Le fil imaginaire des solutions
Sommaire
Laboratoire providentiel
A l’heure où domine le besoin de réinventer nos interrelations avec la Terre et le vivant, TAMAT est de plus en plus providentiel. Avec ses bourses de recherches, annuelles, consacrées à l’art textile, il est un véritable laboratoire d’ouvertures des possibles. Il stimule les rencontres créatives avec le patrimoine des tapisseries historiques et leur imagerie spécifique, encourageant une dynamique de nouveaux regards, croisant interprétations empathiques et critiques. Par-là, il cultive la capacité à puiser dans la mémoire le sens de bifurcations qui donnent prise, autrement, sur l’héritage et le futur. Par l’exploration tout azimut de l’univers du fil, de ce qui tisse, relie et délie – littéralement et métaphoriquement -, il encourage l’émergence de narrations et d’imaginaires propices à d’autres manières de faire monde ensemble. La qualité des recherches effectuées au sein de TAMAT tient au choix des artistes accueillis, au cahier des charges rigoureux autant que libératoire, mais aussi à la manière de les accompagner. La preuve, une fois de plus, avec l’exposition des travaux réalisés de 2020 et 2021, perturbés par la gestion du COVID.
Rouge, noir, racines
Pétra Vanwichelen travaille en rouge et noir.
En rouge, un réseau de filins organiques, irréguliers, avec ses concrétions, ses caillots, ses retenues. On dirait le déploiement d’un circuit fragile de veines et d’artères, éprouvées, charriant les histoires dont les nœuds égrènent une existence. Ou le treillis anarchique de synapses organisant la circulation de la mémoire et de l’oubli, enchevêtrement de chapelets pulsionnels, chacun figurant les ramifications de ce dont on se souvient d’une époque particulière, des événements, des émotions, des visages, des rencontres, des séparations, des acquis, des pertes.
Une vidéo associe l’image et le son du fil qui brode, le tracé vibrant d’un encéphalogramme - main et cerveau réunis dans un même souffle -, et la présence de personnes âgées, un peu perdues, comme au-delà de toute mémoire parlée. L’artiste représente alors des « mots-ballons », baudruches recouvertes de calottes tricotées d’où pendent, à la manière de tentacules de pieuvre ou de voiles de méduses, de longues tresses de messages codés, les trames filées qui innervent les façons dont chaque personnalité enroule son parcours intime à celui des circonstances. A la manière des lâchés de ballons transportant « ailleurs » des messages et des vœux, les « mots-ballons » volent, légers, transportant ce qui échappe au langage, ce que les mots ne parviennent jamais à traduire, l’en-deçà et l’au-delà de tout récit.
En noir, Pétra Vanwichelen reconstitue l’armure de Roland, détournant l’héroïsation du personnage dans les tapisseries anciennes, la transformant en objet dont l’intériorité et l’extériorité sont difficilement discernables, sorte d’ADN guerrier bosselée, déboussolée, côte de maille tissée de points vulnérables, pendue dans le vide. Juste devant la chambre des racines, Inspirée par le confinement et la plongée en soi-même, illuminée d’ombres et toute souterraine. Une immense souche ramifiée en lévitation, terrestre et aérienne à la fois, surmonte une collection fascinante de racines inclassables en perpétuelle métamorphose, des êtres-mandragores. Une grotte de l’origine des récits qui, pour reprendre les mots de Benjamin cité par Didi-Huberman, célèbre « la rythmique du pluriel, de l’Autre et du mouvement, fût-il imperceptible. Une pensée cohérente des racines ne peut qu’en reconnaître l’implexité et la complexité, la situation toujours « à la croisée des chemins », l’opérativité bifurcatoire, la nature essentiellement radiculaire et, si paradoxal que cela paraisse, migratoire. »* (Cela contre ceux et celles qui pensent les « racines » comme certificat d’authenticité justifiant d’exclure les autres.)
Mémoire, soins et poussières
Cet infini migratoire des racines, Jehanne Paternostre, le fait remonter de façon bouleversante autant qu’imperceptible, tout au long du cheminement improbable de ses fils de poussière, poussière d’où l’on vient et où l’on retourne. Au Tamat, elle a commencé par s’intéresser aux coulisses, pas aux images tissées, historiques, en tant que telles. Mais à la relation pratique avec ces tissus mémoriels, leur entretien. Elle a filmé les rituels de soin constant que nécessite le patrimoine tissé, les mains du restaurateur dont les gestes relient endroit et envers. Se glissant sous l’œuvre en cours de réfection, elle découvre un extraordinaire contre-jour à la trame couturée, cicatrisée, l’empreinte intime de cette tapisserie-là, le dessin d’une carte mémoire singulière, chaque tapisserie ayant probablement la sienne propre. Évoquant ces enfants qui, glissés sous la table, basculent dans une autre dimension du réel, elle recueille, là aussi, les restes que produit le restaurateur : bouts de fil et poussières textiles.
