Le Tamat et Melanie Coisne, sa nouvelle directrice licière
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Le Tamat est, jusque fin 2019, défini comme « Centre de la tapisserie, des arts muraux et des arts du tissu ». Il existe depuis 1980, à Tournai, principale ville licière du pays aux XVème et XVIème siècles. Longtemps, l’institution fut hybride, regroupant le Musée communal de la tapisserie (dédié au patrimoine historique) et la Fondation de la tapisserie, renommée Centre de la tapisserie de la Fédération Wallonie-Bruxelles ce qui, d’emblée, situait le Tamat dans un territoire dépassant Tournai et la seule Wallonie picarde. Il y a deux ans, la forme fut simplifiée en une seule asbl indépendante. Celle-ci est toujours soutenue par la Ville, qui met notamment à disposition depuis 1990 un hôtel de maître néo-classique et maintient une subvention annuelle. Le subside principal est alloué par la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Le parcours du Tamat est déjà riche en expositions, recherches artistiques, expériences et rencontres créatives autour des arts textiles sous toutes leurs formes, passées et présentes, mais, comme dans l’existence de nombreuses organisations, un nouveau souffle était nécessaire pour un redéploiement plus en phase avec l’époque. C’est ce qui s’esquisse à l’occasion d’un changement de management et l’arrivée, en juin 2019, de Melanie Coisne comme directrice. — Pierre Hemptinne
Un parcours dansé entre idéal, romantisme, discipline et gestion éclairée
Melanie Coisne est diplômée en histoire de l’art à la VUB en 2006, diplôme qu’elle complète par une agrégation en histoire de l’art. Elle a consacré son mémoire au Bauhaus et aux expériences chorégraphiques d’Oskar Schlemmer. Probablement parce qu’elle a elle-même pratiqué la danse classique, fascinée par le processus qui, d’une discipline de fer pour atteindre la maîtrise technique exigée, ouvre à une liberté et une capacité d’interprétation extatiques. Rappelons au passage que le Bauhaus mettait en avant une autre relation aux gestes techniques pour inventer un « habiter le monde » plus juste, plus respectueux de toutes les existences. À la sortie des études, elle affronte l’inadéquation entre le réel et l’idéal. « J’ai vite compris qu’avec un diplôme d’historienne d’art, il allait être très compliqué de trouver un travail dans le secteur muséal ou artistique. Après une année de petits jobs, je suis entrée dans le monde des assureurs d’œuvres d’art, chez un des courtiers d’art les plus importants. » Elle s’y investit trois années et découvre l’envers du décor, celui du marché et de la primauté accordée à la rentabilité. Si sa vision romantique en souffre – « je me suis rendu compte que cette position commerciale n’était pas mon truc » –, elle apprécie de rencontrer artistes, collectionneurs, conservateurs, de fréquenter les vernissages et de tisser les liens, encore informels, avec tout ce milieu.
Puis arrivent les enfants et la contrainte – souvent imposée aux femmes – d’organiser autrement son quotidien. Elle entre dans l’enseignement, apprécie la dimension relationnelle avec les enfants. Son tempérament la pousse à chercher à organiser de façon plus dynamique, plus participative l’ensemble du dispositif pédagogique. Rien n’y fait, cela ne suffit pas à la nourrir spirituellement, et elle cherche obstinément à réintégrer le monde de l’art, plus particulièrement le monde où l’art, au contact des gens, devient société. Elle suit des formations de guide et sera engagée notamment lors de Mons 2015 comme médiatrice des expositions Van Gogh et Verlaine au Bam. Elle est engagée comme guide à l’Hôpital Notre-Dame à la Rose de Lessines avec lequel elle entretient un lien privilégié depuis un projet de doctorat qui n’avait pas trouvé de financement. De fil en aiguille, le conservateur lui confie, à mi-temps, la construction du dossier de reconnaissance par l’Unesco. Si ce genre de dossier implique de fortes dimensions administratives, voire bureaucratiques, avant tout, il s’agit d’étudier un héritage médical, social et culturel, de le voir et le décrire avec un regard neuf, et d’inventer les arguments universels pour qu’il bénéficie d’une reconnaissance optimale. De cette manière, cet héritage accède au statut d’outil culturel vivant, contemporain. Pendant neuf mois, elle fait ce qu’elle aime vraiment, renoue avec l’idéalisme et le romantisme qui l’aide à carburer, à avancer, en y ajoutant le sens pratique et la vision gestionnaire. Elle retourne dans l’enseignement jusqu’au moment où elle répond à l’annonce en vue du recrutement d'une nouvelle directrice au Tamat..
