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Au Delta (Namur) : corps, langages et mutations

This my Body, vue d'ensemble, avec oeuvres de Mélanie Matranga.jpg

exposition, genre, art, art contemporain, féminisme, transgenre, Delta, Le Delta (Namur)

publié le par Pierre Hemptinne

La société est secouée par les questions de genres, longtemps refoulées. Comment prolonger ces secousses salutaires, au-delà des scandales, au-delà des cercles activistes ? Le Delta apporte des réponses avec l’exposition « This Is My Body […] »

L’exposition This Is My Body […] rebondit sur l’actualité « genrée » et ouvre d’autres approches, plus latérales, plus métaphoriques, moins « immédiates », en convoquant des formes artistiques qui, depuis les années 1960, n’ont cessé de déconstruire l’héritage patriarcal et strictement hétérosexuel. L’exposition est lumineuse et aérée, son minimalisme évoque ces halos qui précèdent les révélations. Il n’y a rien de monumental qui retienne le regard, aucune corporéité provocante, incontournable, qui situerait l’impact esthétique au niveau physique. Pas de confrontation frontale. Il faut chercher. Les yeux se plissent, l’attention se porte aux zones frontières subtiles entre l’intime et l’extime, ce qui ne s’effectue jamais sans un léger déplacement, décentrement, et traduction trahie, transie de ce que l’on croit être. Comme quand, aussi, dans une lecture, il s’agit de lire entre les lignes, dans le vide où baignent les caractères imprimés. Et cela, jamais, sans un certain vertige.

Alors, depuis un tableau où un corps féminin, de dos, posé sur des lignes de textes, évoque une lettre, en un subtil exercice de mimétisme, jusqu’au tableau dont la peinture imite les portées respirantes, fantomatiques d’un texte imprimé effacé, en passant par un livre manuscrit dont les lignes ne sont plus que tracés sismographiques des pulsions calligraphiques, ou un divan qui s’offre comme un mille-feuilles moelleux de mots, de phrases, de locutions où rêver à même les lettres, ce qui traverse le visiteur (la visiteuse) est que tout corps – donc tout ce qui constitue sa vie organique et psychique – est baigné de langage qui façonne les habitudes, les identités, les formes et les styles d’être, les assignations de genre. La langue est partout, tout est langue, tout est jeu de langage, sonore ou graphique.

Deux silhouettes d’anges translucides, épurées, formant un couple en lévitation, comme dans un dressing où choisir le genre que l’on souhaite endosser, rappellent combien il pourrait être magique de migrer d’un genre à un autre. De même, la cascade de perruques noires, sauvages et raffinées, brutes et sophistiquées, s’offre comme une avalanche troublante, parcourue d’une blondeur fugitive et frissonnante. Un rideau capillaire magique dont la traversée caresse et guérit les stigmates de ce qui a été imposé aux modes d’être ; enfin, au-delà, toutes les combinaisons corporelles et hypothèses sont envisageables.

La scénographie et le propos, inspirant diverses méditations subversives, remuent, malaxent, fermentent diverses conceptions de transmigrations corporelles entre les êtres. Au-delà d’être un corps, d’avoir un corps à soi, comment s’articule-t-il à d’autres, comment se construit-il avec d’autres, comment participe-t-il à la vie d’autres corps ? C’est calmement, presque sans en avoir l’air, par infusion dans l’atmosphère, que l’on chemine dans ce qu’articule le titre de l’exposition. « Ceci est mon corps » rappelle le cannibalisme christique qui structure l’héritage culturel judéo-chrétien et que détourne Felix Gonzalez-Torres dans « Untitled (Ross) », un tas de bonbons du poids de son amant mort du sida, et que chaque visiteur·euse peut prendre, déballer, mettre en bouche, sucer, faire disparaître en lui·elle. Communier. « My Body Is Your Body » renvoie aux recherches singulières d’Ernesto de Sousa et suggère plus largement, en même temps que le rejet de la transcendance religieuse, une démocratisation de ce que sont les corps comme source identitaire. Ils sont tous au même niveau, tous faits de la même matière, tous égaux. Enfin, « My Body Is The Body of The Word », selon une expression de la poétesse Tomaso Binga, libère le corps et les consciences que nous en avons de tous les conditionnements, le place au niveau du langage, labile et mobile comme lui, et ouvre à toutes les expériences éclatées de la modernité, jusqu’aux confins de cette question de Donna Haraway, citée par la commissaire : « Pourquoi nos corps devraient-ils s’arrêter à la frontière de la peau ? »

À la manière d’une écriture cursive prolixe qui parcourrait, invisible, tout l’espace de l’exposition, les œuvres sont finement tissées entre elles. Il faut se laisser dériver dans cet espace, se sentir pris dans un réseau de mots, de lignes, d’images corporelles fugitives, de silhouettes réversibles, autant de lignes de codes qui déprogramment les stéréotypes. On se rapproche alors, si pas d’une possibilité permanente de métamorphose et de nouvelle liberté, au moins de la faculté effective de se saisir du langage quotidien, qui passe par nous, est fait de nous, cherche à enrôler nos manières de dire le genre au service des définitions dominantes. Examiner soigneusement les pièces exposées, s’interroger sur le choix posé par la commissaire, lire le guide du visiteur, chercher à comprendre la logique reliant les œuvres, tout ce dispositif favorise une prise de conscience et la capacité d’agir sur le langage pour favoriser, dans la société, un accueil positif et inconditionnel, comme d’une richesse commune, de tous les genres.

Pierre Hemptinne
Photo de bannière : This Is My Body [...], vue d'ensemble, avec œuvres de Mélanie Matranga


This Is My Body [...]

Jusqu'au dimanche 19 avril 2020
Le Delta
18 rue Fernand Golenvaux
5000 Namur

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