Léon-Gontran Damas ou la recherche de l'indicible
Léon-Gontran Damas ou la recherche de l’indicible, ainsi s’intitule la page consacrée au poète dans le livret du coffret des 4 cds, Les Grandes voix du Sud (II) - Aimé Césaire, Edouards J. Maunick, Malcolm de Chazal et Léon-Gontran Damas (Insularité & Poésie – Frémeaux & Associés/ Radio France Internationale/Culturesfrance)
Réf. PointCulture : HD 1331
Léon-Gontran Damas est né le 28 mars 1912 à Cayenne en Guyane. Sa petite enfance est marquée par la mort de sa sœur jumelle et par celle de sa mère puis de sa grand-mère. Le traumatisme de ces disparitions successives enferme l’enfant dans le silence, il restera muet durant plusieurs années.
Après ses études primaires, il est envoyé en 1924 à Fort de France au Lycée Schœlcher. Il y rencontre Aimé Césaire. En 1927, il quitte la Martinique pour aller vivre à Paris. Il y poursuit ses études secondaires puis répondant aux souhaits de sa famille, il entre en faculté de droit. Passionné de littérature, il s’inscrit en même temps à l’Ecole des Langues Orientales et à la Faculté des Lettres.
Durant les années 30, Damas fréquente les milieux d’avant-garde de Paris et y rencontre des noirs américains, poètes, artistes, musiciens de jazz. Il se lie aussi avec Léopold Sédar Senghor. Jeunes hommes et femmes de cette communauté noire se passionnent pour une même cause, la réhabilitation de leur civilisation, de ses valeurs, de sa culture.
Aimé Césaire, Senghor et Damas fondent ensemble en 1935, la revue L’étudiant noir et inventent le concept de la négritude.
Tous les trois nous avons fondé ce mouvement de la négritude dont l’organe était L’Etudiant noir. C’est dans L’Etudiant noir que nous avons commencé à avancer certaines idées. En créant ce mouvement, nous n’avions aucune idée de l’importance qu’il prendrait par la suite. Nous avons trouvé sur les bancs des facultés des amis qui ont compris nos idées et qui les ont fait triompher… non seulement sur les bancs des facultés mais encore dans la vie quand on rencontrait des hommes comme Michel Leiris, Alejo Carpentier, comme Jean-Louis Barrault. Nous nous retrouvions tous les samedis chez Desnos, c’était l’un des moments les plus vivants, chaque semaine. Il y avait des idées qui s’échangeaient et Desnos, évidemment, a beaucoup influencé ma carrière. J’ai été en contact très étroit avec Aragon, avec Breton par la suite, et d’autres poètes. Desnos va me préfacer, Breton va préfacer Césaire, Sartre va préfacer Senghor (…) Par définition nous combattions le racisme. Nous étions en 1933, au moment où les «- isme » se donnaient libre cours, fascisme, hitlérisme, racisme… C’était tout ce qui devait finir par cette deuxième guerre mondiale, la destruction des Juifs, les camps de concentration et tout le reste. Nous avons été témoins de cette époque, nous avons été des combattants, aux côtés des Juifs, des Tchécoslovaque, des antinazis… Dans le dernier numéro spécial de la revue Esprit paru en juin en 1939, intitulé La parole est aux réprouvés, il y avait un article écrit par un antihitlérien, un Tchécoslovaque, un Juif et un Nègre. Ce Nègre, c’était moi.
Damas ne souhaite pas entrer en politique. Il sera, restera poète, se revendique nègre, rebelle.
(…)
Mort au Maître d'École
et vivent
vivent les rebelles
les réfractaires
les culs-terreux
les insoumis
les vagabonds
les bons absents
les propres à rien
Et vive
vivent la racaille
la canaille
la valetaille
la négraille
(…) Extraits de Black-Label, paru en 1956
Sa famille lui coupe les vivres et sa vie sera dure. Il exercera des petits boulots pour survivre. Mais il écrit et se forme aussi au journalisme.
En 1934, l’Institut d’Ethnologie l’envoie en mission en Guyane et un journal lui commande un article sur l’état du pays. A son retour il écrit Retour de Guyane, un pamphlet sur la situation désastreuse de la Guyane qui sera publié chez José Corti. Jugé subversif, il sera censuré par le pouvoir colonial.
En 1937 paraît son premier recueil de poésie Pigments. En frontispice, un bois gravé de Franz Masereel , la préface est de Robert Desnos. Le recueil sera lui aussi censuré pour atteinte à la sûreté de l’Etat.
Pigments sera réédité en 1962 par les éditions Présence Africaine, avec une préface de René Goffin (1898-1984) , écrivain et poète belge engagé, passionné de jazz.
Si la poésie de Damas exprime la même révolte contre la colonisation, l’esclavagisme, l’assimilation, elle s’écarte des vers flamboyants d’Aimé Césaire et de Senghor, de leur abstraction. Damas ne sera pas considéré à leur égal et c’est injuste car sa poésie si elle est plus accessible, n’en est pas moins puissante. Plus proche de la révolte, plus engagée, sans aucune concession. Les mots se succèdent souvent comme martelant un rythme, obsédant, marqué plus encore par leur répétition. Et le discours s’il est poétique n’en est pas moins direct, cerne et touche sa cible, lucide et franc. Evocateur et militant.