La mise en route d’une stratégie de clarification avec, loin devant, des finalités collectives, motivantes
Elle débarque sans être dotée d’un profil particulièrement « art textile ». Elle ne vient pas avec un programme préétabli, construit à son image et selon ses désirs, et qu’il s’agirait de faire exécuter par une équipe et une structure déjà existantes. Elle a probablement été choisie pour sa clairvoyance pétillante, sa ferme appétence pour les dynamiques de constructions concertées, sa volonté d’expliciter les finalités collectives et d’en tracer les chemins d’accès les plus durables. Elle dégage un équilibre surprenant entre lumière et profondeur, comme l’atteste ce qui peut être pris comme un contraste entre son volontarisme lumineux et sa bande-son préférée du moment, le dernier Nick Cave and the Bad Seeds Ghosteen, et l’album posthume de Leonard Cohen Thanks for the Dance. Quand on s’entretient avec elle en ce mois de décembre, elle ne fait pas le bilan de ses six premiers mois, elle regarde loin devant et ressemble à une coureuse, au début d’un de ces trails qu’elle affectionne, en train de s’échauffer, se préparant à un effort de longue durée, aux souffrances, au dépassement des limites et aux surprises que donne, sans cesse, cette relation entre corps et environnement, tout au long de l’effort et de sa transe.
Emballée par le défi, elle n’en voit pas moins, lucidement, les difficultés. Ainsi, elle mesure rapidement que « Tamat », ça continue à ne pas être assez parlant, pour les gens. Les personnes questionnées dans la rue ignorent ce que c’est. Par contre « musée de la tapisserie », ça leur parle. Au-delà de Tournai, l’identité du lieu est encore fragile, voire approximative. Elle constate vite, aussi, que la majorité des visites proviennent du tourisme et concernent principalement les tapisseries anciennes. La stratégie à élaborer visera donc à développer une interactivité et une complémentarité plus évidentes et organiques entre les différentes missions de Tamat, depuis la conservation et valorisation des tapisseries historiques jusqu’au soutien à création textile contemporaine, la recherche, la documentation, l’entretien des collections. À partir du premier janvier 2020, l’appellation officielle signalera le cap vers une ligne plus claire : « Tamat, musée de la tapisserie et des arts textiles de la Fédération Wallonie-Bruxelles ». Simultanément, le dossier de reconnaissance comme musée a été introduit auprès de la ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Madame Alda Gréoli, le 30 juin 2019, après deux années de mise en conformité. Les élections et le changement de ministre entraînent du retard dans le traitement du dossier, ce qui génère certaines incertitudes quant aux moyens qui seront alloués pour les activités futures.
Les missions muséales, le Centre de recherche artistique et sa génération annuelle d’artistes-chercheurs
À partir du moment où le Tamat est reconnu comme musée, toutes ses missions deviennent plus claires, spécifiées dans un cahier des charges : «La conservation du fonds, la restauration, la recherche par rapport au fonds (les anciennes tapisseries et les autres 350 pièces que l’on gère), et la valorisation des collections qui passe par des expositions, la médiation, des animations pédagogiques, des visites guidées, etc. » Historiquement, le Tamat est doté d’un autre organe important, le « Centre de recherche artistique », qui représente une part importante de son budget et de son activité. Il nécessite l’apport d’autres financements et c’est là que la Province de Hainaut apporte son appui.
