Valérie Cordy : « Le numérique n’est pas seulement un outil, c'est un milieu ».
Sommaire
Beau hasard des choses, c'est un 8 mars, date à laquelle on célèbre annuellement les droits des femmes, que Valérie Cordy, metteuse en scène et performeuse numérique, est devenue, en 2013, directrice du Service des Arts de la Scène de la Province de Hainaut. Cet hiver, nous l'avons rencontrée à Bruxelles pour parler de formes d'art actuelles, de formes ouvertes, chercheuses et mutantes, d'art numérique, de théâtre, d'écriture et, bien entendu, de ce lieu très spécial qu'est la Fabrique de Théâtre.
Tableau d'une institution
Le projet que vous défendez est assez original. Il se distingue par la grande place faite aux expérimentations, comme une sorte de laboratoire. Pouvez-vous nous décrire cet endroit, son rythme de vie tellement particulier ?
Valérie Cordy - La Fabrique de Théâtre abrite le Service des Arts de la Scène de la Province de Hainaut. C’est un service public mais aussi un projet, ce qui signifie qu’il n’y a pas, pour cet endroit, de statut légal prédéfini. Situé en milieu périurbain près de Mons, le bâtiment est l'ancienne école de la chaussure devenue école technique provinciale avant de devenir fabrique de théâtre. L’espace est constitué de trois plateaux traversés par de longs couloirs. Nous disposons de quatre salles de spectacle, la première étant totalement équipée tandis que les trois autres sont partiellement équipées et servent pour les résidences et ateliers. Nous disposons également d’un atelier décors et de onze couchages répartis sur quatre chambres…
La Fabrique de Théâtre se déploie sur plusieurs axes. D’abord des résidences d’artistes. Ensuite la diffusion de spectacles dans toute la Province de Hainaut, en partenariat avec 23 centres culturels. Le troisième axe couvre notre travail de médiation. Ce champ comprend des ateliers de théâtre, un atelier de théâtre-cinéma, un atelier d’art thérapie, des ateliers d’écriture, de théâtre pour amateurs, etc.
Un mot sur l’atelier théâtre-cinéma ?
L’Atelier des rêves contradictoires est une création de Julien Stiegler. Julien a conçu une machine qui est comme une fabrique de cinéma. Il y a un décor dans lequel plusieurs personnages, les doubles des participants, se projettent pour raconter une histoire qui tourne alors en boucle. Ces tableaux animés accueillent avec une grande subtilité le détail d’un geste, les signes qui réactivent la mémoire. Le tout en temps réel dans une facture à l’ancienne, une manière d’artisanat high-tech. L’idée de ces compositions oniriques est de mettre la technologie au service de la narration Le résultat est très beau ! Les participants, pour certains d’entre eux, viennent du Projet 107, un dispositif ambulatoire qui repense la relation entre l’institution psychiatrique et le milieu culturel. À l’avenir, l’Atelier accueillera des demandeurs d’asile et des habitants des environs. L’approche de Julien Stiegler est transculturelle. Son but est de valoriser autant le soin à la relation que le soin à la personne.
Idée de soin que prolonge également à la Fabrique de Théâtre l'entretien d’un potager ?
Oui, le potager restaure un rapport direct avec la matière. Les récoltes sont mises en commun dans la cafétéria.
Sur le programme, on note que La Fabrique de Théâtre est également un lieu d’apprentissage.
La Fabrique de Théâtre abrite une école de régisseurs de spectacle. Dans ce sens, on pourrait dire qu’il y deux Fabriques : la Fabrique de jour et la Fabrique de nuit, fréquentée par des étudiants en promotion sociale venant suivre des cours et utiliser les différents espaces pour leur formation.
Et de résidences…
J’ai tenu à développer ce pôle, ouvrir le bâtiment à un maximum d’artistes. Chaque année, une quarantaine de compagnies passent par chez nous. C’est aussi un laboratoire : la mise sur pied d’un spectacle ne doit pas présenter une obligation pour les artistes. Ce choix leur appartient. Pour ceux qui désirent présenter leur travail, nous disposons d’un public d’habitués.