Aimé Césaire dit de Damas qu’il n’est pas un homme de manifeste, pas un homme de théories, mais qu’il est la négritude en action. On retrouve dans sa poésie, dit-il, la grande angoisse existentielle nègre, le grand déracinement nègre… La grande nostalgie nègre est là dans l’œuvre de Damas, un certain désespoir et puis on trouve aussi ce ton inimitable. Il y a l’humour juif mais aussi l’humour nègre, il y a le sarcasme perpétuel, tout cela est de Damas. Ce qui donne ce caractère particulier à cette poésie, ce ne sont pas seulement les thèmes, il y a le ton, pur, puis il y a aussi le rythme, un rythme qui n’appartient qu’à lui et qui est celui du blues et le rythme du jazz.
Damas trouve ses influences africaines chez les noirs américains, chez des hommes comme Claude McKay d’origine jamaïquaine, et surtout chez Langston Hugues. Il retrouve dans l’œuvre du poète ce qu’il trouve aussi dans les spirituals et les chants de plantation, les chants de révolte, les chants de douleur et les chants d’amour des noirs-américains. Et encore, l’origine de cette négritude lors d’un voyage au Congo, dans les chants religieux des congolais de Léopoldville et de Brazzaville.
Lorsque la guerre éclate, Damas devient correspondant de guerre puis il est mobilisé dans l’infanterie coloniale. Démobilisé en 1940, il rejoint Paris et la diaspora noire qui se reconstitue. Ses activités intellectuelles lui valent une arrestation par la Gestapo. Il sera relâché le jour-même.
En 1945 il fonde la collection Ecrivains d’Outre-mer. En 1948 il publie Poèmes nègres sur des airs africains.
En 1946, Damas est de retour en Guyane. Il soutient la candidature de René Jaffard qui se présente aux élections législatives contre Gaston Monnerville. Damas succèdera à Jaffard, décédé accidentellement. Ainsi élu député de 1948 à 1951, farouchement opposé à l’assimilation, il lutte contre la départementalisation de la Guyane.
En 1956 paraît Black-Label auquel Damas travaillait depuis plusieurs années. Entre temps, était paru en 1952, Graffiti. Tandis que Névralgies paraîtra en 1966.
La part la plus importante de sa vie sera consacrée à la poésie et à la culture, aux traces de la culture africaine portées par les esclaves dans toutes les parties du monde où ils ont été asservis. Il sera ambassadeur culturel pour l’Unesco et le premier professeur à enseigner la littérature africaine dans une université américaine, la Howard University à Washington D.C..
La force de son engagement pour la cause de la culture africaine par sa poésie, sa pensée et ses actions a inspiré de nombreux jeunes poètes, écrivains et artistes, noirs africains et américains.
Rappel
Il est des choses
dont j'ai pu n'avoir perdu
tout souvenir
Et brimades en bambou
pour toute mangue tombée
durant l'indigestion
de tout morceau d'histoire de France
Et flûte
Flûte de roseau
jouant sur les mornes des airs d'esclaves
pendant qu'aux savanes
des bœufs sagement ruminent
pendant qu'autour
des zombies rôdent
pendant qu'ils éjaculent
les patrons d'Usine
pendant que le bon nègre
allonge sur son grabat dix à quinze heures d'Usine.
(Léon-Gontran Damas, Pigments, 1937)
La complainte du nègre
Ils me l'ont rendue
la vie
plus lourde et lasse
Mes aujourd'hui ont chacun sur mon jadis
de gros yeux qui roulent de rancoeur
de honte
Les jours inexorablement
tristes
jamais n'ont cessé d'être
à la mémoire
de ce que fut
ma vie tronquée
Va encore
mon hébétude
du temps jadis
de coups de corde noueux
de corps calcinés
de l'orteil au dos calcinés
de chair morte
de tisons
de fer rouge
de bras brisés
sous le fouet qui se déchaîne
sous le fouet qui fait marcher la plantation
et s'abreuver de sang de mon sang de sang la sucrerie
et la bouffarde du commandeur crâner au ciel.
(Léon-Gontran Damas, Pigments, 1937)
Françoise Vandenwouwer
Pour aller plus loin :
Ecouter des poèmes de Damas
Intervention de Madame Christiane TAUBIRA Députée de Guyane à l'Université des Antilles Guyane (campus de Cayenne) à l'occasion d'une conférence débat sur Léon-Gontran DAMAS le 28/01/08.(Images Kourou Télévision)
Léon-Gontran Damas par Christiane TAUBIRA par kourou-tv
Spécialiste des littératures francophones postcoloniales qu’elle enseigne à l’Université d’Anvers, Kathleen Gyssels a consacré plusieurs conférences à Léon-Gontran Damas et publié de nombreux articles sur sa vie et son œuvre.
- https://www.canal-u.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/leon_gontran_damas_et_patrick_chamoiseau_kathleen_gyssels.17094
- http://www.manioc.org/fichiers/V13249
- http://esprit.presse.fr/news/frontpage/news.php?code=209