Le point de vue de la force de travail : 3 questions à Roberto Ciccarelli
Sommaire
« — Le travail est invisible parce qu’il a été transformé en un jeu. — »
Révolution
PointCulture - En quoi le capitalisme de plateforme, qu’on présente généralement comme un progrès sous l’angle de la rapidité, de l’autonomie ou de la flexibilité, constitue-t-il selon votre analyse une régression pour la société et pour les travailleurs ?
Roberto Ciccarelli - Parlons plutôt de révolution. Cette révolution peut se présenter sous la forme séduisante d’une utopie. Selon Richard Barbrook et Andy Cameron reprenant le récit de l’idéologie californienne, une nouvelle foi est née de la fusion entre la bohème culturelle de San Francisco et les industries de haute technologie de la Silicon Valley. Les prêtres de cette religion nous font croire que les utilisateurs de plateformes sont des consommateurs libres de leurs choix. En réalité, les plateformes sont des dispositifs de pouvoir qui ont changé nos modes de vie. À ce niveau-là, la liberté cède le pas à une passivité qui touche le politique, l'éthique et l'économie. Les plateformes transforment l’individu en un optimisateur du business des entreprises.
Sous un jour moins trompeur, cette révolution a pour effet de creuser les écarts sociaux, entre les classes moyennes et populaires et en leur sein, entre les plus démunis et les moins démunis. En œuvrant contre les minorités, les travailleurs à bas salaires, les précaires de toutes sortes, les migrants et les sans-papiers, la stratégie de redistribution sociale mise en place dans les années 1980 génère du ressentiment.
Le capitalisme de plateforme fonde son pouvoir sur l’algorithme. En ce sens, on peut parler d’une « algocratie ». L’algocratie ne répond pas à la définition d’une démocratie dans laquelle l’exécutif, le délibératif et le judiciaire doivent rester distincts. En fait, l’algocratie ne rencontre aucune théorie des régimes politiques (monarchie, république, démocratie, oligarchie, tyrannie, etc.) pas plus qu’elle ne s’inscrit dans un droit du travail. Elle s'insère entre le droit public et le droit privé, le droit commercial et administratif où elle produit des effets disruptifs. Ses effets vont dans le sens d’un renforcement de la gestion managériale de L’État et d’une précarisation du travail conjointe à l’invisibilisation de la force de travail.
Force de travail
- Le capitalisme de plateforme produit une invisibilisation de la force de travail. Ce défaut de reconnaissance s’inscrit-il comme une conséquence d’un système qui, en s’emballant, occasionne fatalement des dégâts ? Ou faut-il penser que rendre la main d’œuvre humaine obsolète relève du projet capitaliste ?
- La force de travail, pour Karl Marx, qui a réinventé ce concept, c’est la faculté des facultés, la faculté humaine la plus importante de la vie active, la faculté qui produit la valeur d’usage de la vie. Le capitalisme de plateforme a compris, mieux que beaucoup d'autres, la puissance qui était en jeu dans la force de travail. Et il a trouvé une stratégie ingénieuse pour l’exploiter en la dissimulant. Ainsi, nous pensons que la valeur produite par les plateformes est le résultat de la toute-puissance des algorithmes. C’est faux: les algorithmes aussi sont le résultat du travail de quelqu’un. Ensuite, ils permettent de valoriser la force de travail de quelqu'un d'autre (en anglais : human-in-the-loop)
Les plateformes n’ont pas intérêt à admettre que leur bon fonctionnement repose sur une force de travail humaine conséquente et souvent très peu rémunérée. Celle-ci doit donc être la pierre angulaire des revendications. Malheureusement la culture néolibérale a réussi à assimiler le motif de la révolte à un problème individuel qui se traduit en psychoses, dépressions, suicides. Voilà le paradoxe : nous sommes libres à condition d'être aliénés. Mais nous avons encore un choix devant nous: ou bien orienter notre existence vers une richesse qui ne nous appartient pas et qui comporte plus d’aliénation, ou bien revendiquer une autonomie qui peut se révéler dangereuse pour le pouvoir numérique parce qu’une fois accordée, elle ne tolère aucune demi-mesure. Le capital définit l’autonomie en termes de capacité du sujet à tolérer la frustration, ce qui permet de quantifier la valeur d’échange d’une vie. Le sujet qui possède la force de travail peut donc se battre pour jouir de sa vie en autonomie. Mais cela n'arrive pas très souvent, il faut bien le dire. Et parfois, on ne sait même pas très bien ce que signifie « autonomie ». La révolution passive a détruit le sens des mots. Il faut se les réapproprier.
En tout cas, l’autonomie n’est pas celle d'un auto-entrepreneur qui investit un capital dans son auto-exploitation. Dans le capitalisme schizophrénique où nous vivons, il est essentiel d’arriver à entrevoir la possibilité d’une vie qui ne soit pas prédéterminée. La vie, c’est un renversement des perspectives. Le champ où ce renversement est possible est la lutte des classes qui aujourd’hui se déploie aussi à travers une subjectivité blessée.
