Les Abeilles de l’Invisible au Mac’s
Sommaire
La civilisation occidentale a misé à outrance sur les pouvoirs de la science, sur sa capacité à expliquer la nature avec l’intention de mieux l’exploiter. Cette science-là a soutenu le productivisme, la croissance des biens et des indicateurs du bien-être matériels, jusqu’à appliquer ces critères à la vie sensible elle-même. Aujourd’hui, l’homme détruit son environnement et personne ne trouve la porte de sortie vers une organisation différente, ne reposant plus sur une croissance exponentielle.
Au Mac’s, il y a une étrange exposition qui rappelle toute la richesse des relations « inexplicables » avec les choses, toutes les formes de connaissance du sensible qui ne reposent pas sur l’élucidation des mécanismes en vue de les maîtriser. — Pierre Hemptinne
Si, en général, les expositions d’art s’accompagnent d’une tentative de dire ce que l’art nous raconte, en voici une qui entend nous mettre en contact avec ce qui, entre les artistes et ce qu’ils convoquent pour créer de l’art, et entre l’œuvre et le visiteur, engendre de l’invisible, du non-explicable. De l’invisible comme d’une ressource urgente, majeure, pour la survie de nos écosystèmes. Non pas pour prôner l’obscurantisme mais pour favoriser une complémentarité entre diverses formes de savoir – savantes, poétiques, vernaculaires – susceptibles d’améliorer la manière de se penser dans notre biosphère.
Entre visible et invisible, éblouissant, l’indéfinissable que nous apportent certaines œuvres d’art…
L’exposition est placée sous l’égide d’une citation merveilleuse de Rilke qui ne cesse, dès lors qu’on la rumine, de générer du merveilleux :
Nous sommes les abeilles de l’Invisible. Nous butinons éperdument le miel du Visible, pour l’accumuler dans la grande ruche de l’Invisible. — Rainer Maria Rilke
Comme manière de caractériser la relation à l’art, sous toutes ses formes, relevant de la pollinisation des esthétiques qui s’effectue d’émotion en émotion, de sensibilité en sensibilité, au gré des butinages des uns et des autres, cette image de la complémentarité entre le visible et l’invisible rayonne, rappelle que l’art et ce qu’il apporte aux hommes et à la société, se doit d’échapper à toute rationalité du profit, à toute prédominance de la quantification.
Au gré de nos pratiques culturelles, on voit, on regarde, on lit, on scrute, on compare, on interprète, on enregistre dans la mémoire, au hasard, on fixe des impressions sur nos tissus internes, sensibles. Et puis, ça rentre dans nos épaisseurs indéfinissables, ça crée en nous de l’invisible, de l’épaisseur et c’est à travers cet invisible que dorénavant il nous semblera entendre la musique intime des choses, mieux capter ce qu’elles nous racontent, mieux comprendre la mécanique des sphères qui nous entraînent, enfin, disons plutôt que c’est cet invisible qui donne la possibilité d’une empathie avec l’incommensurable, l’irréductibilité du vivant.
De la chambre des pensées à Saturne dévorant ses enfants, de quoi régénérer nos cosmogonies internes…
En admirant des œuvres d’art, en aimant précisément ce qui, en elles, ne s’explique pas et nous émeut, voilà que surgissent des clignements d’épanouissement, d’évanouissement, des certitudes, des fourmillements d’extase. C’est l’évidence de la « Chambre des pensées » de Thierry De Cordier. Une masse noire, fermée, protégeant un espace intérieur. Ode brute à l’intériorité, caverne d’où l’on observe le réel. La forme évoque une casemate close, organique, un four ou certaines huttes sacrées, réservées à l’écoute des récits d’origine. D’où vient qu’on la reconnaît ? Comme la silhouette d’un noyau vital, nécessaire, opaque, où l’on sait que se forment et se trament, par fermentation magique, les images et idées qui nous traversent l’esprit. C’est notre étrange centre de gravité. Voici, dans une autre salle, un incroyable tableau de « Saturne dévorant un de ses enfants », image d’une planète abîmée, bosselée dans son travail de destruction et dévoration, reliée à un réseau d’autres planètes, enchaînées, interdépendantes. Ricardo Brey jette ainsi au sol une configuration cosmologique aléatoire, imaginaire, autre représentation de la violence mythologique qui agrège ou désagrège les particules de la pensée.
