Leçon de "bienvenUE" au Musée L, à Louvain-la-Neuve
Sommaire
BienvenUE, l’exposition
du Musée L, simplement, essaie de redonner consistance à ce terme discrédité
par la politique migratoire de l’Europe et de rendre perceptible le fait qu’il
y a, dans l’exercice de la bienvenue, un fil rouge fragile d’humanité à
restaurer, sauvegarder, à faire passer,
et que nos vies en dépendent aussi.
C’est peut-être le patrimoine muséal le plus précieux. Pour créer un ressenti en accord avec cette intention, le dispositif muséal traditionnel est brouillé, le face-à-face entre visiteur et œuvres d’artistes est dérouté. La scénographie procède par environnements très prégnants, intimistes. On passe d’abord sous une arche de loques blanches, chemises vides, nues, cousues ensembles, un rideau de fantômes. Ce rideau composite ruisselle, capte la lumière, s’épanche au sol, en un flot d’anonymes, évoque le passage de ces convois d’êtres hâves, presque transparents, ayant perdu toute identité. On ne peut, non plus, évoquer l’image d’un suaire collectif.
Passée cette membrane, on débouche sur un « soulier d’or », symbole de la starification footballistique et des salaires indécents – des sommes qui dépassent l’entendement. Et si ce trophée, qui récompense le savoir-faire du pied-ballon, devenait un soulier magique pour passer les barrières, grimper les grillages et les murs ? Ce clin d’œil se fracasse sur un rouleau de fer barbelé, une spécialité belge, présenté précieusement sous plexiglas, comme une œuvre rare. Voilà, c’est cela la gestion actuelle des migrations, une industrie bien concrète d’objets pour retracer et refermer les frontières, délimiter et sécuriser des zones d’encampement. Par la présentation de ce barbelé transformé en œuvre d’art, l’artiste rappelle que ce qui rejette et enferme l’autre, ce qui refuse l’hospitalité, ce ne sont pas uniquement les poseurs de clôture meurtrière, c’est aussi toutes les institutions et les productions de valeurs spirituelles qui se trouvent protégées du bon côté de la barrière. Juste à côté, un grand cahier, des prospectus, des casques blancs. On y entend des voix résonner depuis des lieux en principe inaccessibles, des personnes raconter ce qu’elles vivent ou ont vécu dans les centres fermés. Ce sont des extraits de ce que l’on trouve sur le site gettingthevoiceout.org dont l’objectif est « de faire sortir la voix des détenu-e-s concernant leurs conditions d’enfermement et d’expulsion, ainsi que de témoigner des résistances qu’ils et elles mènent dans ces prisons. » On ne peut s’empêcher de penser, non sans effroi, à ces membres d’un sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau qui réussirent à photographier fugitivement ce qui se passait dans les fours à crémations et à faire passer les photos à l’extérieur pour permettre une représentation de l’inimaginable et empêcher qu’on puisse dire « on ne savait pas ». Un acte que l’historien d’art Didi-Huberman a analysé de façon éclairante, émouvante. Rendre visible le désastre, c’est aussi ce que rend possible ce dispositif : un registre des 36.000 personnes disparues en Méditerranée, les anonymes faisant l’objet d’une écriture spécifique, et un pot de terre glaise qui permet à chacun d’aller inscrire le nom d’une personne sur le grand mur en face. Faire exister ceux et celles qu’une gestion catastrophique des migrations fait disparaître. Voilà, en quelques images fortes, la question de la bienvenue fortement ébranlée. Elle n’est pas, plus, une valeur fondamentale de la société, et si on se sent porteur d’un peu de bienveillance et de bienvenue, ce n’est pas forcément bien vu, il va falloir ruser pour préserver cette petite flamme et en faire usage à bon escient. À droite, une yourte vous accueille, emplie du chant d’une eau vive. Dans la poésie, souvent, la musique de la rivière est apaisante, berce le sommeil agréablement. Ici, une vidéo projette sur la paroi un halo de flots et vagues, quelqu’un nage, parfois invisible, parfois il resurgit, pas tellement pour le plaisir, certainement pour arriver quelque part, et le courant le transforme en jouet, tantôt projeté vers l’avant, tantôt aspiré vers l’arrière, finalement faisant du sur place. Voici les logiques d’épuisement appliquées à ceux et celles qui cherchent à fuir, à passer sur l’autre rive.
Visualiser la zone d’échouages, de naufrages, une terre de débris où surnagent des objets, des installations attestant de rêves brisés
Après, on avance dans une zone plus touffue de l’exposition. Une zone plus perturbée. Elle est délimitée par une vaste ossature, sans âge, peut-être le squelette de la baleine qui avala Jonas, l’accueillit en ses entrailles et le recracha aux rivages ? Il s’agit de la structure d’une embarcation, dont les arches de bois expriment un beau travail artisanal de la matière, et qui est retournée, comme après un naufrage. Chaque bras des arches se termine par une chaussure (bottes, basket, sandales, escarpin, sabot, etc. ). Et l’ossature devient un squelette qui marche abritant lui-même la marionnette fragile de la mort, épouvantail fabriqué avec des coquillages enfilés, prêt à s’évanouir au moindre coup de vent, une apparition. Il faut avancer sous cette humble cathédrale – on pense à certaines églises de marins dont la nef centrale évoque le corps d’un navire – sans plus chercher une logique muséale à la présentation des choses. Il est préférable d’errer lentement, et de laisser le regard cheminer parmi les décombres, qu’il y trace des dizaines, des centaines d’associations reliant différents formes qui y gisent.
