Les fantômes de l'Atlantique : interview de la cinéaste Mati Diop
- PointCulture : Au-delà de l’intrigue principale de votre film, au-delà du personnage d’Ada, de l’histoire d’amour d’Ada et Souleiman, de ceux qui partent et de celles qui restent [que Catherine De Poortere évoque très bien dans sa chronique du film], un des aspects qui m’a fort impressionné est la manière dont vous arrivez à donner à tous les protagonistes autour des personnages principaux (les amies d’Ada, les garçons autour de Souleiman, la famille, les voisins, etc.) une épaisseur, une vraie présence à l’écran. Le film devient dès lors aussi le portrait collectif d’un quartier, d’une communauté, d’une ville… D’après ce que j’ai lu de votre manière de travailler, j’ai l’impression que cette force de votre film est liée à la fois à des éléments de casting mais aussi à des choix d’écriture et de mise en scène…
- Mati Diop : En vous entendant, cela me ramène au fait que ce n’est qu’assez tardivement qu’avec mon coscénariste on a décidé de resserrer le récit sur Ada et Souleiman – et même principalement Ada – comme cœur du film. À l’origine, il était vraiment question d’un groupe de filles. Avant de comprendre qu’il nous fallait quand même un personnage principal auquel s’accrocher, il a longtemps été question de filmer des groupes : d’abord le groupe des garçons, jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’ils ne pouvaient exister à l’écran que très peu de temps, parce qu’il fallait beaucoup de place pour développer la suite. Évidemment, vous pouvez imaginer que cela été assez dur de les avoir présents aussi peu de temps, parce que finalement le film commence à partir du moment où ils disparaissent. En tout cas, les héroïnes naissent suite à la disparition des héros. Mais c’est vrai que l’une des ambitions du film était de filmer un quartier et sa communauté, et de filmer surtout des dynamiques de groupes. Du coup, même si au final ça s’est resserré sur Ada, Souleiman et bien sûr l’enquêteur, je pense que si le groupe, le quartier, la communauté existent autant à l’écran, c’est parce que cela a toujours fait partie du projet du film, parce que cela m’a toujours tenu beaucoup à cœur de les faire exister. Pour moi, il n’y a pas de personnages secondaires. Ils ne sont pas secondaires. Ils sont autour d’Ada mais ils sont extrêmement importants et incarnés.
- Je crois que vous avez travaillé avec les filles, ou certaines des filles, ou certains acteurs au moment de l’écriture du film ?
- Ce n’est qu’à partir d’une première version du scénario – qui avait déjà mis pas mal de temps à se concrétiser – que je me suis rendue à Dakar. Toute l’écriture en amont s’est faite en dehors de Dakar. Je ne voulais pas trop contaminer l’écriture par le réel. J’avais suffisamment emmagasiné d’expériences et de tournages à Dakar auparavant pour savoir de quoi je parlais. Je ne ressentais pas du tout le besoin d’aller vérifier des choses dans le réel. En revanche, pour les dialogues, j’ai quand même voulu affiner certains éléments et c’est à ce stade-là que je suis allée à Dakar pour faire un casting, pas nécessairement avec l’objectif de déjà trouver qui incarnerait les personnages du film, mais pour trouver des filles que j’ai interrogées sur des sujets comme le rapport aux hommes, le mariage, la sexualité, l’indépendance… La religion, aussi. J’avais besoin de vérifier des intuitions. J’avais l’impression d’en savoir pas mal sur le sujet mais j’avais besoin d’être en phase avec elles. C’était un éclairage un peu documentaire qui a nourri l’écriture des dialogues.
- Et donc, ces jeunes femmes-là ne sont pas nécessairement devenues les futures actrices du film ?
- L’une d’entre elles est restée : Aminata Kane, qui joue le rôle de Fanta.
- Quand, dans la première question, je parlais de mise en scène, c’est parce que j’ai l’impression qu’il y a des personnages qui n’ont pas nécessairement une longue présence à l’écran – notamment au sein de ce groupe des hommes qui, effectivement disparaît, prend la mer assez vite – mais qui, par un geste ou un regard, ont une vraie présence dans le film. Je pense par exemple, très tôt dans le film, au sein de la scène où les jeunes ouvriers rejoignent le quartier où ils vivent depuis le chantier sur la plate-forme d’un camion et où l’un d’entre eux touche la tête d’un autre avec un geste très tendre et très mystérieux à la fois. Cela m’a beaucoup touché. Vous vous souvenez si c’est vous qui avez amené cet élément ou si c’est venu d’eux ?
- Non, ce n’est pas venu de moi. Un geste comme celui-là ne peut que venir d’eux, de leur corps.
J’entends votre émotion par rapport à ce geste mais je n’ai pas très envie de le justifier. Tout est mis en place pour que ce genre de dialogue entre les corps ait lieu, que les acteurs et les personnes que je filme disposent de cet espace-là. Cela peut être un geste, un regard… Mais c’est vrai que c’est très très beau quand apparaît un geste comme celui-là, qui échappe à la personne qu’on filme et que cela rencontre une camaraderie, une tendresse, une complicité entre eux. C’est très mystérieux parce qu’on ne sait pas exactement où ils vont, mais on sent qu’ils sont ensemble et qu’ils sont en train de partager quelque chose auquel on n’a pas entièrement accès.
