Les frontières et fantômes du corps social
De fortes convergences se tissent entre les quatre finalistes du Prix Marcel Duchamp 2016, montrés au H18 à Ixelles après le Centre Pompidou. On pourrait croire qu’ils se sont concertés ou ont répondu à un appel thématique. Il n’en est rien. Il faut y voir la préoccupation d’artistes qui captent, dans leurs esthétiques, les secousses du monde. Comment mobiliser les sensibilités pour ouvrir d’autres mondes ?
Yto Barrada filme, dans un contexte où les frontières restent des barrières à transgresser, une femme qui se métamorphose en s’enveloppant de tous ses biens textiles. Pour franchir la ligne de démarcation et passer de l’autre côté, elle emporte tout ce qu’elle a. On la voit s’enrouler successivement de draps, couvertures, foulards… Ces tissus enveloppent le corps comme superposition de peaux protectrices, forment carapace métaphorique et sont mis en correspondance avec les rideaux que l’artiste réalise et qui semblent l’assemblage de petits poèmes ancestraux. Patchwork de courtes pensées poétiques, d’aphorismes ou bouts rimés chantants, que l’on ressasse ou chantonne en cheminant. On dirait les drapeaux d’une sensibilité libérée de toute enclosure nationale. Il photographie aussi des personnes endormies dans l’herbe. Abandonnées et presque en position fœtale dans leurs vêtements qui leur font une sorte de cocon. Ce sont des personnes qui fuient ailleurs. Elles cherchent à changer de territoire, à franchir une frontière vers un lieu plus accueillant, hypothétique. A force d’errer, elles sont tombées endormies, d’une pièce. La dimension esthétique de cette léthargie champêtre transmet la fatigue immense qui frappe ces migrants. Fatigue dont on a pu connaître une forme proche où l’on se dit, lors de randonnées excédant nos énergies, « je suis incapable de faire un pas de plus ».
Barthélémy Togo explore dans des performances actionnistes le cheminement vers d’autres cosmogonies, vierges, mieux adaptées à son être, rompant avec les normes dans lesquelles il se sent enfermé. Ce sont des voyages qui ne respectent pas les séparations entre différentes formes de savoir et de culture, ni la séparation entre corps et esprit. La série de dessins exposés rend bien compte de cette libre circulation des idées, des émotions, à l’intérieur d’une corporéité fluide, comme provisoire. Au fil des traits et des compositions, cela esquisse un métabolisme expérimental intégrant à l’humain tous les fluides de son milieu, les sèves végétales, les rêves animaux, les particules invisibles de l’air. Les dessins crus et délavés expriment une belle porosité du vivant et exaltent la diversité qui, ainsi, irrigue les veines. A l’opposé de cette fluidité inventive, régénératrice, Togo expose une sculpture monumentale consacrée aux forces administratives qui assignent les êtres à un destin clos. Sur de grandes étagères qui évoquent des lieux d’archives, ou les réserves poussiéreuses d’innombrables objets trouvés, orphelins, de grands bustes singuliers sont en attente. De quoi ? De rien. C’est une attente vide de sens mais totale et qui se substitue au « sens de la vie ». En regardant de plus près, on constate que ces bustes sont réalisés comme les tampons qu’une administration appose sur toutes sortes de documents. Ces formulaires qui déterminent finalement qui on est, ce que l’on fait, où l’on peut aller, avec qui on vit et qui fixent les droits et devoirs fondamentaux, frontières mentales qui délimitent les territoires que nous devons occuper (au nom de cette administration), une bonne fois pour toute. Ces tampons sont sculptés à même l’être. Chacun de ces individus va donc propager, à son corps défendant, le sens des lettres et des mots qui forment son soubassement. Il s’y retrouve enfermé. Sur les bustes mêmes, les inscriptions sont à l’envers, difficiles à déchiffrer. Au mur, on peut lire, en constellation, l’esprit de ces sortes de devise. Exhortations, harangues, résistance ou collaboration. On y découvre autant d’expressions utilisées pour rejeter l’autre, le migrant que des invitations à la tolérance. « Dégage » côtoie « No pasaran ». Des lieux de pouvoir, « World Trade Center » ont en vis-à-vis des lieux de manifestation, « Selma, Alabama », ville connue pour ces manifestations contre la ségrégation. Tout cela figé, dans la monumentalité administrative d’un fatras de musée de l’homme aux catégories dépassées.
Ulla Von Brandenburg propose d’abord une solution, trois silhouettes accueillantes de chamans. Elle installe surtout, comme un rituel, un espace clos-ouvert par des rideaux spectaculaires, aux plis sensuels, et un rideau de cravates multicolores. Draperies magiques d’un caravansérail installé nulle part et qui encadrent un vaste écran où un peuple, en quelque sorte, se livre à une chorégraphie équilibriste, sans cesse recommencée (Sisyphe). C’est un groupe humain, femmes et hommes, qui évolue dans un décor blanc, qui évoque la virginité des premiers bâtiments publics, antique. Lieu de fondation balbutiante de la démocratie. Le centre de cet espace est un escalier qui évoque autant l’accès à des sortes de palais où se règlent les affaires humaines que, plus métaphoriquement, l’échelle sociale au long de laquelle, sans cesse, nous évoluons, dans un sens ou dans l’autre. Mais plutôt que de montrer les évolutions du groupe d’humains mû par la compétition, l’artiste les révèle surtout « agis » par l’empathie et la solidarité. Sans rien de naïf ni d’idyllique. Les tensions, les souffrances, les chutes ne sont pas ignorées, ni cachées. Elles sont même au cœur de la dynamique qui unit ses corps. Les disputes, les séparations, les tentatives de s’écarter et de fuir le groupe aussi. La polarité entre centre et marginalité est un ressort important de leur danse. Mais dans l’ensemble, tout ça avance ensemble, le groupe organise une sorte de protection de tous et toutes. Un hymne symbolique et esthétique à la « couverture sociale » de plus en plus mise à mal par l’évolution de nos sociétés, et visuellement exprimé par un jeu de couvertures colorées que les danseurs se partagent, selon un système de don et contre-don intuitif. Couvertures qui sont individuelles et collectives. Elles sont la mémoire d’un bien commun primordial.
