Les Grands cerfs, une œuvre bleu mystère
Chez nous comme ailleurs, le monde de la forêt profonde - celui des « massifs » forestiers - est un univers particulier. On le croit volontiers paresseux et statique, n’évoluant qu’au rythme des saisons, des plantations et des exploitations. En réalité, le vivant y évolue sans cesse au rythme d’une course pour la survie, des mystères s’y produisent en permanence et des tensions voire des conflits s’y jouent dans une discrète dramaturgie. C’est dire s’il faut un talent multiple pour décrire cet univers campé à l’intersection de l’écologie et de l’économie, de la poésie et de la fantasmagorie.
Ce talent, Gaëtan Nocq en dispose à la puissance dix. Car il en faut, de l’audace, pour plonger le lecteur dans un récit forestier dessiné exclusivement en… bleu ! Pas une seule touche de vert ni de brun, en effet, au fil des 220 pages bien tassées, alors que tout y évoque les arbres et leur chlorophylle, les paysages montagnards et leur couleurs habituellement chatoyantes. Le choix du monochrome, seulement rompu ici et là par le rouge dans les moments plus dramatiques, pourrait décontenancer les lecteurs, mais il est vite gommé par la palette des bleus utilisés pour évoquer diverses ambiances : nuit, brouillard, silence, braconnage, sommeil villageois, bourdonnement d’une guêpe, etc. : une plongée envoûtante dans un panaché d’atmosphères jamais lassantes et parfaitement articulées. Cette guêpe, on l’entend quasiment voler !
Territoire partagé
L’histoire s’ouvre à la gare de l’Est, à Paris. Pamina fuit en TGV la cohue de la capitale française pour se réfugier dans une ancienne métairie des Vosges où l’attend son compagnon. Léo, un jeune photographe animalier qui connaît chaque broussaille du massif, leur apprend que leur maison est située sur le territoire d’un « clan ». Un clan de cerfs, s’entend... Petit à petit, le naturaliste initie Pamina à l’observation du grand mammifère. Un apprentissage peu aisé pour cette citadine un tantinet maladroite.
« Les grands cerfs » aurait pu n’être qu’une énième mise en valeur de la nature vosgienne et de l’un de ses occupants forestiers les plus emblématiques. Certes, avec Pamina, on y apprend bien des choses sur l’animal à cors (les « empaumures », les « andouillers », les « velours »…) mais, loin de tout abécédaire un brin ennuyant, l’auteur mène petit à petit son lecteur sur les traces d’un monde forestier bien plus complexe et ambigu qu’il n’y paraît. C’est que le monde calme et tranquille où Pamina croyait se protéger de l’agitation du monde s’avère, en réalité, un territoire de rivalités et de luttes permanentes entre naturalistes, chasseurs et forestiers. Où les uns et les autres nouent parfois d’étranges alliances sur fonds de quotas et de bracelets à gibier, au point qu’un sentiment de trahison vient briser « l’héroïne » dans son élan de découvertes et sa soif d’apprendre.
Compromis ou compromissions ?
Si Pamina parvient petit à petit, au fil de ses affûts, à « disparaître et guetter les apparitions », elle n’en tombe pas moins des nues lorsqu’elle parvient à comprendre en profondeur ce monde où les cerfs, dûment baptisés par ceux qui les suivent saison après saison (ils s’appellent Géronimo, Pâris, Arador, Wow, Appolon…), disparaissent sous les balles des hommes. Ces balles sont tirées au nom d’intérêts peu nobles, comme celui d’alimenter le portefeuille de quelques-uns (le chasseur adjudicataire, le boucher local et… l’État français) sous prétexte de « tirs sanitaires ». « Un chevreuil tué, c’est 1260 euros d’économie pour l’industrie forestière » lui assène platement un gradé de l’Office National des Forêts. Gaëtan Nocq est allé très loin dans sa démarche informative, abordant jusqu’aux relations ambigües des passionnés de photographie animalière avec le monde de la chasse et de l’industrie : « on ne mord pas la main qui vous nourrit », résume Léo, inconscient de ce qu’il brise en Pamina.
La puissance de ce long récit tient à l’audace des couleurs et à la démarche journalistique de l’auteur mais aussi à l’immense poésie qui se dégage des traits et des dialogues, aux rebondissements de la trame narrative et au caractère très contemporain de l’histoire. A force d’entêtement dans ses affûts, Pamina « se sent cerf », continuellement placée sous l’œil d’une buse. Qui observe qui dans la pénombre forestière ? Où est la frontière entre l’homme et l’animal ? En (très) discrets pointillés apparaissent adroitement des thématiques brûlantes d’actualité : l’arrivée du loup, le dérèglement climatique, le déclin affolant de la biodiversité, l’épandage de lisier jusque haut dans la montagne.
A la fin de cette histoire palpitante de bout en bout, Pamina n’a plus beaucoup d’illusions sur le terrain de chasse (naturelle et artificielle) qu’est la montagne vosgienne. Elle veut juste y marcher pour « user son chagrin » et, lorsqu’un grand cerf apparaît sur la ligne d’horizon, il ne lui reste plus qu’à lui hurler de fuir, vite et loin. Hors de la furie cupide des hommes.
Philippe Lamotte (octobre 2021)
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Les Grands Cerfs est une adaptation réussie haut la main du roman éponyme de Claudie Hunzinger, paru en 2019 aux Editions Grasset. Celle-ci et Gaétan Nocq se sont rencontrés après une émission radio consacrée à ce roman et, à travers leurs œuvres respectives, s’est dessiné un « lieu perdu, un interstice, un intervalle » : la forêt. Un lieu où les cerfs et certains hommes sont « un peu frères, partageant le même territoire », où les friches sont bienvenues et « où tout n’est pas cultivé, où il reste du sauvage ». Dans ce sens, ce roman graphique constitue un prolongement inattendu au travail réalisé en 2018 par Pointculture, intitulé « Le Cerf, une histoire de passions » où 14 « fanas » du cerf en Wallonie s’épanchent longuement sur leur animal fétiche et où sont présentés des dizaines de supports éducatifs audio-visuels. Cette brochure reste disponible en ligne et en format papier.
Les Grands Cerfs, Gaétan Nocq, 224 p. Editions Daniel Maghen, Paris, août 2021. www.danielmaghen.com
Le Cerf, une histoire de passions, 144 p. Editeur Pointculture, 2018. Version en ligne (au format flipbook + vidéo de présentation des 14 protagonistes)