Ce public, ce sont des étudiants, des professionnels du spectacle ?
Pas forcément. Ce sont aussi des gens du quartier, des Montois, des amis, des artistes, des amateurs, et puis des professionnels, des étudiants. Nos spectacles rentrent parfois dans le cadre de parcours pédagogiques. Par exemple, un cours de l'école de régie intitulé « lecture-spectacle » : comment lire un spectacle ? On offre un regard sur la fabrication d’un spectacle, sur les coulisses, les différentes étapes qui conduisent à une production aboutie.
Avec les APREM, on entre dans un champ plus expérimental. C’est une fenêtre ouverte sur le numérique.
Nous partons du principe que le numérique n’est pas seulement un outil mais qu’il est un milieu. Les APREM ce sont des événements que nous organisons tous les ans, au mois d'octobre-novembre. L’acronyme tient pour Ateliers, Partages, Rencontres des Écritures en Mutation. Le projet est né à La Chartreuse (Villeneuve-lès-Avignon), Centre National des écritures du spectacle en France dont j’ai plusieurs fois été l’invitée. Entre 2007 et 2011, Franck Bauchard, qui était à l’époque le directeur artistique de cet établissement, a mis en place un dispositif d’expérimentation qui s’appelait Les Sondes. Il s’agissait d’interroger les relations entre les arts du spectacle et le numérique, de confronter les points de vue en mettant l’accent sur les mutations des écritures. L’événement durait trois jours, période que nous avons gardée pour les APREM. Artistes, journalistes, philosophes et scientifiques se retrouvaient ensemble pour proposer un mélange de performances, de communications, de conférences… Ensuite, Franck Bauchard est parti diriger La Panacée, Centre de Culture Contemporaine à Montpellier. Avec un collègue artiste, Jean-Claude Dargeant, nous avons décidé de reprendre le dispositif à La Fabrique de Théâtre, soutenus par mon prédécesseur Michel Tanner. Dès lors, chaque année, nous nous penchons sur une question, un thème bien particulier. Nous avons eu l’occasion d’aborder, par exemple, les résistances numériques, le big data ou l’anthropocène. Cette dernière édition a plutôt pris la forme d’une sonde collective. Une vingtaine d’artistes de nationalités diverses sont venus interroger la notion d’anthropocène, quelques jours avant l’APREM proprement dite, en présentant chaque jour une expérimentation.
« — Le théâtre m'intéresse pour son potentiel à interroger d'autres formes. — »
11/09/01
En ramenant tous ces sujets à votre propre histoire, comment expliquez-vous cette articulation entre art numérique et théâtre dans votre parcours ?
Ah c’est une longue histoire !
J'ai suivi des études à l’INSAS, section mise en scène et action culturelle. Déjà à cette époque, le théâtre m’intéressait pour son potentiel à interroger d’autres formes. Je n’avais pas envie de me retrouver dans la position classique du metteur en scène qui doit monter un spectacle tout en veillant au financement de son projet. Je me suis tournée vers la littérature et je n’ai monté que des textes de littérature que j’adaptais, mais pas forcément de manière théâtrale, Henry Bauchau par exemple, Diotime et les lions et Antigone. Dans le cadre de commandes j’ai tout de même monté un Edward Bond, et finalement un superbe texte d'Alain Cofino-Gomez « La Terreur... »
En fait j’avais surtout envie de travailler sur les écritures contemporaines, pas sur Shakespeare, les classiques, les antiques – ce que d’autres font très bien.
Le 11 septembre 2001 est une date clé dans votre positionnement d’artiste ?
Le 11 septembre 2001 a bouleversé mon chemin, même si les idées qui se sont fait jour à ce moment-là avaient déjà germé en moi depuis longtemps.
L’événement a joué le rôle d’un catalyseur ?
