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L’économie de marché est-elle vraiment incolore ?

Sylvie Laurent - La Couleur du marché

États-Unis, afro-américain, livre, livre ouvert, capitalisme, racisme, économie, État, marché

publié le par Pierre Hemptinne

Quand le racisme reflue sous ses formes historiques, il colore la prétendue objectivité économique. Le ressentiment racial est déterminant aux États-Unis.

Un discours bien répandu considère que les techniques sont neutres, simples outils préservés des idéologies. L’économie de marché étant un ensemble de techniques de gestion des affaires humaines est, dans le même esprit, présentée comme incolore et inodore, une manière de faire relevant du seul bon sens objectif. Ou, pour citer l’auteure : « Sous couvert de neutralité politique, les mécanismes économiques, à commencer par le progrès technique ou l’ouverture du marché, sont présentés comme des processus naturels, le fruit d’une main invisible allouant à chacun, naturellement et de manière impartiale, ce qu’il mérite. » (p.15) Cette manière de voir diabolise l’intervention de l’État – dont les politiques sociales viendraient biaiser cet « ordre naturel » – et implique de « présenter les chances de promotion sociale comme relevant de la responsabilité des seuls individus : si certains réussissent, c’est donc bien que les autres ne s’en donnent pas la peine. » (p.52) Sylvie Laurent retrace l’histoire de ce courant qui détricote depuis plusieurs décennies les politiques progressistes des années 1960 contre le racisme, en faveur de la mixité sociale et ethnique et qui entendaient « réparer » les dégâts de l’esclavage. Sous les dehors d’une rationalité capitalisme, elle montre comment le racisme s’est déplacé et imprègne les rouages économiques.

L’ordre du marché est neutre et exempt de racisme, seule y est pris en compte le mérite de l’individu, quelle que soit sa couleur. Dès lors, il convient de supprimer les politiques sociales d’intégration et de lutte contre les discriminations. Si, de fait, on n’invoque plus de causes biologiques pour stigmatiser les mauvais penchants des Noirs, ce qui est mis en avant est un penchant culturel à la pauvreté, la fainéantise et la délinquance. Leurs conditions sociales inférieures ne sont pas dues à l’effet de discriminations, mais sont les « manifestations d’une inaptitude sociale intrinsèque, menant au crime et à l’oisiveté. Dès les années 1970, un solide argumentaire se met en place pour « justifier la suppression des politiques sociales jugées inopérantes face à 'l’inertie culturelle et pathologique' des Noirs » et affirmer que « les politiques publiques étaient vaines lorsqu’elles étaient sociales, mais salutaires lorsqu’elles proposaient une rééducation à l’éthique protestante du travail. » (p.40) C’est ce qui procurera le fondement de la politique pénale telle qu’elle apparaît déjà dans le programme sécuritaire de Nixon : « les Noirs ont une culture pathogène que les transferts sociaux entretiennent. » C’est le début d’une lame de fond : « À mesure que l’État social s’affaiblit, l’État pénal, en guerre contre l’insécurité sociale provoquée, se renforce. » Cet affaiblissement de l’État social, qui fait passer (mais sans aucune certification scientifique) comme avéré son incompétence à réguler l’économie et à soigner les inégalités sociales, va de pair avec la privatisation croissante de secteurs jusque là géré par la puissance publique : le logement, l’école, les soins de santé, les institutions carcérales et y compris la vie politique où les campagnes électorales sont gérées comme des marchés (où tout est permis). Ce faisant, ce qui est détruit, ce sont les systèmes de solidarité dont une société a besoin pour se construire autour de biens communs. Au lieu de cela, la « dérive néo-libérale de la société américaine justifie la haine de l’État-providence et une demande hystérique de régulation carcérale en diffusant un double discours sur la naturalisation de la répartition des richesses (les inégalités sont justes car « naturelles ») et la naturalisation du criminel qui, incapable de s’adapter aux règles du marché, doit être mis à l’isolement. » (p.45) Qu’il s’agisse de l’école, des soins de santé, du droit de vote, Sylvie Laurent met à nu les mécanismes économiques et leurs implications sur la pauvreté essentiellement des Noirs, ces populations, du fait du passé ségrégationniste, étant dès le départ fortement handicapées (de même que l’essor du capitalisme, toujours basé sur une accumulation primitive, doit beaucoup aux richesses que l’esclavage de plantation a rendues possible dans le Sud). Telle loi de défiscalisation, qui peut sembler « neutre » vue de l’extérieur, et vierge de toute intention raciste, ne vise qu’à couper les moyens que l’État investit dans une protection sociale dont bénéfice des quartiers Noirs. « Par un retournement historique amer, les mesures en faveur de la mixité raciale sont aujourd’hui considérées comme discriminatoires à l’égard des blancs. » (p.127)

 

Un président africain-américain a-t-il infléchi la tendance ?

À l’heure où le contraste entre les deux présidents qui se succèdent libèrent des regrets pour l’élégance et la classe de celui qui cède sa place, il est bien de rappeler que, non seulement il a accéléré la prise en charge de l’enseignement par les investisseurs privés, mais que ses convictions quant à ce que doit être une politique publique à l’égard des Noirs et de l’héritage de l’esclavage s’inscrivent dans les courants dominants des responsables politiques qui l’on précédé : « Obama croit davantage aux vertus du libre marché qu’à l’intervention de l’État en faveur de la justice. Alors qu’il était candidat à la présidence, il a ainsi déclaré que « l’économie de marché est le meilleur mécanisme jamais inventé pour répartir efficacement les ressources afin d’optimiser la production… Et je pense également qu’il existe un lien entre liberté de marché et la liberté en général. » Le discours du président américain est fidèle à la rhétorique conservatrice de la « responsabilité » individuelle des Noirs face à leur destin et il n’hésite pas à recourir à l’argument culturaliste d’une 'déficience' comportementale des hommes africains-américains qui, loin d’incarner comme lui l’idéal du père de famille bourgeoise et unie, vouent leurs enfants à reproduire les mêmes déviances. » (p.160)

 

À propos de rhétorique, là-bas et ici

Les formules de rhétorique, destinées à envahir l’opinion publique, reprises sans plus de mise en perspective par les médias, masquent souvent la couleur des idées et, dans le cas présent, les intentions raciales du projet économique et politique. Voici un exemple, avec les propos du directeur de campagne de Reagan, Lee Atwater en 1984 : « Vous commencez en 1954 par dire 'nègre, nègre, nègre', mais en 1968, vous ne pouvez plus le dire, ça vous porte préjudice, ça se retourne contre vous,. Alors vous dites des trucs comme 'mixité forcée', 'droit des États fédérés' et tout ce registre. Vous restez dans l’abstraction, vous parlez de baisser les impôts et tout ce que vous dites reste dans le registre économique, mais le résultat, c’est que les Noirs sont plus pénalisés que les Blancs. » (p.66)

Si cela est sans commune mesure avec la manière dont ce cynisme frappe la communauté africaine-américaine, nous sommes témoins chez nous du même genre de rhétorique. Quand l’actuel gouvernement présente son programme en termes de soins de santé et qu’il est accusé de détricoter la sécurité sociale, il répond, « mais non, nous voulons juste responsabiliser ceux et celles qui bénéficient d’allocations sociales. » CQFD : c’est précisément cette notion de « responsabilité de l’individu » qui est invoquée pour déconstruire l’État social et ses systèmes de solidarité.


texte et photo:
Pierre Hemptinne


Sylvie Laurent : La Couleur du marché. Racisme et néolibéralisme aux États-Unis.
(ed. Le Seuil, 2016)

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