La vocation de ce Centre de recherche est d’accueillir, tous les ans, huit boursiers qui vont effectuer sur place, durant un an, un travail de recherche autour de l’art textile. C’est un nœud important pour qu’une production artistique actuelle se développe, s’inspirant et se greffant, interprétant et prolongeant la part historique des collections et du passé textile de la ville. — Pierre Hemptinne
Il était nécessaire, là aussi, d’ancrer cette activité beaucoup plus dans une dynamique collective du lieu et de l’inscrire dans une stratégie de rayonnement. Le suivi artistique des boursiers a été renforcé pour multiplier et diversifier les échanges. Ils sont dans leur atelier tous les jeudis et les visiteurs peuvent venir assister à ce qui s’y trame, s’intéresser à la fabrication d’une œuvre, aux processus concrets de la recherche. Les boursiers sont aussi beaucoup plus impliqués dans l’élaboration et l’animation de l’exposition qui clôture leur année de résidence. D’autre part, le Conseil culturel, instance consultative avec le tissu local, a été repensé pour accompagner de manière plus active toutes les initiatives du Centre de recherche et il devra, à l’avenir, aider à un ancrage territorial à la mesure de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et même évoluer en fonction de la stratégie de rayonnement élargi au-delà des frontières.
Les réseaux de la mémoire et de la contemporanéité textile, tisser un rayonnement régional, national, européen
Consciente qu’aujourd’hui les institutions culturelles, pour survivre, doivent s’inscrire dans des réseaux élargis d’échanges professionnels et de flux de publics, Melanie Coisne met au cœur de sa stratégie le rayonnement dans l’ensemble de la Fédération, en Belgique et en Europe. Elle tisse des liens avec de nombreux autres musées de la région, que ce soit Roubaix, Enghien ou Audenarde et Gand. Le moteur de ce rayonnement, elle le situe dans la capacité à raconter, non pas uniquement ce que montre une œuvre finie, mais tout ce qui a conduit à ce qu’elle devienne ce qu’elle est, tout le tressage technologique et contextuel. Elle voit bien que, lorsqu’une médiatrice de l’équipe anime une visite guidée et qu’elle raconte tout ce qu’elle sait et sent sur cet héritage licier, ça passionne. Elle voudrait que quiconque entre au musée puisse bénéficier d’une telle qualité de médiation. Sans doute faudra-t-il recourir, un jour ou l’autre, à des dispositifs numériques bien pensés. En ce qui concerne la présence de l’art contemporain, sa préoccupation est de favoriser des interventions qui ont des dimensions politiques et sociétales. Le sens du récit, l’éthique de l’engagement sont bien présents dans ses goûts pour la lecture. Qu’il s’agisse de Grand Hotel Europa (Ilja Leonard Pfeijffer), histoire d’amour qui croise la question d’identité de l’Europe, soucieuse à la fois d’accueillir un tourisme de masse et de rejeter les migrants ; ou de Aux animaux la guerre (Nicolas Matthieu), réflexion sur la situation sociale dans un ancien bassin industriel en décadence, les anciens constatant que la nouvelle génération s’enfonce dans l’absence de perspective ; la fibre mémorielle est présente dans une autre référence qui lui tient à cœur : Le Cœur converti (Stefan Hertmans), dont le style d’enquête fait se rencontrer épopée ancienne, enfouie, et inscription du personnage principal dans le temps présent. À la manière de ces récits complexes, Melanie Coisne ambitionne de tracer des fils narratifs qui relieraient une multitude de lieux, en Belgique, en Europe, qui, tous, de façons différentes avec des spécificités, racontent l’histoire de l’humain à travers la création textile, utilitaire, technique, poétique, sous tous ses aspects. Au plus proche, elle a proposé à l’Office du tourisme de Tournai un « circuit textile » qui placerait chaque visiteur sur un de ces fils narratifs reliant le Crecit (Centre de recherches, d’essais et de contrôles scientifiques et techniques pour l’Industrie textile) , le trésor de la cathédrale et le Tamat.