Oui, voilà. Nous étions au CDN de Normandie pour un projet européen : une équipe française, une équipe italienne et une équipe belge (à laquelle j’appartenais). Notre travail portait sur le thème de la révolte. Soudain, nous apprenons ce qui se passe à New York. Selon moi, le travail dans lequel nous étions, un travail expérimental, se devait de porter l’empreinte de cet événement. Or, malgré toutes nos conversations et nos interrogations, il se fait que les deux autres compagnies ont continué leur travail. J'avais le sentiment de faire du théâtre en chambre. C’est alors que m’est venue cette urgence de me donner les moyens, tel un Piscator, de répondre à l’actualité. Parce que le problème avec le théâtre, c’est le temps long. Quatre-cinq ans peuvent s’écouler entre l’écriture d’un projet et sa réalisation. Pour moi, c’est devenu inacceptable.
« — Le théâtre, je veux qu’il soit à la fois proche de l’actualité et dans un retrait suffisant pour développer un point de vue sur le monde d'aujourd'hui. — »
Le 11 septembre 2001, la question fondamentale qui s’était posée était aussi celle de la technologie. Selon les mots de Virilio, « si l’homme n’avait pas inventé le bateau il n’y aurait pas de naufrage ».
Je n’en suis pas si sûre… Le naufrage aurait trouvé d’autres objets que le bateau pour s’actualiser. C’est un mot, un concept…
Concrètement, on peut dire que s’il n’y avait pas d’avions, il n’y aurait pas de crash. La technologie avion est en rapport étroit avec la possibilité d’un crash. Pour moi, le 11/09/01 n’aurait pas pu se produire de cette manière-là sans un support technologique de cet ordre-là.
MéTAmorphoZ
La technologie actuelle confère une plus grande portée aux catastrophes. Une panne informatique a le pouvoir d’immobiliser toute une gare pendant des heures, de geler le réseau.
La question se pose aussi avec l’art numérique : si on débranche la prise, que reste-t-il ? L’art… ou des écrans noirs ?
Pour en revenir à mon histoire, à la suite du 11 septembre je me suis intéressée de plus près aux effets de la technologie sur le monde et sur les écritures. Avec Natalia de Mello nous avons fondé le collectif MéTAmorphoZ, un collectif a géographie variable qui a pu regrouper jusqu’à 15 personnes. De 2001 à 2006, nous avons établi un abécédaire. La lettre A c’était ami pour robot, la lettre D c’était doppelgänger, la question du double électronique, etc, jusqu’à Z. Pour être exacte, il n’y a pas eu d’ordre préalable, c’est au moment de la clôture et de la conception du DVD-rom que la forme de l’abécédaire s’est imposée comme une évidence. L’idée en effet était de lister les effets du numérique sur nous, sur les différentes formes d’art. Nos activités étaient aussi très variées : nous faisions des installations, des performances, des spectacles, des work in progress, des labos.
Le terme MéTAmorphoZ je suppose, ne fait pas référence à Kafka.
Plutôt au Magicien d’Oz. C’est l’image du magicien mutant qui invente un monde grâce à une machine mais qui n’en demeure pas moins un imposteur. Pendant toute la période de gestation du spectacle, le Centre culturel Jacques Franck nous a invités à montrer notre travail à diverses étapes de son élaboration.
La transition entre un théâtre plus classique et ce type d’expérimentations s’est avérée assez dure. Beaucoup de gens autour de moi se demandaient ce que je faisais, craignant que je ne gâche mes chances, les subventions ont été coupées. À cette époque-là, le milieu du théâtre était nettement technophobe. Mon point de vue a toujours été que toute innovation a nécessairement un impact sur les arts qui lui sont contemporains. Ainsi, l’invention de l’électricité a complètement transformé la forme théâtrale. On lui doit notamment l’apparition du metteur en scène ou du scénographe dans son acception moderne. L’électricité a permis aux acteurs de se disposer, non plus en rang d’oignon devant la rampe face au public, mais dans la profondeur de la scène. Dès lors il a fallu les placer, et que quelqu’un prenne en charge cette organisation des acteurs dans l’espace. Il était évident pour moi que le numérique allait à son tour révolutionner le théâtre, soit par la narration soit par la manière d’être sur scène.
Technique mutagène
Jusqu’où vont vos connaissances techniques ? Vous codez ? Vous concevez des programmes ? J’ai pu constater que dans le milieu du numérique, il y a souvent plusieurs personnes qui travaillent sur un projet, les concepteurs ne sont pas forcément des exécutants.