« — L’autonomie n’est pas celle d'un auto-entrepreneur qui travaille à son auo-exploitation. — »
Je travaille sur une philosophie de la force de travail qui représente la subjectivité comme l’espace social où se passe un conflit entre l’obligation morale du capital humain et la résistance de ceux qui se libèrent en tant que force de travail. Pour lutter contre l’anesthésie et le gouvernement algorithmique des affects, il devient urgent de réaliser une clinique des contradictions de la vie capitaliste et une critique de l’économie politique du capitalisme de plateforme. Le sujet pris par son rôle d’auto-entrepreneur est l’objet de son auto-exploitation. La clinique et la critique sont deux phases d’une transformation éthique et matérielle de la subjectivité qui consiste en une expression divergente et imprévue de la puissance de la force de travail. La force de travail est l’objet de l’exploitation, mais elle est aussi le sujet d’une libération possible.
Pour commencer, il faut revoir le sens des mots que nous utilisons. C’est un travail politique de déminage pour désarticuler les concepts le plus utilisées et les retravailler de nouveau. Définir les mots est toujours un acte politique.
Le capital humain, par exemple. C'est une dénomination à laquelle on peut opposer les termes : force de travail. C’est-à-dire une faculté sociale, coopérative et politique qui ne peut être réduite à une forme anthropomorphique du capital. Malheureusement, nous avons l'habitude de considérer la force de travail comme une force productive du capital, c’est-à-dire une main-d'œuvre. Mais la force de travail est aussi une faculté qui produit la valeur des marchandises. La force de travail est une contradiction en acte : d’un côté, elle est la faculté de la « personnalité vivante » d’un sujet qui produit toutes les valeurs d’usage de la vie, et pas seulement des marchandises ; de l’autre, elle est une main-d'œuvre qu’on vend sur le marché.
Comme Artaud pour le théâtre ou Freud avec l’inconscient, la force de travail possède un double. Elle ne peut pas être réduite à la main d’œuvre, et donc au travail qui est le produit du capital. Encore moins ne peut-elle renvoyer à son contraire, le capital. La force de travail n’est jamais la propriété du capitaliste. Si c'était le cas, nous serions tous des esclaves. La force de travail s’oppose au travail et au capital en cela qu'elle appartient à tous et à personne, elle est singulière et universelle. Enfin, la force de travail, en tant que faculté, est une puissance qui dépasse le travail aliéné et exprime la possibilité d'une vie au-delà de la rationalité capitaliste et au-dedans du rapport avec le capital.
« — Définir les mots est un acte politique. — »
Il faut donc choisir le point de vue sur la contradiction en acte. J’ai choisi le point de vue de la force de travail. Si une marchandise existe, alors il y a quelqu'un qui la produit. Quelqu'un produit quelque chose parce qu'il a la faculté de produire et de vendre sa capacité à quelqu'un d'autre. Ce dernier ne pourrait pas réaliser un profit sans un autre sujet qui, par nécessité, accepte de travailler et de vendre sa force de travail. C'est pourquoi on dit que sans force de travail, il n'y a pas de capital. Dans la contradiction, il y a d’abord la force de travail, après le capital.
Invisibilisation
C’est très simple: sans nous, Facebook n’existe pas. Sans la force de travail des livreurs, Deliveroo ne livrera jamais la nourriture à domicile. C'est grâce aux livreurs de Deliveroo ou Foodora, aux chauffeurs de Uber, que nous avons compris que le capitalisme de plateforme exploite les employés en les traitant comme des auto-entrepreneurs, synonyme de cet étrange animal mythologique qu’est le capitaliste humain. Et nous avons compris aussi que la force de travail ne peut pas être pilotée comme un drone par un algorithme.
La force de travail existe et occupe une position centrale sur les plateformes. Rien de plus faux que la thèse de l'idéologie californienne selon laquelle les machines vont remplacer les humains. Les machines ont besoin des humains pour devenir plus intelligentes. La puissance des plateformes repose sur la coopération homme-machine.
Le défaut de reconnaissance de la force de travail exploitée par les plateformes est le résultat d'un vieux rêve du capitalisme : prétendre se passer de la force de travail et penser que les marchandises se produisent par elles-mêmes.
« — J’ai choisi le point de vue de la force de travail, le point de vue de la contradiction en acte. — »
Le capitalisme de plateforme masque le travail que nécessite la production des données dont sont extraits des profits incalculables. L'exemple de Facebook est bien connu : nous travaillons pour Mark Zuckerberg et nous ne nous en rendons pas compte. C'est une métaphore extraordinaire du travail contemporain : le travail est invisible parce qu’il a été transformé en un jeu (gamification, en anglais). On sait que quand on joue, on ne travaille pas. Mais quand on travaille, on ne joue pas. Le capitalisme de plateforme détruit ces distinctions et transforme le jeu et le travail en ce qu'on appelle le « gamebour » (game+labour), le travail-jeu ou le jeu-travail. L’activité du jeu-travail n'est pas rémunérée parce qu’elle est un jeu. Mais elle est aussi un travail qui produit un profit pour Facebook. D’un point de vue marxiste, on peut dire que le jeu-travail est le plus-travail absolu, c’est-à-dire un travail invisible, non rémunéré et exproprié.
