Palais de Tokyo: L’art et les machines
L’exposition se place sous l’égide de Richard
Brautigan, Sous le regard de machines
pleines d’amour et de grâces. Poème énigmatique et d’une puissante
mélancolie. Il ne célèbre pas l’avènement final des machines, ce n’est pas un hymne
transhumaniste, plutôt la chanson d’une harmonie entre nature, humains et
machines, la musique d’une intelligence collective utopiste, qui n’est pas sans
réactiver certains songes baudelairiens. Le cartel informe que ce poème a été
édité par un collectif artistique et anarchique de San Francisco, les Diggers, qui proposait « repas
gratuits et assistances médicale en opposition à toute logique marchande
capitaliste ». Peut-être les vers bien emmenés évoquent-ils des humains
décérébrés, jouissant d’un bonheur abruti, assujetti aux machines qu’ils ont
engendrées. Mais pas sûr, il y a ambiguïté. D’un côté le poème invoque une
« écologie cybernétique/ où, libérés de nos labeurs/ et retournés à la
nature/ auprès de nos frères et sœurs/ mammifères/nous sommes tous sous le
regard/ de machines pleines d’amour et de grâce/ », c’est-à-dire inventée
par l’homme pour qu’elles prodiguent amour et grâce, et de l’autre, il
s’inscrit dans une critique de la marchandisation, de la déshumanisation.
À peine a-t-on fini de lire le poème, agréablement dérangé, que l’on baigne dans l’installation de Mika Tajima, autant dire pris que l’on se sent observé. La séparation entre intérieur et extérieur un peu perturbée, épiderme et ambiance confondues. Utilisant les technologies numériques, l’artiste modélise des flux d’informations dont la prégnance sociale, massive, ne peut que taper sur le système, incognito. Elle s’en donne à cœur joie, prélevant des échantillons dans les milliards de données qui circulent, s’échangent, épidémiques, entre singularités et synchronisation des pulsions. Données qui ne peuvent que teindre les humeurs de ceux et celles qui y participent ou en sont traversés sans même être concernés directement par cette activité infernale d’ondes en tous sens. Par exemple les fluctuations du cours de l’or dont l’impact sur l’économie globale influera sur le moral de tous et toutes, ou les migrations d’affects qui transitent compulsivement par Twitter, invisibles, nerveuses, plein de soubresauts sentimentaux et de banalités, et dont les rayonnements, néanmoins, contaminent l’atmosphère, l’humeur global du moment. Comme si tous ces messages individuels et s’échangeant au sein d’une bourse des valeurs mentales, à la criée silencieuse, eux-mêmes influencés par les grandes tendances dictées par les médias dominants, affectaient le climat social et le moral de toutes les personnes prises dans les fluctuations électrique de ces messages. L’artiste recourt à des machines et des algorithmes pour rendre visible cette vaine agitation, omniprésente, d’infimes mots d’ordres disséminés dans les conversations numériques. Sur de grands écrans elle affiche des messages twittés en temps réels, dont elle déstructure la syntaxe déjà approximative (mais aussi inventive), qu’elle mélange aléatoirement et dont elle capte l’énergie pour la traduire en humeurs majoritaires. Ces humeurs prennent la forme ensuite de halos, des lueurs, des faisceaux lumineux qui colorent la salle d’exposition. Des ampoules répandent des lumières, crues, chaudes, pastels, délicates, obscènes, violentes, expansives, introverties, comme venant d’un cosmos inaccessible, insoupçonné, en vagues successives. Voici comment « l’air du temps » nous imprègne, nous influence. Dans cette respiration fantomatique et colorée pendent d’étranges sculptures. Ce sont, nous dit-on, des chaises de bureaux dont le design avant-gardiste résulte d’études poussées de la colonne vertébrale humaine. Suspendues, bien malin celui qui y reconnaîtra une chaise fonctionnelle à l’ergonomie exemplaire. Mais plutôt un organisme dans sa chrysalide car les sièges ont été enveloppés d’une fine membrane qui aspire et condense dans ses fibres les variations de lumières. On pourrait y voir la représentation d’une évolution constante de l’objet en fonction des mutations de l’humain, confinant à l’abstraction, l’effacement du corps, ne subsisterait qu’un algorithme calculant la meilleure position. Mika Tajima, pour compléter le tableau, réalise aussi des « portraits acoustiques abstraits dont les motifs tissés sur des métiers Jacquard correspondent aux spectrogrammes d’enregistrements sonores de sites industriels en voie de disparition et de sites de stockage de données numériques. » Elle imprime sur des tissus, en activant des machines symboles de la première industrialisation et évoquant aujourd’hui la désindustrialisation, le spectre sonore, en fait l’âme ou la déflagration de ce qui traverse de fond en comble le corps social, la transformation du cœur économique, de l’usine au site de stockage de données. Le bouleversement de l’économie des objets.