Nous avons été rejoints par des ingénieurs, histoire de mettre les mains dans le cambouis, d’ouvrir la boîte. Mon frère est ingénieur, alors je lui ai demandé de m’expliquer, de me montrer la technique, ce qu’est un ordinateur. J’ai suivi pas mal de formations. J’en suis restée là, ce ne sont pas mes questions. Mon idée n’est pas de programmer les machines même si j’aime bien m’en occuper et que je sais faire beaucoup de choses. Toutefois mon sujet, ce n’est pas la technique en tant que telle, c’est les mutations qu’elle engendre dans notre environnement social et intellectuel.
Cela ne m’a pas empêché de m’amuser un peu. Avec Nicolas d’Alessandro, artiste et ingénieur, nous avons été jusqu’à fabriquer toute une installation, très très numérique, pour qu’elle ne fonctionne pas.
Il faut vraiment beaucoup travailler pour ça ?
Oui parce qu’il fallait que ça fonctionne sans fonctionner. Nous voulions interroger, avec le public, la notion d’interactivité. Ce côté ludique du numérique avait fini par m’ennuyer, on ne parlait que de cela. Il y a avait à l’époque dans l’art numérique une injonction à l’interactivité qui m’exaspérait. Nous avons décidé de mettre cette notion en déroute par une installation prétendument interactive qui donc ne fonctionnerait pas. Le spectateur était invité à bouger, à danser devant la machine qui se contentait de le filmer en train de faire l’idiot. Voilà pour l’interactivité ! Les boutons, les câbles, tout n’était qu’un leurre.
Un peu comme un jeu d’enfants, une roue qui tourne à vide sur un vaisseau en bois.
Absolument. Ce qui nous intéressait c’était de renvoyer le spectateur à son désir d’interactivité. Bon, c’était en 2003, du point de vue de la technologie, c’était il y a des siècles.
« — Mon point de vue a toujours été que toute innovation a nécessairement un impact sur les arts qui lui sont contemporains. — »
Aujourd’hui les théâtres ont de plus en plus recours au multimédia.
On peut en parler : le théâtre a redécouvert que la vidéo existait ! Des expériences comme ça on en faisait déjà dans les années 1950 et même avant. Dans les années 1920, Erwin Piscator utilisait le cinéma de manière documentaire. Il concevait des spectacles à multi-écrans sur lesquels il projetait des actualités. C’était un premier modèle de théâtre documentaire qui répondait à l’idée qu’il fallait englober le spectateur, constituer à son intention un théâtre immersif. La tendance aujourd’hui c’est parfois d’utiliser la vidéo comme du papier peint. Ce n’est pas du tout ce que je cherche à faire. Il ne s’agit pas seulement pour moi d’avoir un usage plus ou moins intéressant de ces outils, mais de les mettre en question, d’évaluer leur potentiel de transformation de la scène.
Du jeu dans les écritures
Ailleurs vous avez dit : « La création artistique d’une époque est liée aux écritures d’une époque ». Qu’entendez-vous par « écritures » ?
Écriture c’est très large pour moi : écriture de plateau, manuscrite bien sûr, écriture d’un écran, écriture du monde (l’image que les médias nous en renvoient).
En fait cette phrase exprime deux choses. D’abord la volonté d’être au plus près des actualités au plein sens du terme, au plus près de ce qui se passe. Donc comment je transforme mon écriture pour qu’elle se retrouve à cet endroit-là…
Elle capte… ?
Elle capte mais surtout, elle renvoie.
Un médium ?
Un médium oui mais pas seulement.
Un outil d’interprétation, qui informe, qui déforme ?
Chaque type d’écriture dépend étroitement de la technique sur laquelle elle s’appuie : stylo, imprimerie, supports numériques. (Valérie Cordy désigne les deux téléphones qu’elle a posés sur la table). Sur le petit je n’écris pas comme sur le grand. Les mots sont préenregistrés : la machine m’incite à écrire d’une certaine manière.
