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L’envers de l’économie digitale : 3 questions à Cédric Durand

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De quels enjeux l'information est-elle aujourd'hui l'objet ? Comment l'économie numérique domine-t-elle le capitalisme mondial ? Décodage par l'économiste Cédric Durand. Il sera présent au PointCulture Bruxelles ce 19 mars.
L’information – et par extension, la connaissance – n’est pas un bien public parfait car il est possible d’en priver les autres. Par le secret ou des dispositifs juridiques idoines, l’accès à l’information peut être entravé. — Cédric Durand

PointCulture : Comment expliquer le phénomène de centralisation de l’information ? Comment, sur ce terrain-là, les jeux de la concurrence sont-ils mis en échec ?

Cédric Durand : Les économies contemporaines sont marquées par la montée en puissance des intangibles. Ce sont des actifs non financiers, sans substance physique figée, dont l’usage est non rival et qui sont au moins partiellement appropriables : des données informatiques, des savoir-faire techniques, des œuvres d’art, des marques, des formations au sein de l’entreprise ou encore des modes d’organisation sont parmi les principaux types d’intangibles.

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Ces éléments forment un « capital intellectuel » qui participe des « forces productives » ; maintenant qu’ils peuvent circuler instantanément et être stockés à moindre coût, ils jouent un rôle absolument central dans la vie des entreprises et le fonctionnement des économies. Avec le durcissement des droits de propriété intellectuelle, l’utilisation d’une large part de ces intangibles est désormais strictement encadrée. Mais ce qui est souvent moins bien perçu, c’est que les propriétés intrinsèques nourrissent aussi une tendance à la monopolisation.

Cette tendance manifeste dans la place qu’occupent désormais les géants du numérique (les fameux Google, Amazon, Facebook, mais aussi le chinois Tencent ou Alibaba) repose non seulement sur la privatisation des connaissances mais aussi sur des puissantes externalités de réseau et des économies d’échelle massives : plus un acteur est puissant, plus le service qu’il propose est intéressant et moins ses coûts sont élevés.

Le durcissement des droits de propriété intellectuelle issus de la nécessité de préserver l’innovation peut avoir pour effet la stagnation économique. L’innovation n’est-elle donc plus nécessairement vectrice de croissance ?

L’information est une drôle de chose. Au tournant des années 1950, les premiers théoriciens de l’information – Claude Shannon et Norbert Wiener – la définissent comme le contraire de l’entropie : « l’information peut être considérée comme de l’ordre arraché au désordre », dit autrement, « plus un message est probable, moins il nous donne d’information ». L’information est donc une mesure de l’organisation du monde. Toujours incarnée – elle exige un support matériel et une charge énergétique pour son inscription initiale –, elle peut néanmoins changer de medium et se diffuser sans perte. Dans le langage des économistes, on dit qu’il s’agit d’un bien non rival : le fait de partager avec quelqu’un un fichier informatique quelconque ne me prive nullement de la possibilité de continuer à le consulter, pas plus que je ne devrais renoncer à ma recette favorite de tarte aux brocolis ou à ma citation fétiche de Lénine si je les partageais avec vous. En dépit de cette non-rivalité, l’information – et par extension, la connaissance – n’est pourtant pas un bien public parfait car il est possible d’en priver les autres. Par le secret ou des dispositifs juridiques idoines, l’accès à l’information peut être entravé. Dans une logique de compétition, il peut même être très avantageux de le faire. C’est la raison d’être des droits de propriété intellectuelle qui portent sur les œuvres artistiques, scientifiques et la propriété industrielle, notamment les marques et les brevets décrivant des inventions. Ces restrictions à des fins économiques sont très anciennes, mais elles ont connu un durcissement et un élargissement juridiques au moment même où les technologies issues de l’électronique facilitaient la circulation de l’information.

La privatisation de la connaissance a pour conséquence un monopole global qui limite la liberté d’une foule d’individus dans une multitude de lieux. — Cédric Durand

Ces nouvelles « enclosures » créées par le durcissement des droits de propriété intellectuelle sont à l’origine de l’idée d’un capitalisme intellectuel monopoliste. Avec les droits de propriété intellectuelle, « le monopole n’est plus seulement fondé sur un pouvoir de marché dû à la concentration des compétences dans les machines et le management ; il devient également un monopole légal sur des connaissances », ce qui aggrave radicalement les choses. En effet, comme la connaissance n’est pas un objet circonscrit dans les limites d’un espace physique borné, la privatisation de la connaissance a pour conséquence un monopole global qui limite la liberté d’une foule d’individus dans une multitude de lieux.

Cédric Durand - Le Capital fictif.jpg

La multiplication des « patents trolls » – ces firmes qui détiennent des brevets non pour les exploiter mais pour faire payer l’usage des connaissances qu’ils enserrent – illustre l’effet délétère du durcissement de la propriété intellectuelle. Au niveau macroéconomique, la stimulation des investissements dans les années 1990 due à la recherche de nouvelles rentes d’innovation a fait long feu. C’est l’effet malthusien, qui domine désormais. Les nouvelles barrières limitent drastiquement les opportunités d’investissement, ce qui ralentit l’accumulation et la croissance dans les pays riches, entrave le développement dans les pays du Sud et explique la fuite en avant des capitaux oisifs qui nourrit l’instabilité financière. C’est aussi un obstacle à la transition écologique, puisque la diffusion des technologies les plus récentes, qui sont souvent aussi les plus propres et les plus économes en énergie, est freinée par les brevets.

Selon vous, le néolibéralisme serait entré dans une seconde phase ; entendez-vous par là une sorte d'aggravation de ce régime ?

L’hypothèse du capitalisme intellectuel monopoliste telle que je viens de l’esquisser ici suggère que nous sommes entrés dans une seconde phase du néolibéralisme. La première s’étendrait des années 1970 au milieu des années 1990 et procèderait d’une restructuration forcée et d’une grande défaite du mouvement ouvrier sous les feux croisés de l’intensification de la concurrence internationale et de la restauration de la discipline monétaire qui restaure l’hégémonie financière des classes possédantes. Cette première phase aurait ainsi préparé le terrain social et politique pour la seconde phase, dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Après un bref sursaut à la fin du siècle dernier, elle se caractérise par une fuite en avant dans la financiarisation soutenue par une politique monétaire ultra-accommodante et par une monopolisation croissante, laquelle favorise la centralisation des profits sans impulser pour autant une relance de l’accumulation, ce qui constitue la toile de fond de la crise économique contemporaine.


Questions et mise en page : Catherine De Poortere


Cédric Durand est économiste à l’université Paris 13 et membre du centre d’économie Paris Nord. Il enseigne les théories du développement à l’EHESS et participe à la direction scientifique de la MSH Paris Nord.

Il sera présent au PointCulture de Bruxelles le mardi 19 mars 2019.

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