Mais rien n’est univoque et, bien que croisant plusieurs composantes de ce travail directement lié au numérique, Marie Lund traite de l’impression de lumières sur des objets courants et, par ce fait, l’instauration de choses faisant écran qui filtrent nos relations au monde et font apparaître aussi la fantômatisation progressive des matières. C’est une toute autre relation aux choses. Elle s’intéresse à d’autres temporalités et guette les « moments où les œuvres naissent ou se révèlent d’elles-mêmes dans les objets. » Mais elles n’y naissent jamais seules et d’elles-mêmes : la spécificité du matériau, le choix fait par des humains, le contexte, la conjonction avec une matière et un élément naturel, la liaison involontaire avec des pratiques photographiques, tout cela participe à l’émergence, là, de ce qui peut faire œuvre, à condition que l’artiste y discerne un potentiel et puisse élaborer la technique pour l’exprimer. Il s’agit donc d’un travail relation complexe entre l’humain et un morceau de son milieu. Qui déteint sur l’autre ? Soit d’anciens rideaux récoltés dans une ancienne école maternelle. Alors, oui, le cartel du musée explique l’origine de ce que l’on voit. Mais qui n’aura pas presque deviné d’où venaient ces images ? Qui n’aura pas été traversé par le souvenir fugitif des grandes classes aux hautes fenêtres, des tentures tirées pour se protéger du soleil ou favoriser la sieste ? Les toiles se sont décolorées sous l’action du soleil, de la poussière, selon qu’elles aient été déployées ou repliées, la lumière y a imprimé le dessin de plis réguliers. Ces toiles sont devenues les photos du temps tel qu’il stagne, bondit ou languit dans les classes de maternel. L’artiste les a donc décrochées et tendues sur des châssis comme des peintures. Elles se ressemblent toutes et sont toutes différentes, elles scandent la même coulée du temps. « Présentée en série, la quinzaine de tableaux en ligne établit un mouvement ; elle évoque une séquence cinématographique. » La dépigmentation de ces toiles, à travers lesquelles nous cherchons à embrasser le large, l’évasion, évoque le vieillissement de nos propres tissus et là où prédomine effacement et usure, finit par laisser planer l’apparition d’autre chose, une trame. Un supplément d’âme à définir.
Pedro Barateiro explore une autre manière de matérialiser la manière dont des signes répétés, subliminaux, omniprésents dans nos gestes quotidiens, façonnent nos imaginaires, contribuent éventuellement à aliéner nos modes de vie. Un seul élément graphique de notre environnement numérique est décomposé, décliné et, avec des techniques conventionnelles, il s’incarne en parc de sculptures, en sorte de mobiliers urbains dont les lignes se propagent enveloppantes. Les formes de ces sculptures captent le regard, emprisonne l’attention, on s’y promène un instant comme prisonnier d’un archipel dont les différentes parties, tables, comptoirs, bancs, cloisons, et leurs courbures tentent de communiquer un sentiment de plénitude. C’est inédit et terriblement familier. Toutes formes comme traversées d’un sourire énigmatique mais qui nous évoque quelque chose de connu. Et pour cause, « ces formes froides aux dimensions diverses s’étirent toutes dans une même courbe : une reprise du célèbre logo d’Amazon, - géant américain du commerce électronique – lui-même inspiré du sourire humain. »
Un autre artiste (Lee Kits), surtout, installe un labyrinthe de décompression, où échapper à l’emprise trop prégnante de la nouvelle économie des objets et de leurs excroissances connectées, envahissantes. Un jardin de pénombres et lueurs indirectes. Du vide. Des projections de lumière blanche à travers des boîtes industrielles, transparentes, vides, renvoyant des reflets sur le mur, comme un filet d’eau scintillante. Des boîtes en carton rangées en hauteur. Des murs blancs. Des peintures s’estompent puis s’affirment doucement, projetées sur un cadre vacant, spectrales, intemporelles. Par contre, petites mais très présentes, une ou deux petites images de mains sur bois, suspendues, inactives. C’est le théâtre insaisissable, « l’opposé ultime de notre société à la recherche d’une efficacité permanente ». Ce sont ces situations « d’entre-deux » qui permettent de résister à la pression envahissante des objets et de leurs technologies colonisatrices.
