quel voyage intérieur sommes-nous embarqués ?

Cette matière collection-mémoire est toute déroulée dans Inventory (2002). Fiona Tan a pu filmer, à Londres, dans la maison de Sir John Soane. Un architecte qui a réuni une extraordinaire collection de sculptures antiques, grecques et romaines. L’ensemble est toujours tel que mis en place par le collectionneur dans sa maison. Une sidérante accumulation, un espace archi rempli, un dédale incroyable entre des objets rares. Il n’y pas de plan, pas de hiérarchie, pas d’autres logiques que subjective, instinctive, intuitive. On entend des bruits extérieurs, sinon, le lieu est clos. Il n’y a aucune vue d’ensemble. Elle n’existait, probablement, que dans la tête de Sir John Soane, virtuellement. La collection est dans sa tête, inatteignable. L’artiste, nous-mêmes n’en visitons, finalement, qu’une coque énigmatique. Fiona Tan a utilisé six caméras différentes, numériques et analogiques, recourant à pratiquement tous les standards connus. Elles exploite leurs caractéristiques techniques et documente ainsi la relation particulière entretenue entre mémoire et outil de mémoire. Chaque caméra restitue un relationnel distinct aux œuvres, à l’espace, aux lumières, aux ombres, aux mouvements. La projection, sur six écrans, est une polyphonie visuelle.

D’un cadre à l’autre, la sédimentation des objets – un feuilleté de statues, de bustes, de cadres, de miroir en couches superposées – impose à chaque caméra sa profondeur de champ : chacune fouille, incertaine, hésitante, comme un animal qui suit une piste puis une autre, se détourne encore, désorientée. Des séquences s’esquissent et s’interrompent avant toute intrigue. — Patricia Falguières, "Photogénie de la mémoire" (catalogue d’exposition)

En déambulant, en se focalisant sur des détails, en mettant en évidence un buste, une tête, l’artiste permet d’approcher une part cachée de ce que le collectionneur projetait dans ces vestiges, l’histoire personnelle qu’il inventait en s’entourant d’antiquités, voyage-t-on dans une maison-musée ou un espace mental saturé, obsédé par l’histoire romaine ? N’est-ce pas le moulage de nos propres champs de ruines, enfouis en nous, mutiques ?

Les ombres portées du Mundaneum, les archives nouées d’un vestiaire de mineurs, que forment nos collections de souvenirs, individuels, collectifs ?

Invitée par le Mac’s et le Mundaneum à travailler sur les collections de ce dernier, Fiona Tan en a étudié l’histoire, les archives et la part à jamais fantasmée. Paul Otlet imaginait rassembler en un lieu tous les savoirs, toutes les connaissances du monde. Son objectif était de construire les conditions d’une paix mondiale, durable. Les collections de tout ce que l’on sait sur la vie, sur l’homme sur terre, réunies en une seule collection de fiches synthétiques, Babel de références bibliographiques. Une vision d‘encyclopédie à la Borges. La grande salle présente des documents manuscrits jamais montrés. Écrits, citations, croquis, plans, la genèse du Mundaneum telle qu’élaborée dans les entrailles de son concepteur (l’ensemble est stupéfiant, comme s’il s’agissait du travail réel d’un personnage fictionnel !). L’alignement des vitrines et des éclairages évoque la colonne vertébrale d’une vaste bibliothèque. Un film en images de synthèse projette en cinq minutes la visite enivrante au cœur du Mundaneum tel qu’Otlet aurait aimé le concrétiser. Un mausolée, un immense silo de petits tiroirs à fiches, labyrinthe sans issue, petites tables de travail abandonnées, dossiers oubliés à terre, verrière centrale translucide, laiteuse. Tout sent bon le monde englouti qui ne vit qu’au fond de quelques imaginaires qui, d’une manière ou d’une autre, tenacement ou sporadiquement, reprennent le flambeau.

De cette succession de salles obscures, de films et d’archives, l’on débouche sur une salle lumineuse. Toutes les collections se sont dissoutes, on n’en retient que des bribes, des nœuds à traduire, un jour ou l’autre, ou qui se dénoueront selon certaines circonstances et réminiscences. La ruine circulaire évoque les vestiaires des mines de charbon. Elle occupe tout l’espace sans le remplir. C’est une trame de cordes pendues, de textures, de calibres et couleurs différentes. Elles évoquent des métiers divers. Elles sentent le chanvre, le chantier, le port. Chaque corde vibre d’un rythme distinct selon les formes de nœuds, leur quantité, la distance qui les sépare. Chaque filin est comme une phrase en morse, une prière. On écoute une nouvelle de Borges. Un magicien s’est créé un fils, de toutes pièces, artificiellement. Sa créature lui échappe et, au dernier moment, le magicien se rend compte qu’il n’est lui-même qu’une créature virtuelle, en train d’être engendrée par une autre. Ultime mise en abîme. Ruines circulaires est une traduction, en nombre, cordes et nœuds des mots de Borges (à la manière dont Otlet, pour le Mundaneum, a déterminé un code classificatoire). On voit une nouvelle de Borges. Dernière pièce de l’exposition, c’est un commencement, une trame, la plus matérielle et la plus abstraite aussi, comme une collection de synapses engendrée par tout ce que l’on vient de voir et entendre, et dont on ignore encore ce qu’ils contiennent, ce qu’ils vont rendre possible.

Pierre Hemptinne

photos : (c) Philippe De Gobert


Fiona Tan : L'Archive des ombres

Jusqu'au dimanche 1er septembre 2019

MAC's / Musée des arts contemporains
site du Grand Hornu
82 rue Sainte-Louise
7301 Boussu

32 (0) 65 65.21.21.

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