Le hip-hop ou la revanche des immigrés
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Né dans les banlieues oubliées des centres urbains parmi des populations issues de l'immigration, et donc, dans les faits, stigmatisées, discriminées, souvent pointées du doigt pour tous les maux de la société, le hip-hop est aujourd'hui le mouvement culturel le plus populaire du monde. Les rappeurs du Bronx ou du 93 ont toujours chroniqué leur quotidien en se mettant en scène : misère sociale, violence, pauvreté… Le vécu de personnes que l'Occident a accueillies mais qui ne sont pas forcément les bienvenues. Et si le hip-hop était cette force qui permettait de dépasser ces barrières invisibles ?
À mon arrivée en Belgique [en 2001 - NDLR], l’accueil était violent. Je suis arrivé à l’aéroport, et à la manière dont on m’a regardé, j’ai compris que j’étais Noir. Et que je n’étais pas le bienvenu. Sur ce point, la Belgique a beaucoup changé, ce n’est plus le même pays. Il y a une barrière qui est tombée. Si la Belgique est plus tolérante qu’il y a quinze ans, je pense que ça a à voir avec la place de plus en plus grande qu’a pris l’urbain dans la culture. L’urbain, c’est la mixité et ça change les mentalités. — Damso
Qu'il soit conscient, politique, sale ou purement ludique, il y a un thème qui traverse tous les disques rap du monde : l'importance des racines. Il se manifeste dans un premier temps par l'attachement au quartier ou à la ville que le rappeur représente dans le grand monde. Cela se lit dans les titres mêmes des chansons : « Straight Outta Compton », « Seine Saint-Denis Style », « N.Y. State of Mind », « BruxellesVie », etc. Ici, le rappeur établit un premier mouvement migratoire, de la périphérie au centre.
C'est le parcours de celui qui a réussi.
Mais pour beaucoup, les racines s'enfoncent bien plus profondément, du côté de l'histoire collective. Nombreux sont les rappeurs à prendre conscience, dans un second temps, de leur identité de « jeunes issus de l'immigration ». Selon l'ethnologue Claire Calogirou, qui a étudié Le motif des racines dans le hip-hop (Ethnologie française, 2013/1, Vol. 43), « après les années de refus ou de distanciation du mode de vie familial, [les rappeurs] veulent faire le voyage avec un regard adulte. Ils s’approprient les significations de l’exil, y compris les difficultés économiques, l’humiliation sociale, les conditions du travailleur immigré qui ont été subies par leurs parents ».
Cela fait partie d'une quête identitaire et d'un désir d'authenticité qui se traduit dans les textes, les vidéos, les pochettes de disques de façon affective ou politique et contestataire. C'est le deuxième mouvement migratoire, celui du retour aux sources, aux racines familiales. Un mouvement qui se fait de façon symbolique, mais aussi réelle, comme lorsque les rappeurs retournent sur les terres de leurs ancêtres pour donner des concerts. Ainsi, même un rappeur apolitique fera de la politique en revendiquant ses racines et en assumant le fait qu'il est issu de l'immigration.
I. Il était une fois dans le Bronx...
Le hip-hop est né dans les ruines du Bronx au milieu des années 1970. À l’époque, ce quartier de New York est une zone de guerre. Immeubles en ruines, faillite économique, misère sociale, etc. La situation est tellement catastrophique qu'elle fait dire à Jimmy Carter, président des États-Unis en fonction, qu'il n'a « rien vu qui ressemblait à cela depuis Londres après le Blitz ». La population, majoritairement ouvrière afro-américaine et portoricaine et totalement délaissée par les autorités politiques, est en mode « survival ».
Comment s'en sortir ? C'est la première question que pose le hip-hop. Comment s'en sortir quand on ne peut compter que sur soi-même ?
La première réponse est l'organisation de la communauté en gangs avec tout ce que cela implique : trafic de drogues, violence, etc.
La deuxième réponse est le hip-hop. Qui se pose, dès ses origines, comme une alternative à la violence. Pionnier du genre, Afrika Bambaataa a créé la Zulu Nation « pour la prise de conscience hip-hop ». Membre des Spades, le plus gros gang du Bronx, il veut créer une alternative pacifiste et sortir de la spirale de la violence. Changer l'énergie négative en énergie positive. « On s'entretuait pour rien, on se battait par bêtise, il fallait arrêter tout cela et changer de paradigme. Faire en sorte de travailler pour la communauté plutôt que de la détruire », explique-t-il dans la série Hip-Hop Evolution. Bambaataa convainc les siens à refuser l'appel de la violence au profit de la culture hip-hop qui tient sur cinq piliers : rap, DJ-ing, danse, street art et le cinquième pilier, la connaissance.
« Peu importe ta couleur, tu dois savoir qui sont tes ancêtres ». De par son nom tiré d'une tribu sud-africaine qui s'est révoltée contre le colonisateur britannique, la Zulu Nation pousse à une nouvelle prise de conscience, qui s'était enfouie chez tous ces jeunes rappeurs en herbe. Parce qu'aux États-Unis, être Noir signifie être descendant d'esclave, et donc, être quelqu'un qui « ne fait pas partie du 'peuple' américain », pour reprendre les mots de l'écrivain Ta-Nehisi Coates (Une Colère noire, Autrement, 2016).