- Pour moi, il y a aussi quelque chose de cet ordre-là – même si c’est dans un autre registre, plus documentaire – dans la scène du court métrage Atlantiques (2009) avec la sœur de Serigne qui pleure à l’enterrement. Cela dure une minute, il y a un geste où elle sèche une larme avec un mouchoir mais il n’y a pas de paroles, pas de mots et c’est comme si, juste par cette présence et le regard, ce plan portait en lui toute la promesse du long métrage, dix ans plus tard.
Absolument ! C’est exactement ça : je pense que le personnage d’Ada est né précisément au moment où cette fille m’a regardée à travers la caméra. À cette époque j’avais déjà beaucoup beaucoup filmé dans Dakar mais je crois que c’est le plan qui m’a le plus marqué en tant que cinéaste. J’étais derrière la caméra et j’ai vraiment senti qu’il se passait quelque chose d’extrêmement fort et déroutant à ce moment-là. — Mati Diop
C’était éprouvant aussi… et ma présence au sein de ces funérailles posait évidemment question, même si la famille savait que j’avais fait un film avec Serigne et m’a immédiatement acceptée. Ce n’était pas simple d’être là avec une caméra et de les filmer dans ce moment aussi douloureux. Mais je pense qu’ils ont senti que de ma part c’était une manière d’être avec eux et avec Serigne, je n’ai pas eu besoin de leur expliquer, c’était comme tacite.
Dans le regard de cette fille, il y a de la méfiance au début, elle se demande un peu ce que je fais là, elle ne sait pas si elle est censée lâcher prise ou résister… Puis il y a un moment où il y a quelque chose qui lâche et où on se regarde à travers la caméra. C’est un moment qui m’a profondément marquée. Puis, au montage, à chaque fois que je voyais cette fille, je me disais « Il faut raconter son histoire à elle, maintenant. » Ce mystère, cette force, cette fragilité, cette puissance, j’ai eu envie de les creuser pour en faire un personnage.
Dans Atlantiques, le court métrage, il y a ce garçon Serigne qui parle à bâtons rompus avec ses deux amis, entre garçons, et, tout d’un coup, en contrechamp, il y a cette fille qui ne dit rien et dont le regard, le silence est presque plus criant que la conversation des garçons, cela a en effet vraiment donné naissance au personnage d’Ada. Mais je ne l’ai su que des années plus tard.
- Même si, dès le montage, vous aviez déjà vu qu’il y avait quelque chose de fort, là…
- Ce visage, ce regard m’appelaient mais ce n’est que des années après que ce personnage est revenu.
Tu ne fais que regarder l’océan — Ada à Souleiman, au début du film "Atlantique"
- Votre long métrage Atlantique est ponctué d’une vingtaine de plans de l’océan à différents moments de la journée, sous différentes lumières, dans différentes gammes de couleurs et cadrés le plus souvent de manière à occuper tout l’écran. Il y a là un côté plastique, une tendance à l’abstraction (presque comme Monet peignait les cathédrales sous différentes lumières et couleurs), mais aussi une ponctuation de l’intrigue et enfin, en rabattant la supposée horizontalité de la surface marine sur la verticalité de l’écran de cinéma, un écho à ces murs d’eau, au Siram, ces « vagues hautes comme un bâtiment » qui menacent d’engloutir pirogues et embarcations et dont les garçons parlent au début du court métrage Atlantiques…
- Plus j’entends cette question sur la place de l’océan, moins j’ai envie de parler des intentions parce qu’au final cet océan représente surtout tout ce que je n’ai pas trop envie d’expliciter. J’ai surtout voulu instaurer un rapport très mental à cet océan. On sait que c’est par là que les garçons partent, on sait que c’est aussi là que leurs corps disparaissent et le fait de le savoir, d’avoir ces informations, permet aussi de l’approcher de manière plus mentale. Pour moi, il est vraiment question des filles, de leur intériorité, de leurs émotions et de ce qu’elles projettent sur cet océan.
C’est une manière aussi de mettre le spectateur face à l’inconnu, au mystère. Une des raisons qui m’a poussée à écrire ce film c’est qu’il y avait dans cette situation de vague de migration massive – tous ces jeunes qui ont quitté ces quartiers, qui sont partis en mer et dont certains ont disparu et ne sont jamais revenus – il y avait d’abord cet acte primordial et initial de prendre un bateau et de se confronter à l’océan. J’avais beau comprendre les raisons économiques et pragmatiques du départ, il restait une dimension qui dépassait ma raison. Ce passage à l’acte, le fait de se jeter dans cette immensité qui pour moi est comme une autre planète. C’est une réalité par rapport à laquelle je n’avais plus de mots, par rapport à laquelle ma raison n’opérait plus. Il y a là quelque chose de l’ordre de l’aveuglement.