Je me suis souvent posé la question de savoir si on pense de la même manière selon qu’on écrit à la main ou avec un clavier, si ces deux opérations mobilisent les mêmes circuits neuronaux…
Il semblerait que non. Les générations qui arrivent, les digital natives, ne penseront pas comme nous. Certaines interfaces, des tablettes équipées d’un stylet, essaient de recréer les conditions propres à l’écriture manuscrite mais ce n’est pas très convaincant. Moi j’ai du mal avec le papier parce que je perds mes notes. Les informations que je veux garder, je les écris directement dans mon téléphone. L’écriture que je développe dans mon Journal intime n’est pas la même que celle que je retrouve pour m’envoyer un mail, car oui, ça m’arrive aussi de m’envoyer des mails à moi-même. Sur scène ce différentiel existe aussi. Sur scène je peux rédiger un texte en direct pour qu’il soit projeté sur un écran. Tout autre serait un texte mémorisé et récité. Vous voyez, les écritures c’est très large pour moi. Un journal télévisé, comment ça s’écrit ? Il y a des protocoles, un ton particulier, atroce, quand on le transpose sur une scène ce ton devient complètement ridicule. Ce type de décontextualisation m’amuse beaucoup. C’est un rire qui conduit à une réflexion plus profonde sur les codes qui régulent notre quotidien, ces façades, ces interfaces qui modèlent notre rapport au réel.
Les femmes dans l'informatique
Avez-vous l’impression que les femmes sont mieux représentées dans les disciplines de l’art ou de la communication liées au numérique que dans le milieu des affaires ? Est-ce que la confiance est à cet endroit-là plus grande qu’ailleurs ?
La confiance ?
Les artistes sont-elles plus visibles que les entrepreneures ?
Ce que je peux dire c’est qu’aux origines de l’informatique, il y avait énormément de femmes, des femmes ingénieures qui mettaient les mains dans le cambouis, proportionnellement plus qu’aujourd’hui. Prenez Ada Lovelace, c’est elle qui a créé le premier programme d’ordinateur. Récemment, grâce à un film, [Les Figures de l’ombre], c’est le travail de trois femmes à la NASA pendant la deuxième guerre mondiale qu’on a exhumé. En plus elles étaient noires. Elles ont trouvé leur place en tant que scientifiques et programmatrices. Aujourd’hui, des artistes numériques, je ne suis pas sûre qu’il y en ait tant que ça. Je ne crois pas non plus qu’on leur fasse particulièrement confiance. Pour les arts de la scène, si on prend l’étude de la SACD sur les femmes qui dirigent les institutions publiques en France, le constat est édifiant. Le pourcentage des femmes à la tête des grosses institutions est dramatiquement bas.
Tout de même j’ai l’impression que vos résidences logent un important contingent féminin.
Oui, parce que là on est dans l’émergence. Il faut encore voir combien parmi les spectacles qui se construisent à La Fabrique rencontreront une production et seront menés jusqu’à la scène.
En tant que directrice de La Fabrique de Théâtre, vos pairs sont plutôt des hommes, c’est encore eux qui, majoritairement, sont à la tête des institutions culturelles.
C’est vrai pour les grosses institutions. En France, pas un théâtre national n’est dirigé par une femme, en Belgique c’est pareil : le National, le Théâtre de Liège, le Manège, les institutions qui captent les plus gros budgets sont aux mains des hommes. Le Varia, avec Sylvie Somen, fait exception, peut-être pour des raisons historiques.
En résumé, là où il y a de l’argent il n’y a pas de femmes.