Pression qui s’exerce de manières très
différentes ainsi que le révèlent notamment les pièces sans titres, non
commentées, de Michael E. Smith. Pièces, morceaux, fragments, abandonnés, dépaysés
et dépaysant. Organismes pas complètement éloignés de ce que l’on connaît et
cependant radicalement déconcertants. Une vidéo trouvée de 20’ montre un forage
désespérant, sans fin. Posées à terre, non identifiées, deux « impressions
vinyles de tomographies canines ». Requérant une technologie de pointe
pour prendre l’empreinte d’objets et les reproduire en 3D, comme ex nihilo, ces
deux machins livides ressemblent plutôt à deux animaux extirpés des abysses. Voici
ce qu’en dit le CAPC de Bordeaux : « Smith a effacé les êtres humains de
son art. Il les a remplacés par une physiologie et une psychologie des choses.
Il travaille à partir de vêtements abandonnés – chaussettes, t-shirts et
chapeaux –, d'objets domestiques – des bouteilles et des bols –, de morceaux
d’appareils ménagers, de cadavres d’animaux et de résidus de toutes sortes
qu'il dispose à la manière d'un médecin légiste comme des fragments matériels
ayant survécu à une maltraitance. » Juste
à côté, il y a une chambre obscure, d’où s’échappe une étrange énumération et
petit à petit la montée d’un fracas. C’est un film de Marjorie Keller. Pour
répondre aux exigences d’une compagnie d’assurance, l’artiste entreprend
l’inventaire objectif, raisonné, de tout ce que contient sa maison. Ça se
transforme en mantra, la liste scandée du nom des choses, auréolées de leur
relation avec l’intime, leur dimension prothèse et faisant partie intégrante de
leur propriétaire, interminable flirte avec la transe. Le fait de posséder les
objets se renverse, devient être possédé par eux, et l’on dirait qu’en criant
leur nom, la propriétaire se débat, prise à la gorge, menacée. « La succession rapide de plans chancelants en
caméra portée produit un sentiment d’horreur croissant face à l’accumulation
d’objets. »
On repasse entre les ruines
souriantes du logo colossal, on défile devant les tentures décolorées, on
replonge dans les brumes colorées influencées par l’humeur des tweets échangés,
on retraverse le poème… Chaque zone sensible a ses caractéristiques propres,
l’ensemble articule une possibilité originale de problématiser nos relations
aux technologies, nouvelles et anciennes, leurs manières de nous engluer dans
leur design ou de nous libérer d’attaches invisibles, chaque agencement
artistique est en soi une technique pour expérimenter des formes d’empathie et
de production de subjectivités qui ouvrent d’autres formes d’échanges avec les
objets.
Pierre Hemptinne
exposition collective :
Sous le regard de machines pleines d'amour et de grâce.
Avec : Pedro Barateiro, Richard Brautigan, Isabelle Cornaro, Marjorie Keller, Lee Kits, Marie Lund, Michael E. Smith, Mika Tajima, Marie Mathématique.
Palais de Tokyo
13 Avenue du Président Wilson
75116 Paris
Jusqu'au 8 mai 2017