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The Last Reel | Les fantômes du Cambodge

The Last Reel
Réalisé par une femme, Kulikar Sotho, ce film cambodgien est un hommage au cinéma du passé et une plongée dans les secrets d’une histoire familiale marquée par le génocide perpétré par les Khmers Rouges.

Phnom Penh, Cambodge. Sophun (Ma Rynet), fille d’un colonel autoritaire (Hun Sophy) et d’une mère malade et absente (jouée par l’ancienne actrice Dy Saveth), fuit tous les soirs la maison familiale pour s’amuser avec son petit ami, Veasna (Rous Mony). Accompagné du gang de motards du garçon, le jeune couple parcourt les rues de la ville, illuminée par les néons, et passe leurs soirées dans les « beer garden », ces grands bars en plein air où Sophun chante et joue le rôle de « beer girl » (dans ces bars au Cambodge, les différentes marques de bières locales engagent des jeunes filles pour vendre leur marchandise). Un soir, Veasna se bat avec le chef de la bande opposée, et, le poursuivant dans les rues de la ville, il oublie de ramener Sophun. Quand elle rejoint enfin le bâtiment où est garé son vélomoteur, un ancien cinéma devenu parking, celui-ci est fermé. Elle trouve une entrée dérobée et découvre dans la salle de projection une vieille affiche de film. Elle reconnaît l’actrice principale : c’est sa mère.

Quand elle rentre à la maison, son père lui annonce qu’il a choisi un mari pour elle, et sa mère lui confie un livre expliquant les bons usages de la femme mariée (le « Chbab Srey », ou « Les règles pour les jeunes filles »). Elle refuse et s’enfuit, se réfugiant dans l’ancien cinéma, où elle rencontre Vichea (joué par Sok Sothun, ancien réalisateur), le propriétaire qui était cinéaste dans le passé, avant la période des Khmers Rouges. Il lui montre le film dans lequel joue sa mère, mais la dernière bobine est manquante. Sophun décide alors de filmer la fin, avec l’aide de Vichea et de ses amis. Cette entreprise lui fera découvrir un passé qu’elle ne connaissait pas, celui de ses parents et de tout un pays.

Bien que le film ait été écrit par un étranger, le Britannique Ian Masters, l’idée originale vient d’une Cambodgienne, Kulikar Sotho. Elle avait participé au tournage de Tomb Raider et signe ici son premier long-métrage, puisant l’inspiration dans son histoire familiale. Elle fait partie de ce petit nombre de réalisateurs cambodgiens qui souhaitent faire revivre le cinéma local, même si souvent ils doivent encore faire appel à des fonds étrangers. Elle est aussi une des seules femmes actives dans le milieu, ce qui n’est pas étonnant quand on sait que la société cambodgienne est encore très traditionaliste, ce qui transparaît dans l’histoire du film.

Avec ce film, elle a voulu resserrer les liens entre générations : la plus jeune, celle née après 1990, ne connaît en effet que très peu l’histoire du génocide perpétré par les Khmers Rouges entre 1975 et 1979, ainsi que la période troublée qui a suivi. Il y a même souvent un déni, un refus d’accepter que ces événements se sont passés dans leur pays. Or elle estime qu’il est important de parler de l’histoire pour aller de l’avant.

Les Khmers Rouges se sont tout particulièrement attaqués aux artistes, assassinant chanteurs et acteurs, détruisant disques et films. Leur but était de faire table rase du passé et de créer une nouvelle société égalitaire, basée sur l’agriculture. Des 300 films qui avaient été tournés dans les années 1960 et 70, « l’âge d’or du cinéma cambodgien », seuls 30 ont été conservés, et pas toujours dans un bon état (une scène du film montre les archives du cinéma cambodgien, avec une accumulation de vieilles bobines entassées sur des étagères poussiéreuses).

