Interview de Jean-Baptiste Fressoz
JEAN-BAPTISTE FRESSOZ : La notion d’anthropocène désigne une nouvelle époque géologique, c’est un concept qui a été proposé par des géologues et des scientifiques du système Terre. L’idée c’est de dire qu’on est sorti de l’holocène, les 12 000 dernières années depuis la dernière glaciation, et qu’on est rentré dans une nouvelle époque géologique, marquée par la prédominance de l’action humaine sur les grands paramètres du système Terre. Il va encore y avoir des débats sur le fait de savoir si on est vraiment rentrés dans l’anthropocène, sur la date de départ, mais d’un point de vue symbolique, ce qui est important, c’est que ce qu’on vit n’est pas simplement une crise environnementale, mais c’est une révolution géologique d’origine humaine. C’est important par rapport à la temporalité relativement courte de la crise environnementale parce que derrière le mot « crise » il y a l’idée qu’on va sortir à un moment ou un autre de la crise, qu’on va clore cette période de crise, qu’on va rentrer à nouveau dans une époque normale. Ce que dit la notion d’anthropocène, c’est que ça, c’est vraiment illusoire ! L’anthropocène désigne un point de non-retour. C’est pour ça que dans ce concept d’anthropocène il a quelque chose de très fort.
POINTCULTURE : C’est aussi un concept qui véhicule certaines images qui peuvent être problématiques. Vous avez dit par exemple à l’occasion d’une conférence que ça avait tendance à invoquer l’esthétique du sublime.
JEAN-BAPTISTE FRESSOZ : Oui, on peut se demander pourquoi l’anthropocène a connu un tel succès auprès des scientifiques et aussi du public, alors qu’il n’apporte pas de contenu scientifique réellement neuf, il ne fait que synthétiser et renommer des avancées anciennes puisqu’elles remontent aux années 1980. Alors, comment expliquer cet immense succès ? En fait, outre la force intrinsèque du terme, ce qui me semble important c’est que le concept d’anthropocène renvoie à une esthétique qui date du XVIIIème siècle, esthétique qui nous avait appris à être indubitablement admiratifs face à l’immensité de la nature, cette Nature vaste et puissante qui d’un seul coup peut bouleverser nos petites vies humaines. L’anthropocène mobilise exactement ce genre de ressort là, en en inversant les polarités. Ce n’est plus la vaste nature qu’il faut apprendre à révérer, mais l’humanité, dont la puissance est comparée à ces phénomènes de la nature que deux siècles de cette esthétique du sublime nous avaient appris à craindre, mais aussi à révérer et à admirer. Avec le concept d’anthropocène, l’humanité est comparée, en termes de puissance énergétique, à la tectonique des plaques, aux volcans, aux tremblements de terre. Ce que l’humanité fait sur la Terre est apprécié et évalué à l’aulne des plus grands phénomènes de l’histoire naturelle et nous procure en quelque sorte un extraordinaire sentiment de puissance.
PC : Mais aussi un sentiment d’impuissance parce que ça voudrait dire qu’aujourd’hui l’humanité est confrontée à un colosse sur lequel on n’a plus prise ?
JEAN-BAPTISTE FRESSOZ : Il y a deux problèmes : premièrement, ce colosse, c’est nous-mêmes, donc même si c’est effrayant, c’est aussi très gratifiant. Ensuite le problème c’est le mot « humanité ». Le vrai gros souci avec ce concept d’anthropocène c’est que c’est le pire nom qu’on pouvait trouver pour la crise environnementale, parce que ce qui nous a engouffrés dans cette crise ce n’est pas l’humanité dans son entièreté, comme un tout indifférencié et collectivement responsable, ce sont quelques éléments de cette population humaine. Il y a plein d’autres mots qui auraient été bien meilleurs qu’« anthropocène ». « Capitalocène » est sans doute un des meilleurs candidats. Ici, c’est comme si on ne pouvait plus prononcer le mot « capital » et ça édulcore complètement la dimension politique de la crise environnementale.
PC : Une grande critique que vous faites du terme, c’est qu’il dépolitise complètement le regard qu’on pose sur cette crise écologique.