Cette immensité, ce désert d’eau sont là, omniprésents autour de ce quartier, et renvoie ces femmes – et nous, spectateurs – à un mystère profond. Tout a été rendu à la fois tellement scientifique et abstrait à travers les différents traitements médiatiques de la migration ; on en a tellement parlé dans tous les sens en essayant d’expliciter tout mais en même temps en n'explicitant rien, qu’on a presque oublié la part quasi mystique du rapport des Sénégalais à l’océan, la dimension hantée aussi.
Tous ces fantômes de l’Atlantique générés par une multitude d’histoires, la traite négrière, la colonisation, la façon dont ces différentes tragédies ont rempli l’océan de fantômes. J’ai vraiment voulu filmer cet océan comme un espace fantastique, comme une autre planète, comme un territoire qu’on n’est pas censé traverser, comme un écran de fantasmes et de projections. — Mati Diop
- Par rapport à ça, j’ai l’impression que le mystère a gagné depuis le court métrage, dans lequel il n’y a qu’un plan d’océan, mais plus concret, avec la pirogue clairement visible, et où les discussions de la part des garçons sur le fait de prendre la mer ou de ne pas prendre la mer sont beaucoup plus explicites…
- Dans le court métrage, les personnages principaux sont les garçons et dans le long métrage ce sont les filles !
- Je voulais quand même vous poser une question par rapport au fait que Souleiman est le seul garçon qui revienne dans un corps masculin et non féminin…
- Au départ, je voulais qu’il possède plutôt Dior mais j’y ai renoncé parce que mon film s’adresse aussi – voire principalement – aux Sénégalais et je pense que malheureusement le film serait peut-être passé à côté de son propos initial si, en plus de toutes les dimensions qui existent déjà, il avait montré une liaison entre deux femmes. Je crois que cela aurait généré des discussions qui m’auraient un peu déçue. Cela m’aurait intéressée qu’il y ait cette dimension-là en plus, mais j’ai fait marche arrière.
Et plus tard, quand on a trouvé l’idée de l’enquêteur qui enquête sur sa propre culpabilité, j’ai trouvé ça tellement excitant que ça m’a consolée par rapport à l’idée d’abandonner ce rapport entre Asa et Dior. J’ai trouvé ça même presque plus excitant de travailler sur le personnage d’Issa. Il y a eu des moments de l’écriture du scénario où le personnage d’Issa m’intéressait presque plus que celui d’Ada. J’aurais voulu le développer encore plus loin mais, même si le film n’est pas vraiment classique, on a sciemment opté pour préserver un certain classicisme (une histoire d’amour centrale, Ada comme personnage principal, le chœur autour, etc.). Et je ne le regrette pas. Je crois que le film est extrêmement libre et aventureux – voire même assez queer – et, en même temps, il répond à des codes très classiques. Je pense que c’est une des raisons qui expliquent qu’il parle à autant de publics différents (en termes de milieux sociaux, d’âge, etc.). C’est incroyable, les différents milieux que le film arrive à toucher !
- Je voulais finir sur les registres de fantastique dans votre film. Je connais mal le cinéma fantastique africain (d’Afrique anglophone, Nigéria entre autres) mais j’ai l’impression que votre film n’a pas grand grand-chose à voir avec le fantastique français ou américain et se rapproche peut-être plus d’un fantastique japonais un peu moins cruel, plus tendre avec ses personnages, comme certains films de Hideo Nakata ou Kiyoshi Kurosawa…
- J’ai l’impression que ce n’est ni le fantastique africain, ni le fantastique français, ni le fantastique américain… Mais pas non plus le fantastique japonais… Qu’on est plutôt quelque part au milieu de tout ça, à un carrefour. Mais, en tant que Franco-Africaine, il s’agit sans doute surtout d’un fantastique inhérent à la culture africaine, qui ne se réclame pas d’un genre cinématographique occidental. Il est avant tout question d’une réalité africaine – et je dis bien, d’une réalité africaine. Puis, après, cinématographiquement, il y a bien sûr des films qui me traversent comme Fog de Carpenter, certains films d’Apichatpong Weerasethakul ou Virgin Suicides de Sofia Coppola, qui n’est pas un film fantastique mais qui porte en lui une atmosphère étrange. Sans oublier une sensibilité à un certain courant gothique romantique européen, pictural ou poétique. C’est comme une sorte de genre à la croisée d’influences assez diverses qui créent un nouveau genre à part entière qui n’a pas encore de nom… Quelque part, c’est créole !
Interview et retranscription : Philippe Delvosalle
Novembre 2019
Atlantique de Mati Diop
(France- Belgique-Sénégal, 2019 - 104 minutes)
sort en salles en Belgique le mercredi 4 décembre 2019
Le court-métrage
Atlantiques de Mati Diop
(France, 2009 - 15 minutes)
passe au Cinéma Nova dans le cadre d'Africa is/in The Future le vendredi 29 novembre à 21h