Voilà ce type qui se fait appeler Afrika, je vais à cette fête, j'entends ces beats, je vois le nom Zulu et ça fait automatiquement sens. J'ai grandi dans un environnement où on te pousse à détourner les yeux dès que tu es confronté au mot 'Afrique'. On m'a entraîné à me déconnecter de mon héritage. Bambaataa et la Zulu Nation ont sauvé cette conscience pour moi. — le DJ Grandmixer DXT dans la série "Hip-Hop Evolution"
C'est le pendant hip-hop du slogan de James Brown : « I'm Black and I'm Proud ! » Cette réalité d'être Noir et de venir du quartier sera désormais portée en étendard par les rappeurs, mise en avant et mise en scène façon Scarface (grosse référence dans le hip-hop, le film de De Palma raconte l'histoire d'un immigré cubain qui devient roi de la pègre) et/ou de manière contestataire en dénonçant les stigmatisations et humiliations subies par la communauté. De Public Enemy à Kendrick Lamar, c'est la même histoire.
C'est aussi un retour vers une terre africaine ancestrale parfois fantasmée, tel le Wakanda du film Black Panther. Comme l'expression du Rêve Noir américain.
II . Les Misérables
La Zulu Nation s'est exportée. En France, première terre d'accueil du hip-hop en Europe, Afrika Bambaataa a porté la bonne parole dès les débuts des années 1980. Si le rap français a rapidement volé de ses propres ailes, c'est à ce moment qu'il est né, dans les banlieues parisiennes visitées par Bambaataa. Les « banlieues », ces endroits qui font partie de la ville, mais qui en restent pourtant séparées, comme par une fatalité. Depuis les années 1970, le mot a pris une nouvelle signification, désignant les HLM et grands ensembles de logements dans lesquels résident immigrants et Français d'origine étrangère et à faibles revenus.
Jusqu'au milieu des années 1990, le rap parle essentiellement du vécu dans ces banlieues – les difficultés, l'oubli, les stigmatisations, etc. Le quartier, c'est aussi l'authenticité, la première valeur revendiquée des rappeurs. « Quand tu écoutes les paroles, tu te sens concerné, parce que ça parle du quartier, de la cité, des copains, c’est ta vie, quoi », nous disait le rappeur franco-guinéen MHD.
Ce n'est qu'après l'âge d'or de la génération Blacks-Blancs-Beurs que certains rappeurs préfèrent prendre leurs distances avec ce qu'ils jugent être un paternalisme blanc. C'est le cas des Parisiens de La Rumeur qui définissent leur musique comme « du rap de fils d'immigrés ».
Avant nous, personne dans le rap ne rendait hommage à l’immigration comme on l’a fait. Ce qu’on a apporté, c’est la réappropriation d’une histoire : on n’est pas les héritiers de SOS-Racisme ! (...) Fini les pères blancs ! On n’est pas là pour nourrir la bonne conscience du Blanc qui se sent coupable ! On a posé des questions d’ordre politique, social, et interpellé la société française sur ce qu’elle a fait à nos parents et à nos grands-parents, sur ce qu’elle a fait en Afrique depuis cinq siècles, et sur ce qu’elle nous doit. Je fais du rap de fils d’ouvrier et de fils d’immigré. — Mohamed Bourokba, dit Hamé, La Rumeur, interview au site lmsi.net, 2010
Si La Rumeur considère ce retour aux racines comme un acte politique et contestataire, une demande de comptes à la France (ce qui s'entend dans leurs paroles, notamment à propos de nom, prénom, identité), d'autres le font de manière purement affective.
C'est le cas de MHD qui a créé un son à lui : l'Afro-trap.
À la maison, on parlait le jahanqué, et le français naturellement. On mélangeait les langues, il y avait toujours de la musique africaine, des chants de fête ou des chants traditionnels du pays. J’ai vraiment baigné dans les deux cultures. C’est ce que je mets en évidence sur la pochette du premier album, les deux drapeaux dans les mains. Pour moi, c’était naturel de mélanger ces deux styles de musique. Artiste guinéen, artiste français, je suis tout cela. — MHD
Chez MHD comme chez d'autres, comme Damso (« K. Kin la Belle »), Mokobé (« Mali Forever ») ou même Booba (« DKR ») et Stromae (« Bâtard »), il y a une revendication d'appartenir à deux mondes. Une identité qui prend racine dans deux endroits. Et ce besoin de faire le chemin retour pour mieux savoir, dans l'esprit de la Zulu Nation. MHD était retourné en Guinée pour préparer son deuxième album : « Je voulais faire des recherches musicales, mais aussi comprendre l’histoire du pays, comment vivent les gens. Je voulais me mettre dans un projet afro à 100 %. J’ai rencontré pas mal d’artistes, on parlait des traditions, de l’Histoire, des différentes ethnies ».
