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Les bandes-son de la forêt

forêt
Toute forêt préservée est un écosystème, un tout au sein duquel le partage des territoires peut être envisagé aussi comme un rapport de complémentarité.

Si l’espace vital est souvent pensé en termes de volumes ou de surfaces, c’est-à-dire en données d’ordre visuel, l’approche acoustique se limite souvent à des critères d’identification des espèces.  Les quelques études qui chercheront à aborder l’espace acoustique dans sa totalité portent généralement sur les forêts tropicales qui, par la densité de leurs populations végétales et animales, illustrent de manière flagrante cette notion de répartition de l’espace sonore.

Un travail publié en 1991 par Roland Eve [1] et portant sur les chants de 43 espèces d’oiseaux dans une réserve thaïlandaise, montre comment une communauté forestière d’oiseaux est parvenue à se partager les bandes fréquentielles (comme pour les bandes radio) et à négocier l’espace acoustique avec le bruit de fond des vertébrés et invertébrés. Murray Schafer [2],  plus orienté vers les cohérences du paysage sonore en tant que tel, parlera même d’une « immense composition musicale », soutenant la thèse d’une orchestration de l’environnement sonore naturel.

Music is sounds, sounds around us wether we’re in or out of concert hall. (« la musique, ce sont les sons, les sons autour de nous, que nous nous trouvions ou non dans une salle de concert ») — Henry David Thoreau
Mettant en exergue la phrase de Thoreau, Schafer défend l’idée d’une nature musicienne. Il est rejoint sur ce terrain par de nombreux compositeurs actuels comme Francisco Lopez ou François-Bernard Mâche [3].  Ce dernier, en qualité de musicien et d’ornithologue, s’est attaché à présenter les oiseaux comme de véritables compositeurs, capables d’imagination créative et d’improvisation sur la tonalité de base donnée par un fond sonore environnemental. Selon ses observations, les oiseaux des montagnes auront comme particularité d’être silencieux,  les oiseaux aquatiques seront plutôt criards  tandis que les espèces de la forêt tropicale dense iront davantage vers le grave et les sons flûtés, les fréquences aigües y étant plus vite amorties. 


En effet, comme le soulignent les études de Claude Chapuis [4] sur la forêt d’Afrique centrale, les surfaces réfléchissantes de la forêt dense génèrent une multitude d’échos et rendent ainsi difficile une localisation  d’autant plus cruciale que la visibilité est réduite. Le yodel est une technique de chant particulièrement adaptée au milieu réverbérant. On le rencontre en montagne mais aussi chez l’un  des rares peuples survivants de la forêt, les Pygmées. Mâche dira à ce propos : « Que ce soient des rabatteurs Pygmées ou des défricheurs Hanunoo des Philippines qui conservent le contact à travers la forêt dense, leurs cris sont dans une unité indissoluble à la fois l’expression d’une fonction sociale (…) et l’insertion imitative dans le milieu réverbérant de la forêt dense… ». Si toutes les populations forestières encore existantes n’ont pas développé cette technique, on retrouve souvent une alternance similaire entre notes aigües et graves aussi bien dans la musique vocale qu’instrumentale [5].

Par ailleurs, si l’on cherche dans la musique occidentale la même empreinte sonore de la forêt, c’est peut-être vers les compositeurs romantiques qu’il faut se tourner. En dehors du cor et son évocation de la chasse, certains procédés ne sont pas sans rappeler les notes alternées du yodel. Dans l’ouverture du Freischutz, opéra fondateur du romantisme, une structure d’accompagnement cyclique, appelée aussi basse d’Alberti, souligne le thème joué aux cors. Dans les murmures de la forêt de son opéra Siegfried, Wagner utilise le même schéma, montant et descendant, pour camper le décor. Dans Tapiola, œuvre dédiée au dieu de la forêt Tapio, Sibelius reprend une figure répétitive analogue en y ajoutant, par la lenteur du tempo, une touche de solennité. Bien d’autres compositeurs romantiques aborderont la forêt comme une totalité sonore renvoyant aux mystères de l’intériorité.

Reste-t-il d’autres traces dans la culture musicale occidentale de cet univers forestier qui fut pourtant le nôtre ? Dans l’inconscient peut-être, et il serait alors permis de voir, dans les forêts de pierres et de béton que l’homme édifie depuis l’époque des cathédrales, une réplique des espaces majestueux et résonnant des grands bois et de penser qu’au fond, puisque, symboliquement, il n’a jamais vraiment quitté la forêt, l’homme occidental ferait peut-être bien d’y revenir vraiment.


Jacques Ledune


[1] Roland Eve:  The Sound Environment of a Tropical Bird Community : Order or Chaos?, in Revue d'écologie, 1991, vol.46, n°3

[2] Murray SchaferThe Tuning of The World - Ed. Canadian Publishers 1977

[3] François-Bernard MâcheMusique, Mythe, Nature - Méridiens Klincksieck, Paris 1991

[4] Annie Gautier-Hion, Marc Colyn et Jean-Pierre Gautier: Histoire naturelle des primates d’Afrique centrale, Libreville Ecofac, 1999

[5] Le film de John Boorman La Forêt d’Émeraude fait entendre dans les cris d’une tribu d’indien (les Féroces) cette alternance de sons graves et aigus.

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