Magie du coup de pinceau sur l’eau et, sous globe, les échantillons du bleu du ciel, de l’aube au crépuscule
Les aquarelles peintes sur eau de Sarkis, sont formidables, inoubliables. Combien elles nous montrent comment les reflets de la vie se répandent en nous, autant saisis, incorporés qu’insaisissables, à jamais fuyants. Le pinceau effleure la surface transparente et les piments se dispersent, se dissolvent, imitant fugitivement le mouvement, la vibration qui parcourt une peinture classique. Il y a les formidables grisailles de José María Sicilia, vastes motifs floraux recouverts d’une couche de cire, véritable défi lancé à l’œil. Cherche-t-il à mieux discerner la fleur empâtée, dissoute dans un lointain si proche, ou bien à trouver un plaisir intense à mieux distinguer cette matière trouble qui dissimule l’image, et qui lui semble à la fois intruse, perturbatrice et tellement connue (le butinage incessant des images qui nous envahissent, ne s’accompagne-t-il pas d’une production de cire d’abeille mentale, à partir de laquelle nous construisons la ruche où conserver, de tout ce que nous regardons et ressentons, ce qui nous importe !?). Et l’on reste en arrêt, aussi, devant l’alignement des douze globes colorés de Fabrice Samyn, chacun captant les variations abyssales du ciel bleu, de l’aube au zénith et au crépuscule. Voilà le liquide temporel, ce qui nous baigne et nous rythme, ce que l’on ne parvient pas à regarder du début à la fin, concentré et sans ciller, et qui pourtant nous anime, exactement « temps qui passe », dans sa version figée, cristallisée.
Depuis les entrailles terrestres et célestes, épousailles entre lumières et ténèbres, pulsation du visible et invisible
Et passer entre les grandes toiles de Jean-Marie Bytebier, c’est se laisser rattraper par une allégresse sauvage. Leur ensemble, leurs correspondances – ce qu’elles mettent en miroir entre elles –, mieux que tout, font que le visiteur se découvre abeille incarnée, voletant dans d’immenses espaces, cherchant des trouées lumineuses, des luminescences, des rougeoiements, des survivances de clartés végétales, minérales, stellaires mais charnelles, prises dans les tourbillons des ténèbres, des entrailles telluriques, océaniques, célestes. Abeille, et non consommateur d’art, et même pas « habitué des musées », face à ces appels de lucioles dans les ténèbres. L’histoire de la naissance des lueurs, le partage incertain entre clarté et opacité. Ce sont des peintures abstraites, mais elles proviennent de l’observation profonde de paysages, de la fusion du peintre avec quelques atmosphères de clair-obscur magistrales, captées lors d’expéditions au plus lointain de certains détails de peintures anciennes, classiques, romantiques, bibliques. Dans les recoins des ombres peintes qui auraient retenu les ultimes rayons lumineux de planètes lointaines, de fantasmagories légendaires. Ce sont de très émouvantes frontières, troubles et palpitantes, entre visible et invisible, sans âge, depuis toujours membranes, structurantes autant que fluctuantes, de nos sensibilités plurielles.
Toute l’expo est un espace où réactiver son droit au libre butinage. À produire du sensible sans aucune autre finalité que de sentir. Le propos et le choix des œuvres, au-delà de la dimension poétique, invite à une véritable politique esthétique préservant le sensible de toute instrumentalisation marchande.
Pierre Hemptinne
Les Abeilles de l’Invisible
Jusqu'au dimanche 12 janvier 2020
Mac's - Musée des arts contemporains de la Fédération Wallonie-Bruxelles
Site du Grand-Hornu
82, rue Sainte-Louise
7301 Hornu