Des partenariats, des plis créatifs et les retrouvailles avec toute la richesse des gestes techniques
Avec l’Académie des Beaux-Arts, dotée d’une section art textile et équipée d’un vrai métier en ordre de marche, le Crecit est en passe de devenir un partenaire essentiel du Tamat.
Le Crecit, ce sont les Ateliers tournaisiens de tapisserie, une institution provinciale. Il y a là de vrais ateliers de professionnels, il y a des liciers, des licières, c’est le dernier atelier artisanal en Belgique. Il y a des artistes contemporains, belges et internationaux, qui vont là avec leurs cartons et font réaliser leur œuvre par les licières. Ils ont aussi un atelier de restauration, full équipé. Leur première activité, plus importante économiquement, c’est la teinte de la laine. Ils commandent la laine en Suisse, ils ont des ateliers pointus, avec chimistes et tout, ils teignent, on peut demander des nuances très spécifiques. Pour trouver un équivalent, il faut aller aux Gobelins, en France. — Melanie Coisne
Les partenariats semblent aller de soi, il faut les inventer, les concrétiser. Travailler avec le Crecit traduit le souci de la nouvelle directrice de garder le contact avec le faire et le savoir-faire artisanal et d’échapper aux antinomies conservatrices entre artisanat et art savant, art populaire et art contemporain. La création chemine à travers ces différents registres, mais au début, il y a la main. C’est ce crédo qui s’exprimera dans la prochaine grande exposition « Plis : art et textile », en restant au plus près du geste technique, des plis et des imaginaires qui y fermentent. L’idée est venue d’une impulsion donnée par le réseau Proscitec, réseau de valorisation des métiers et métiers d’art, installé dans les Hauts-de-France et le Sud de la Belgique, regroupant de nombreux musées comme la Rubanerie de Comines, La Manufacture de Roubaix, le Musée du folklore et de l’imaginaire de Tournai, l’Hôpital Notre-Dame à la Rose de Lessines… Le thème proposé était « Eurêka, grandes et petites inventions ». « Nous nous sommes inspirés du travail d’un boursier qui, en 2018, avait exploré l’origami textile ». L’exposition aura une extension au Musée des Beaux-Arts, qui présentera des pièces de ses collections où drapés et fraises sont mis à l’honneur.
Tisser, emmêler les formes du vivant, est un processus sans fin, c’est avant tout une dynamique, une culture du vivre ensemble, de cela découlera le programme au-delà de 2020, à la manière d’un tissu riche, singulier, pluriel, diversifié
Ce n’est qu’après 2020 que la nouvelle directrice pourra vraiment présenter « son » programme. À quoi ressemblera-t-il ? Bien sûr, elle a des idées, des envies d’ateliers pour intensifier la dimension sociale de l’action culturelle. Mais avant même l’écriture d’une programmation en bonne et due forme, ce qui prime est de créer une dynamique de travail, d'instaurer un projet collectif par le dialogue, en s’appuyant et en valorisant les compétences internes. Faire en sorte que la culture d’entreprise s’approprie les priorités en phase avec les missions principales. Activer aussi, dans des processus clairs, toutes les énergies qui, autour d’un musée, ont envie de s’y investir. Après, les idées, les propositions viennent sur la table. Et ça forme un matériau à partir duquel construire quelque chose ensemble. À la manière d’une danse. Entrecroiser tous les fils pour que le Tamat devienne un lieu habité et qu’il inspire à chaque visiteuse et visiteur le souci d’habiter autrement le monde. Voilà, c’est parti, et l’on sent que Melanie Coisne a le souci que tout le monde puisse aller au bout de l’effort, terminer le trail ensemble, chacun à sa manière, le personnel et le public, vivre intensément toutes les étapes de l’aventure et… en redemander !
Pierre Hemptinne
exposition collective en cours : R19 - Recherches 19
Jusqu'au dimanche 19 janvier 2020
Le 19 janvier, lors du finissage, les artistes seront présents et proposeront des ateliers familiaux
Tamat
(Centre de la tapisserie, des arts muraux et des arts du tissu de la Fédération Wallonie-Bruxelles)
9 place Reine-Astrid
7500 Tournai