Le rappeur bruxellois d'origine congolaise Isha a fait la même chose :
Ce qu'on dit, c'est que la première génération cherche à s'intégrer et la deuxième à savoir d'où elle vient.Je suis allé au Congo pour la première fois il y a un an. C'était une quête d'identité et en discutant avec les gens, j'ai eu des réponses à certaines de mes questions. Parce que lorsque mes parents sont arrivés en Belgique il y a quarante ans, ils ont tout fait pour s'intégrer et ont donc délaissé leur culture congolaise. Ce n'était pas forcément la meilleure chose à faire. On ne comprend pas très bien ce que cela implique d'être un enfant d'un peuple colonisé. C'est comme si on avait réécrit ton histoire. Tu dois faire tes propres recherches pour la retrouver. Pour moi, en tant que fils de l'immigration, il est important de connaître son histoire et d'afficher ses deux cultures. — Isha
C'est aussi pour cette raison que nombre de rappeurs francophones, de Baloji à Damso, ressentent le besoin d'aller présenter leurs chansons en Afrique : « Aller jouer là-bas, c’est obligé, dit MHD. C’était dans ma démarche dès le début, sinon je n’aurais pas fait d’afro. Quel est l’intérêt de faire de l’afro si c’est pour ne pas faire de concert en Afrique ? » Lors d'une conférence de presse avant son concert à Kigali en 2015, Stromae avouait de son côté que « c’était quand même important de venir dans mon pays d’origine ». Le besoin de revenir au pays, de déterrer les racines familiales. Selon la chercheuse Véronique Hélénon, professeur à l'Université du Massachusetts spécialiste de la diaspora africaine, « le rap français a spécifiquement été une expression multidimensionnelle des liens avec l'Afrique ».
Le rap est la musique fusion par excellence. Un mélange de sons, de styles et de cultures. Venant des quartiers défavorisés des grandes villes occidentales, il peut s'entendre comme la musique de la diaspora. Aujourd'hui, il est écouté (et joué) par tout le monde : du petit Blanc de la classe moyenne uccloise à l'enfant des rues de Kinshasa. C'est ainsi qu'il favorise la communication et l'échange entre les gens. Selon Isha, « le rap a un tel poids aujourd'hui que c'est un énorme outil pour la société, la réconciliation et le vivre-ensemble ».
Rédacteur invité : Didier Zacharie
photo de bannière : Isha - photo (c) Guillaume Kayacan
III - Rebonds discographiques, par Igor Karagozian (PointCulture)
Afrika Bambaataa & Soulsonic Force : Planet Rock, The Album (1986)
Force fondatrice de la Zulu Nation, véritable légende vivante et pionnier du mouvement hip-hop, Lance Taylor, alias Afrika Bambaataa fonde au début des années 1980 le groupe Soulsonic Force avec lequel il publie le single « Planet Rock » qui, en s’inspirant du rock UK, de l’electropop allemande et du rap-disco deviendra un tube mondial.
La Rumeur : L’Ombre sur la mesure (2002)
Le groupe originaire des Yvelines se démarque dès son premier album, sorti en 2002, avec son « rap de fils d’immigrés » (en opposition au rap français commercial) sans concession, à l’écriture engagée et ciselée et aux beats boom bap qui font hocher la tête. Le disque fait polémique à sa sortie, car il est accompagné d'un magazine de 18 pages, dans lequel un article intitulé « insécurité sous la plume d'un barbare », rédigé par Hamé, contient ceci : « Les rapports du Ministère de l’Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiété ». Le Ministère de l'intérieur français (dirigé par Nicolas Sarkozy) décide à l'époque de porter plainte pour « diffamation publique envers la Police nationale ».
Isha : La Vie augmente, vol. 3 - 2020
À 34 ans à peine, Isha fait déjà figure de vétéran dans le paysage rap belge. Il clôt avec cet EP sa trilogie La Vie augmente tiré d’une réplique du film La Vie est belle coréalisé par son oncle Ngangura Dieudonné Mweze. Le rappeur bruxellois fils d’immigrés congolais a su en trois ans imposer un style à la fois touchant, sincère et transgressif. Alternant irrévérence et tonalités plus légères, Isha aborde des sujets graves comme la colonisation belge ou les ravages de la drogue. Celui qui a démarré sa carrière sous le nom de Psmaker délivre avec cette série une œuvre homogène très variée autant en termes de sujets abordés que de productions musicales.
uniquement en numérique / pas à PointCulture
Damso : Lithopédion (2018)
Sur son troisième album, l’ancien protégé de Booba continue à développer une écriture sombre, mélancolique et crue sans craindre de paraître obscène ou vulgaire. Au moyen de punchlines assassines à la noirceur presque gothique, Damso reflète avec lucidité le malaise d’une génération toute entière. « Lithopédion, c’est un mort dans un corps en vie, explique-t-il à Libération, un fœtus qui atteint la maturité mais qui est mort, qui s’est calcifié avec le temps dans le corps d’une mère et qui n’a jamais été extrait. Pour pouvoir l’extraire, il faut mourir. J’aime cette métaphore parce qu’elle est actuel pour moi : je me sens mort dans un corps en vie. J’ai l’impression de ne plus vivre les choses comme tout le monde. Je m’endurcis au fond de moi comme un lithopédion».