JEAN-BAPTISTE FRESSOZ : Ça dépolitise et puis, surtout, ça « dé-historicise », parce que bien sûr la cause de la crise environnementale ce n’est pas l’humanité toute entière, ce sont des acteurs historiques bien précis, des peuples et des nations bien précis, des classes sociales et des intérêts bien précis. Donc, quand on dit « anthropocène », on a une vision unanimiste de la crise qui convient sans doute pour les sciences naturelles, puisque, effectivement, quand il s’agit d’étudier le système Terre on n’a pas forcément besoin de responsabilités bien précises, mais par contre au sens historique et politique c’est parfaitement contre-productif.
PC : Un autre point qui est un peu problématique avec ce concept d’anthropocène, c’est qu’il induit aussi l’idée qu’on aurait eu une prise de conscience récente, soudaine, comme si d’un seul coup on s’était rendu compte qu’il y avait une crise écologique et surtout comme si durant les décennies qui nous ont précédés, on s’était engagé dans un modèle de croissance et de développement technologique sans avoir conscience de rien.
JEAN-BAPTISTE FRESSOZ : Si on prend les principaux papiers de l’anthropocène qui ont été publiés par Paul Crutzen, l’inventeur du mot anthropocène, Will Steffen, John Mc Neill et Jacques Grinewald, l’histoire c’est que pendant deux siècles on est devenu une force géologique sans nous en rendre compte. On a transformé l’environnement, on a complètement perturbé les grands paramètres du système Terre, et puis depuis 2000 d’un seul coup on se serait posé des questions et on serait devenu un agent géologique réflexif, un agent géologique conscient. Et ça, ça semble figurer une rupture fondamentale dans toute la culture occidentale et dans notre rapport à l’environnement et à la nature. Ça induit à mon avis encore une fois une vision très dépolitisée de la question. Un des points de départ pour raconter une histoire de l’anthropocène plus intéressante, c’est de bien voir que les sociétés des XVIII et XIXème siècles avaient plein de théories, qui certes n’étaient pas celles qu’on a maintenant, mais qui permettaient de penser les conséquences de l’agir humain sur l’environnement. Au tournant du XVIIIème siècle par exemple, quand on rentre dans l’anthropocène, l’environnement est un sujet beaucoup plus important qu’aujourd’hui. C’est d’abord une question médicale, vu qu’on n’a pas encore les théories bactériologiques, et qu’on estime que pour expliquer les épidémies, les maladies, les meilleures causes que l’on peut trouver, c’est un changement dans l’environnement, dans la qualité de l’air, de l’eau. Évidemment, dans ce contexte les transformations de la qualité de l’air par les fumées, les pollutions, sont excessivement problématiques en termes environnemental et sanitaire, et donc deviennent éminemment politiques. Le début du XIXème siècle est aussi un moment où l’on se préoccupe de la déforestation et du changement climatique. C’est un moment où la forêt, particulièrement en Europe occidentale, est à son point d’étiage. On estime qu’en coupant autant de bois on est en train de perturber les grands cycles de l’eau. C’est bien sûr plus intéressant de raconter l’histoire comme ça, parce que, ce qui est important finalement, c’est de voir comment on a passé outre ces théories, ces alertes et ces critiques. Quand on a bien compris ça, ça relativise aussi l’importance de notre propre réflexivité actuelle. Ce n’est pas parce qu’on est conscient qu’il se passe quelque chose de grave que ça va de facto infléchir les trajectoires de développement. Ce sont deux phénomènes séparés. Depuis 40 ans, on se gargarise d’être devenus « environnementalement conscients » (et il y a plein de sociologues, en particulier Ulrich Beck, qui expliquent qu’on est devenu réflexif), mais pour autant si on regarde justement les courbes de l’anthropocène qui montrent la croissance exponentielle des consommations, des émissions, des pollutions, etc., on voit qu’ en fait il ne s’est pas passé grand-chose en termes concrets. Pour ce qui est des enjeux cruciaux, il n’y a pas vraiment eu d’inflexion, mais au contraire plutôt une accélération. Donc il me semble que le point important, c’est de tordre le cou à l’idée que depuis peu il se passerait quelque chose de très nouveau dans le monde occidental et que ça allait tout changer.
FM : Dans les premières pages de L’Apocalypse joyeuse vous expliquez qu’il y a un parti pris dans le livre, celui de donner, ou de rendre, la parole à ceux qui à l’époque s’étaient exprimés contre, ou qui étaient méfiants face à l’arrivée de certaines technologies comme l’éclairage public, le train, etc.