« — Dans le numérique, je me suis retrouvée dans un milieu masculin. Je n’ai jamais eu la sensation d’être mise de côté, par contre je l’étais. Au niveau de la reconnaissance, des subventions, dès qu’il s’agissait d’être un peu concret, il n’y avait plus personne. C’est une situation paradoxale. On est écouté, entendu. Mais si on fait une rétrospective de sa carrière, alors on se rend compte qu’on n’a pas eu les mêmes chances qu’un homme. C’est plus pernicieux que ce que l’on pense. À talent égal, il faut voir les deux carrières. Mais je me suis battue ! — »
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Piscator, on en a parlé tout à l’heure, et aussi McLuhan, linguiste, spécialiste de la littérature auteur d’un essai révolutionnaire, Pour comprendre les médias (1964). C’est à lui qu’on doit la fameuse phrase : « Le médium est le message. » Ces lectures-là remontent à la période des Sondes avec Franck Bauchard. J'ai également été inspirée par le collectif américain Critical Art Ensemble. Leur essai de 1994 The Electronic disturbance m’a beaucoup marquée, notamment avec le thème du doppelgänger, le double électronique. Ils réalisaient des performances comme celle qui consiste à interroger ce qu’il advient de deux personnes lorsqu’une machine vient s’interposer. On va à la banque pour demander un prêt et la personne que l’on rencontre nous répond suivant ce qu’elle lit sur son écran. La décision dépend de notre situation financière, ce double électronique qui porte une partie de notre identité.
Ce double, aujourd’hui, on le voit se déconstruire en un ensemble de données. On n’est plus un individu, on est un ensemble de données anonymisées. Je pense qu’il y a dans cette dislocation quelque chose à regarder, comme un changement de modèle. Peut-être la figure du nuage est-elle en train de se substituer à celle du doppelgänger ?
C’est intéressant sans doute mais je laisse cela à d’autres. D’autres sujets m’intéressent aujourd’hui. Passée l’époque du collectif MéTAmorphoZ, j’ai éprouvé le besoin de réaliser des performances seule.
« — J’avais envie de me retrouver face à face avec la machine, que la machine devienne mon acteur, ma scène, mon principe d’écriture. — »
Dans l'esprit des arts de la scène
Vous pouvez nous décrire l’une ou l’autre de ces performances ?
L’idée est de me dire que je suis le miroir d’une personne devant son ordinateur. Ensuite, je tente de reproduire les différentes écritures qui surgissent dans le cadre particulier de la rédaction d’un mail par exemple, ou d’une recherche sur Google. C’est très jouissif pour le public de voir comment un mail se construit, les mots utilisés qui au final ne s’y retrouvent pas.
Vos archives se retrouvent-elles sur Internet ?
Très peu et c’est exprès. Je fabrique de l’éphémère dans l’esprit des arts de la scène. Pour cette même raison, je travaille beaucoup avec le Live magazine qui, en Belgique, se produit à Bozar. Chaque rubrique est prise en charge par un journaliste ou un artiste. Il n’en reste aucune trace, les articles ne s’écrivent pas il se disent.
Cela me fait penser à certains réseaux sociaux du type Snapchat qui ne gardent les photos que très peu de temps… Et d’ailleurs : quel rapport entretenez-vous avec les réseaux sociaux ?
C’est pas mon truc.
Vous êtes dans l’interrogation plus que dans l’usage. Ou plutôt, dans un usage interrogatif. On dit pourtant que les réseaux sociaux sont devenus des outils indispensables pour toucher le public. Le théâtre reste votre unique interface de contact ?
J’aime beaucoup le contact d’humain à humain, cette chose indicible qui se produit dans la rencontre entre deux personnes.
Diriez-vous alors que la finalité de votre travail serait de retrouver l’humain ?
Non, pas de le retrouver, je ne crois pas que l’humain se soit perdu. L’idée qui m’est chère est celle du théâtre comme lieu d’une transmission directe, de cerveau à cerveau, quel que soit l’outil qu’on utilise ou la scène sur laquelle on s’installe, l’idée que quelque chose se transmet, quelque chose agit sur les spectateurs.
Cela rejoint la réflexion d’Yves Citton sur l’attention : ce phénomène de la présence, ce qu’elle ouvre en nous et qui ne peut être remplacé par rien d’autre.
Interroger les objets qui nous entourent, c’est un principe de connaissance pour appréhender le monde dans lequel on vit. Pour le reste, oui, la présence est irremplaçable.
Bruxelles, décembre 2017
Questions et mise en page : Catherine De Poortere
Crédit photo : Stephen Vincke - ©Stephen Vincke
La Fabrique de Théâtre
Service des Arts de la Scène
de la Province de Hainaut
128, rue de l'Industrie
7080 La Bouverie