La mémoire, précisément, est au centre du
travail de Kader Attia. D’abord avec cette série de toiles qui reproduisent des
timbres postaux émis par des pays africains après leur indépendance. On peut y
voir éclater la prégnance de l’imaginaire transmis par l’occupation coloniale.
On y devine la mise en place de la colonisation des esprits, sur le long terme.
L’avenir riche et technologique promis par les coloniaux s’y étale comme une
chimère cruelle en regard de la situation politique et économique actuelle de
ces pays (et du monde en général, puisque ces chimères productivistes et
technologiques détruisent la planète entière). Kader Attia consacre un film
fondamental à ces questions de mémoire, film qui lui a permis de remporter le
prix Marcel Duchamp en 2016 et intitulé Réfléchir la
mémoire. Le point de départ est une enquête sur le « membre
fantôme ». Vous savez, cette pathologie curieuse qui frappe des personnes amputées
d’un bras, d’une main, d’une jambe, d’un pied et qui ressentent, non seulement,
la présence du membre perdu mais peuvent éprouver des douleurs pénibles,
insupportables à l’endroit du membre disparu. Par exemple, tel patient ressentant
de manière chronique d’atroces douleurs au gros orteil du pied qu’il n’a plus. Kader
Attia réunit les explications d’experts de différentes disciplines, des psychologues,
des chirurgiens, des neurologues, des psychiatres, des philosophes, des historiens,
des musiciens… Est-ce autre chose qu’un documentaire ? Oui, parce que l’auteur
est guidé par son intuition artistique pour établir, d’abord, les convergences
entre ces propos d’experts et ceux des patients et patientes. Construire une
interprétation, une extrapolation. Il met en regard les différents récits,
leurs spécificités qui soudain se répondent, éveillent de nouveaux espaces à
explorer et en projette l’ombre portée vers d’autres champs : par exemple
ce qui est dit à l’échelle du corps individuel, singulier, il le rapporte à
l’ensemble d’un corps social. Qu’est-ce que cette expérience du membre fantôme
et de ses ressentis nous apprend sur l’impact de tout ce qui a, au cours de
l’histoire, amputé différents corps sociaux déterminés ? Il établit des
vases communicants entre les histoires personnelles et celles plus larges qui
frappent des groupes, des communautés, des peuples entiers. Pour essayer de
comprendre et expliquer des mal êtres importants, endémiques, des ressentiments
qui ne font que s’envenimer. Par exemple, l’histoire de l’esclavage. Elle blesse
encore aujourd’hui chaque descendant de cette atrocité et le marque de quelque
chose qui ressemble à un « membre fantôme ». De même pour les
différents génocides qui ont marqué l’histoire humaine. Il y a transmission des
douleurs subies qui affectent le présent, comme de quelque chose qui a été
volé, qui ne reviendra plus, et empêche de considérer le réel comme si cela
n’avait pas existé.
Pour faire comprendre comment cette part fantomatique envoûte et ouvre d’autres dimensions du perceptible, Attia fait un détour par la musique, et surtout le dub, musique dont des parties ont été enlevées pour, finalement, mieux les faire sentir, augmenter leur potentiel d’envoûtement. Toute cette prospection qui se présente comme une enquête d’un artiste convoquant les sciences, sociales et médicales, est enrichie par un dispositif plasticien. Des personnes ayant subi une amputation sont installés dans leur décor de vie, ordinaire, ou relatif à l’accident, dans une posture de thérapie par le virtuel. Le bureau d’une dactylo, une pizzeria, une ligne de chemin de fer dans les bois, une salle et un monument très « soviétique », une église et ses bancs de prière. Ils et elles sont « augmentés » d’un miroir qui, vu sous un certain angle, les montre toujours entiers, toujours bénéficiaires d’une parfaite symétrie entre bras et jambes. Ils et elles, dans cet agencement, s’imprègnent d’un reflet réparateur, ayant retrouvé le membre perdu et, en même temps, ils continuent à ressentir la perte physique, l’absence. Cette simultanéité aide à s’habituer, à faire son deuil. Et c’est l’autre matière importante du film, le travail de deuil et de mélancolie, incessant, jamais fini, tant à l’échelle individuelle que collective. Ce travail mystérieux qui travaille le corps social, incontournable du fait d’être inscrit dans le règne du vivant mais qui, aussi, doit sans cesse essayer de corriger, réparer les traumatismes historiques, les souffrances, les injustices. Que la société continue à dispenser généreusement en rejetant les migrants vers la détresse absolue et la mort, en réaffirmant la légitimité d’un système économique qui engendre de nombreux exclus, en poursuivant sa logique coloniale des pays du Sud et d’épuisement des ressources naturelles de la planète.
texte et photos:
Pierre Hemptinne
Prix
Marcel Duchamp 2016
Hangar H18
18 Place du Châtelain
1050 Bruxelles (Ixelles)
Jusqu'au samedi 8 juillet 2017