Se promener comme sur une plage où l’on essaie d’identifier les objets échoués, d’où ils viennent, à quoi ils ont été arrachés. Épousant la forme de la Méditerranée, c’est un îlot de rebuts, emballages pauvres, chaussures, étoffes, sacs, bois flottés, jouets, coquillages, osselets, skateboard, masques, racines, fil de fer, photos privées. Les restes et débris de nombreux naufrages que les courants rassemblent, agrègent, en un lieu précis, un cimetière au large, perdu à la surface des flots (comme ces endroits où tous les débris de plastiques s’agglutinent). À l’intérieur de ces matières en vrac, de petites installations votives, des maquettes de bateaux, de voiliers, de barques fragiles, de voiliers, comme pour prier et demander une traversée paisible. Un artiste capteur de résonances avec la nature a placé là trois pirogues-cercueils, chargées de sortes de momies en route vers un monde meilleur. Et au bout, au-dessus d’une vague qui roule de nombreuses têtes perdues, un horizon de barbelés.
Une tente de revalidation, où se fabrique un art très manuel, de matières modestes, où les mains cherchent des résonances consolatrices
La deuxième partie, juste à côté de l’évocation du désastre migratoire voulu par les politiques de l’Europe, se veut plus réparatrice, matricielle, cherche à re-tisser, renouer les fils de bienvenue. On rentre dans une grande tente chaleureuse, au sol garni de tapis, c’est un atelier nomade pour artistes, c’est aussi un musée nomade pour exposer, à chaque station, un art migratoire (réalisé en bougeant, rendant compte d’un patrimoine imaginaire, modeste, du déplacement), un art sur les migrations (pour témoigner de ce que font les migrations aux peuples, aux individus). Un lieu où l’on exorcise le mal migratoire, où l’on tente d’en distiller aussi le positif. On a l’impression que des gens vivent là-dessous. Il faut imaginer des artistes réunis sous cette tente, travaillant côté à côte, avec des matériaux humbles, simples, avec des gestes de « reprise de contact », cherchant à rétablir de bonnes résonances avec le monde, humblement. On dirait un centre de crise feutré, apaisant, mobile, de ces tentes faites pour le dialogue, la négociation, la diplomatie de l’âme. (C’est un projet né en Ariège depuis plusieurs années et qui voyage.) Là aussi, il faudrait prendre le temps, s’assoir en tailleur, s’adapter à l’atmosphère, et apprendre à regarder les choses qui en habitent l’espace (rendent l’espace habité). Apprendre à les décrire, les reconnaître. Est-ce de l’art, des objets trouvés, des bricolages collectifs, autre chose ? En tout cas, il est difficile d’y déceler une démarche individualiste, plutôt une volonté de créer du commun. On peut contempler ce qui s’est fabriqué là, infiniment, et s’en trouver animé par un flux de pensées et d’émotions. Un étrange trophée, les ailes brulées d’Icare. Un camion, dont la décoration évoque les tapis de l’hospitalité orientale, raffinée, mais aussi la légende des tapis volants, rappelle l’instrument d’espoir et de calvaire de nombreux migrants. Des tamis emboîtés contiennent des charbons de bois ou des linges intimes compressés, sortes de tambours qui tournent sur eux-mêmes, moyeux qui recréent de la centralité, conjurent la dispersion. Avec des objets trouvés, des éléments naturels, pierres, souches, poussières, des personnages de terre, des voitures, des figurines d’animaux, d’étranges diaporamas sont composés, racontant finalement des scènes de passages, des échanges entre espèces différentes, des affrontements sur d’autres planètes, la conquête onirique d’autres territoires. Ou décrivant des rêves d’oasis, assemblages réalisés presque de façon hypnotique. Des os gravés, des fétiches, des portes bonheurs. Et puis il y a les portraits accrochés à des cordes. A la fois une dédramatisation de visages migrants – enfin, extirpés de la manière exacerbé, tragique, dont les montre la télévision, annihilés, niés par l’épreuve et la crise sans issue – et une mise à nu de leur humanité qui oblige à les regarder vraiment, de plonger dans leur regard qui dit simplement comme cet enfant « je veux vivre dans ma maison ». Où est-elle ? La bienvenue est un début de maison.
Une grande partie de l’exposition présente des artistes qui travaillent « autrement », recherchent des circuits parallèles au marché de l’art. L’enjeu est autre que la réussite. Certains artistes produisent de l’éphémère et donne ce qu’ils produisent. D’autres s’impliquent dans ce musée-tente-nomade où, ensemble, ou les uns après les autres au fil du voyage, s’élabore un imaginaire commun de l’hospitalité. Plusieurs pièces proviennent d’un collectif baptisé Sineangulo, terme composé de « sineankoulo » qui se traduit par « pieds nus » en bambara et de « sin angulo » qui signifie « sans angle » en espagnol. »
[Le Collectif] regroupe plusieurs artistes nomades à la recherche d'une symbiose entre l'art primitif et les pratiques contemporaines ; en quête de la découverte de l'existentialité de l'homme à travers son animalité et sa naturalité. Finalement, Sineangulo correspond d'avantage à une manière de créer qu'à un groupe. Sa philosophie est que chacun est un artiste et que toute rencontre est l'occasion d'un partage créatif de pratiques et d'expériences personnelles — -
Cette manière de créer, ainsi présentée, dans un musée qui, par ailleurs, est un musée des connaissances sur le monde, et de l’évolution de ces connaissances, dégage une atmosphère propice à mesurer combien les actuelles politiques dites migratoires font fausse route et engagent l’humanité dans un devenir honteux. Il faut prendre le temps aussi de regarder, dans la troisième chambre, un choix judicieux de films, documentaires, témoignages, films artistiques, un lieu où se forge des perceptions plus argumentées.
Texte et photos
Pierre
Hemptinne
exposition collective BienvenUE
Jusqu'au Dimanche 20 janvier 2019
Musée L
3 Place des Sciences
1348 Louvain-la-Neuve