Kulikar Sotho a recréé un de ces vieux films, insérant ainsi un film dans un film. L’histoire est typique : une princesse khmère est enlevée par un bandit, puis sauvée par un paysan masqué. Elle devra choisir entre épouser celui-ci ou le prince auquel elle était promise. Tout comme ces films anciens, l’histoire de Sophun connaît de nombreux rebondissements, pas toujours nécessaires ou crédibles (Veasna abandonne son passé de bad boy d’une scène à l’autre ; Sophun trouve une équipe complète pour réaliser la fin du film en quelques minutes), et les personnages sont assez stéréotypés. Le jeu des acteurs est parfois un peu approximatif, et le film oscille entre sentimentalisme extrême et horreur. L’essentiel du film n’est cependant pas dans ces petits défauts mais bien dans le partage d’une histoire plus importante, dans le souvenir et la transmission du passé. Ceci est accentué par le choix des acteurs Dy Saveth et Sok Sothun, des personnalités importantes dans le cinéma des années 1960 et 70.

Les premières images du film montrent le Phnom Penh d’aujourd’hui, illuminé par les néons, traversé par les nombreuses motos et voitures, bruyant, un peu poussiéreux. Elles renvoient à une tradition de réalisateurs asiatiques qui ont filmé les villes de nuit – le début de Millenium Mambo de Hou Hsia-Hsien, Bangkok Nites de Katsuya Tomita, ou encore Where Are You Going de Yang Zhenfang.

Le film montre également les vieux bâtiments, souvent décrépis, des survivances du passé colonial mais aussi des années 1960. Le vieux cinéma est un de ceux-ci – il est en fait situé à Battambang. Une séquence assez vertigineuse – les deux chefs de gangs se poursuivent et descendent les marches d’un stade – met en scène l’architecture moderniste de Vann Molyvann.

Au cours du film, les scènes deviennent plus bucoliques et rappellent le passé angkorien du Cambodge. Elles apportent une autre ambiance, plus calme, mais parfois plus tendue aussi, quand les images sont un peu brûlées par le soleil, contrastant avec les couleurs chaudes et saturées de la ville pendant la nuit. C’est un retour aux films d’antan, aux couleurs aujourd’hui un peu passées.

Au final, The Last Reel est peut-être un film inégal mais il est magnifique par sa révélation des fantômes d’un passé qu’il ne faut pas oublier et par son hommage au cinéma des années 1960-70. La noirceur de la période des Khmers Rouges est bien présente mais c’est aussi une histoire de rédemption et d’espoir.


Le film est disponible en streaming jusqu’au 7 mai 2020, en version originale sous-titrée en anglais.

> The Last Reel

> Le trailer

Une contribution de Kulikar Sotho à un triptyque produit au Japon, Asian Three-Fold Mirror 2016 : Reflections, est également disponible en streaming jusqu’au 30 juin.

> Asian Three-Fold Mirror 2016 : Reflections


Deux documentaires inédits à propos du Cambodge sont actuellement en ligne également : Return To K.I.D. de Vanna Seang (2020), racontant la survie de la famille de Vanna Seang et leur arrivée dans le camp de réfugiés de Khao-I-Dang en Thaïlande.

> Return To K.I.D.

The Roots Remain de Andrew Marchand-Boddy & Jean-Sebastien Francoeur (2020) chroniquant le retour du graffeur FONKI au Cambodge, dans sa famille, et à la recherche de la scène hip hop locale.

> The Roots Remain


Si le sujet des anciens cinémas asiatiques vous intéresse, ce blog recense les vieux bâtiments du Laos, du Myanmar et de Thaïlande :

http://seatheater.blogspot.com/


Pour découvrir les musiques du Cambodge, c'est sur Mondorama.

> http://mondorama.pointculture.be/pays/le-cambodge/


Pour découvrir l’histoire du Cambodge, les documentaires de Rithy Panh sont essentiels. Source d’inspiration pour le scénariste de The Last Reel, Le Sommeil d’or de Davy Chou se focalise sur l’histoire du cinéma khmer. Ces références, ainsi que d’autres, sont mentionnées ci-dessous.


Texte: Anne-Sophie De Sutter