A deux pas des grandes représentations inscrites dans une histoire linéaire et verticale, valorisant les « hauts faits » et les « seigneurs », elle va s’attacher aux infimes histoires, invisibles, bifurcatoires, sans lesquelles rien ne se produit, aucune croisée de chemins. Alors commence une investigation systématique, structurée, par des lectures, des documents consultés, mais aussi des objets ramassés dans les ateliers, observés, étudiés, classifiés comme on le fait en découvrant une nouvelle espèce vivante. Ainsi de ces petits bouts de fils, rigides, à la forme fixée, autant de mémoires de gestes et de fonctions oubliés, passés dans le chas de grandes aiguilles, regroupés comme un ensemble entomologique.
La phase suivante sera de déterminer comment faire parler ce matériau dissipé, lui donner forme sans le trahir. L’artiste met la main à la pâte et s’initie au maniement du fuseau, fabrique des fils à partir de pelotes de poussières. D’autre part, elle récolte les boules de déchets de fils, agrégés uniformément tout au long des travaux d’entretien, uniformes, grises. Minutieusement, brin à brin, elle les dissocie et isole chaque composante qui, du coup, exprime sa couleur d’origine, la boule se révèle multicolore à l’intérieur. Ce qui semblait terne, éteint, se révèle constitué de tailles, textures, couleurs différentes et individualisées. En veille, la matière s’éveille. Certains de ces fils ont plusieurs siècles, d’autres sont contemporains, ils racontent, naturellement, l’intrication des temps pluriels. L’artiste apprend à les entretisser en de longues chaînes jamais homogènes, des lignes de crêtes processionnaires. Elles arpentent le temps et les mémoires selon des mesures jamais lisses, selon des trajets toujours tremblés. Elle les met en confrontation avec les appareils en verre de laboratoire scientifique qui, eux, ont mission de faire prévaloir une mesure objectivée et rationnelle de la vie et de ses phénomènes. Ce n’est pas une opposition entre ces deux voies que l’artiste présente, plutôt, via ces réalisations esthétiques raffinées et puissantes, la nécessité d’un dialogue, d’une complémentarité. Comme une cartographie de rêves ou de chimères, les innombrables nerfs enchevêtrés au sein d’une boule constituée au fil des années, au contact des grandes tapisseries, sont rangés dans les cases d’une grande boîte, typologie fantasque au gré de tous les synonymes des verbes « restaurer » et « conserver », une manière de conjuguer les actions à partir desquelles il est possible de transmettre un futur aux générations qui viennent, non pas d’en haut, mais depuis la granularité buissonnante, fourmillante du vivant.
Icônes, masques et ordinaire
Autour de ces deux exemples qui marquent, bien entendu, les autres artistes, bien entendu, interpellent de belle façon. Maïlys Lecoeuvre, partant des figures héroïques des grandes images historiques, explore à la broderie la fabrication d’icônes qui, à partir des pratiques pandémiques de l’autoportrait, envahissent les imaginaires. Et ça donne une amusante déclinaison autour de la figure de Kim Kardashian, en bannière de procession, en linge liturgique, en suaire sacré, entre reliques religieuses et kitsch folklorique. Elle réalise aussi un fabuleux costume chamanique à base de films miroir, écailles technologiques évoquant les smartphones, miroitement, miroir aux alouettes numériques. Vêtue de cette parure, et dansant, ondulant, reptilienne, elle éveille un étrange carnaval, à la fois l’être humain possédé par cet objet phare de la technologie, à la fois se secouant pour s’en libérer. Une façon saisissante de renouveler le mythe de Saint-Georges.
Avec « Le port du masque est obligatoire », Lina Manousogiannaki, revisite une collection de portraits photographiques qu’elle perturbe avec des motifs brodés. Historie de raconter les perturbations intérieures, mentales, causée par l’incrustation du masque au cœur des représentations de soi et des relations aux autres, les traces qui en resteront, déformations intégrées aux physionomies.
Lisa Paut a récolté des mots dans les « fascicules du musée sur les tapisseries anciennes » et les a mélangé de façon aléatoire, les réintégrant dans des sérigraphies de motifs familiers, populaires, tels qu’on en voit sur du linge de maison et autres impressions industrielles.
Eva Dinneweth relie objets trouvés dans l’espace urbain et contraintes esthétiques de l’espace muséal. Elle les assemble et les entretisse, intégrant ou non des matières textiles. Elle met en question l’intangibilité même des matériaux ordinaires, rebuts du quotidien, les replace en équilibre instable et, dans la manière de les entretisser, révèle leur malléabilité insoupçonnée, l’immanence transformatrice de toute chose. Au centre de la salle des collections permanentes, elle éclabousse le calme et les certitudes mémorielles, d’une immense bâche orange, vivante, agitée, lumineuse et précaire.
Pierre Hemptinne
R20-21
Les recherches artistiques des boursiers exposées !
Exposition temporaire
Du 18 décembre 2021 au 13 février 2022
Artistes présent·e·s
Eva Dinneweth, Charlotte Stuby, Jehanne Paternostre, Lina Manousogioannaki, Maïlys Lecoeuvre, Arnaud Rochard, Lisa Plaut et Pétra Vanwichelen
Référence bibliographique :
*Georges Didi-Huberman, « Imaginer Recommencer Ce qui nous soulève, 2 », Editions de Minuit
(c) Bannière - image : TAMAT Pétra Vanchichelen