Gamification
Le concept de travail s’est transformé et élargi. Il a intégré son contraire: le jeu. Cette situation confirme la centralité de la force de travail dans un processus continu d'exploitation et d'extraction de richesses. Il faut donc individuer des nouvelles formes juridiques pour payer la force de travail à travers le salaire. Il faut aussi rémunérer les activités qui sont invisibles dans le périmètre du travail salarié à travers un revenu universel, de base et inconditionnel. Ce revenu peut être financé aussi par le capitalisme de plateforme.
Des tentatives d’organisation collectives du travail viennent au jour sous la forme de coopératives (SMART en Belgique par ex.) ou dans ce qu’on appelle les tiers-lieux, à savoir les fab lab, les makerspaces. Ces nouvelles façons de créer du commun dans l’emploi, de concilier autonomie et protection sociale, est-ce qu’elles ont selon vous une chance de remettre un peu de justice sociale dans le modèle d’auto-entrepreunariat ?
Oui, mais à condition que les freelancers soient connectés à un réseau de protection sociale universelle et que les fab lab ou les makerspaces ne soient pas guidés par les principes de l'entreprise.
Dans cette perspective il faut comprendre le sens de l’expression “tiers-lieux”. Il s’agit d’un lieu entre le marché et l’État qui n’est séparé ni du marché ni de l’État. Il est immanent aux deux et il est aussi le lieu d’un conflit. Sur quoi porte ce conflit ? Sur l’autonomie de la force de travail.
Recréer du commun
SMART est un bon exemple. SMART est une société coopérative de production qui a créé un dispositif social et économique transnational qui prend en charge à la fois le cycle de l’entreprise et celui de la reproduction sociale de la force de travail. La Freelancers Union occupe la même fonction aux États-Unis. D'un côté, SMART s’occupe de la facturation, du financement, des contentieux et de la récupération de créance, de la couverture des risques commerciaux, des infrastructures mutualisées. De l’autre côté, elle prévoit la mutualisation des risques et des bénéfices qui assurent la base de la protection sociale aux indépendants ou aux freelancers, protection due aux salariés depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
Cette nouvelle synthèse entre le salariat et le freelancing répond aux besoins d'une force de travail désaffiliée et uberisée qui vit dans l'alternance entre l'emploi salarié et le travail indépendant, périodes d'emploi et périodes de chômage. La coopérative prend en charge l'activité du travailleur indépendant dans le cadre d'un contrat de travail. En tant que membre d’une coopérative, le freelancer peut bénéficier des droits sociaux que supprime par ailleurs le système de la précarité structurelle.
Le mutualisme, en tant que « tiers lieux » est une solution contre la violence, la solitude et les conditions de vie des précaires dont la conséquence est l’insécurité et le ressentiment. Ce modèle m’a toujours intéressé parce qu’il renvoie à l’idée d’un espace politique qui n'est ni étatique ni capitaliste, mais socialiste. On pourrait l’appeler aussi « espace commun ».
Le mutualisme seul ne suffit pas. A travers lui se profile une solution pragmatique et intelligente, mais il ne propose rien de définitif parce que nous vivons encore dans une société capitaliste fondée sur le conflit entre force de travail et capital. Dans ce conflit le mutualisme sert à accumuler la force pour soutenir le conflit, modifier les identités toxiques comme celle de l'auto-entrepreneur, changer les structures actuelles de pouvoir. Le concept peut être remodelé en tenant compte de la nécessité d'une représentation syndicale, sociale et politique nouvelles. Ensemble, les sociétés mutuelles, les syndicats, les réseaux sociaux des mouvements et associations auto-organisés pourraient former un nouveau dispositif. C’est ce dont la force de travail a besoin aujourd'hui. Ces éléments existent, mais ils sont séparés. Il faut les réorganiser dans un dispositif politique d’un nouveau genre.
Propos recueillis par Catherine De Poortere
Roberto Ciccarelli est philosophe et journaliste au quotidien Il Manifesto. Il est l'auteur de « Forza lavori. Il lato oscuro della rivoluzione digitale » ( Force de travail. Le côté obscur de la révolution numérique) paru chez DeriveApprodi ; et de « Capitale disumano. La vita in alternanza scuola-lavoro » (Capital déshumanisé. La vie en formation continue) chez Manifestolibri.
Il sera l'invité de PointCulture le mardi 15 janvier dans le cadre du cycle Pour un numérique humain et critique.
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