JEAN-BAPTISTE FRESSOZ : Le train c’est évidemment l’archétype, parce qu’on se moque toujours des imbéciles qui en auraient eu peur aux alentours de 1830. Mais en fait il y a plusieurs remarques à faire : Les gens qui avaient peur que le train ne rende malade, ne rende fou, ne rende aveugle c’est en fait une invention des technophiles. Il y a eu des débats autour des chemins de fer, il y a eu des tonnes d’accidents au début du système ferroviaire, qui était somme toute assez bricolé. Il y a donc eu énormément de plaintes et de procès suite à des accidents. Mais des gens qui auraient dit que le chemin de fer allait rendre fou ou causer des maladies ça n’a jamais vraiment existé. C’est Louis Figuier, l’un des grands vulgarisateurs de la technique en France vers 1860, qui va créer ce mythe, repris ensuite sans critiques par un tas d’historiens, le but étant de ridiculiser les personnes qui se seraient opposées au progrès afin de disqualifier les plaintes contemporaines. Si on regarde ce phénomène d’une manière un peu sérieuse, on voit que les « oppositions au progrès », si ce terme a un sens, se font pour des raisons qui sont souvent légitimes et bien compréhensibles. En ce qui concerne par exemple l’industrialisation, ce sont des propriétaires, des voisins, qui se plaignent des fumées, des pollutions, des nuisances, d’autant plus fortement qu’à cette époque, comme je l’ai déjà dit, la théorie médicale met l’environnement au centre. Finalement le point le plus frappant c’est que l’opposition aux grandes technologies de l’anthropocène a été générale. Il faut sortir de l’idée qu’il y aurait quelques personnes très clairvoyantes, quelques grands humanistes ou environnementalistes, qui auraient tout compris avant tout le monde. Prenons par exemple l’automobile. Dans les années 1910 et 1920, elle est utile pour un ou deux pour cent de la population, mais une nuisance pour les 98 pour cent qui restent. Très peu de gens peuvent se payer une automobile, mais ce qui est impressionnant c’est de voir qu’elle s’est imposée en dépit de l’opposition générale ! Donc ce n’est pas une affaire de conscience, les gens avaient bien conscience que cela allait pourrir la vie en ville, que ça pouvait causer des accidents, écraser des gens. On en a un exemple bien précis dans l’est de la Suisse avec le canton des Grisons où, jusqu’en 1928 il y a eu une dizaine de référendums qui ont été perdus pour autoriser l’automobile. C’est-à-dire que dix fois de suite les promoteurs de l’automobile ont essayé d’autoriser la voiture individuelle sur les routes du canton et dix fois de suite les gens ont voté contre. Pour de bonnes raisons : l’automobile va endommager les routes, il faudra augmenter nos impôts, les gens ne vont plus prendre le chemin de fer qui est une compagnie nationale, il va falloir la subventionner, etc. Je pense que ce qu’il faut bien avoir en tête c’est la généralité de l’opposition aux grandes techniques de l’anthropocène et le fait que, malgré tout, ces techniques se sont imposées.
En fait, dans le discours de l’anthropocène il y a deux versants : il y a un versant plutôt écolo et puis il y a un versant très technophile. Il y a cette idée que pendant deux siècles on a été dans un anthropocène un peu bête, et que maintenant on va vivre dans un « bon anthropocène ». C’est un discours qui est en train de s’imposer et qui revient à donner une fois encore une fois le pouvoir aux savants. Ce n’est pas un hasard si Paul Crutzen, l’inventeur du mot anthropocène est aussi l’un des promoteurs de la géo-ingénierie qui consiste à manipuler la haute atmosphère pour la rendre plus réfléchissante, pour envoyer un peu d’énergie dans l’espace et réduire ainsi les effets du changement climatique. C’est très critiquable pour toute une série de raisons, mais disons que l’aspect le plus dangereux c’est qu’on ne sait pas trop ce que ça peut donner, c’est extrêmement incertain. Et puis surtout, une fois qu’on aura fait ça, on ne peut plus s’arrêter. Si on commence à manipuler artificiellement les caractéristiques de l’atmosphère, on ne va plus faire d’effort de réduction de CO2. Ce qui fait que, le jour où on arrête ces techniques-là, il va y avoir un effet de rattrapage catastrophique puisqu’en quelques années la température va augmenter beaucoup plus brutalement qu’elle ne l’aurait fait sinon.
Interview : Frédérique Muller
Retranscription : Benoit Deuxant
photo: (c) Emmanuelle Marchadour