Les métiers cachés de l’art du numérique : Pierre-Yves Houlmont, traducteur
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Thierry Moutoy (PointCulture) > Quelle est la différence entre traduction et localisation ?
Pierre-Yves Houlmont (traducteur) > La question est délicate, car la réponse peut être différente selon les personnes. Le terme « localisation » est utilisé principalement pour des procédés qui s’éloignent du concept « classique » de traduction. Généralement, selon l’usage de monsieur et madame tout-le-monde, la traduction se réfère à un transfert purement textuel d’une version source (originale) à une version cible (traduite). Selon cette conception, la différence entre traduction et localisation est à trouver dans le type de média localisé/traduit et dans ce qui est transféré par le professionnel. Le terme localisation sera classiquement utilisé pour l’audiovisuel, là où on parlera plus facilement de traduction pour les textes proprement dits.
Cependant, dans le milieu professionnel, il est notoire que le processus de traduction ne porte pas uniquement sur du texte, peu importe le type de média. Il ne s’agit pas de prendre un dictionnaire et de traduire mot à mot ; nombre de choses sont à prendre en compte, comme le contexte, les cultures sources et cibles, les illustrations (quand il y en a), etc.
Pour les professionnels, le concept même de traduction dépasse l’activité purement linguistique et textuelle. Au sein de l’industrie vidéoludique, le terme couramment employé reste « localisation », afin de marquer davantage le fait que l’activité recouvre de nombreuses réalités. Certains diront que les termes sont très différents, d’autres qu’ils pourraient être des synonymes, et tout le monde a raison selon leur perspective.
Le mot localisation, dans l’industrie du jeu vidéo, porte sur toutes les adaptations qui peuvent être faites au sein d’une œuvre vidéoludique dans le but de la commercialiser à l’étranger. Ainsi, les images, les sons ou même le gameplay peuvent-ils être modifiés au cours de ce processus.
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> Sur quels titres as-tu travaillé et quels étaient les défis ?
> Les défis et les enjeux peuvent varier fortement d’une œuvre à l’autre, car ils dépendent à la fois des conditions de travail, très inégales au sein de l’industrie, et de l’objet lui-même. J’ai eu la chance de travailler sur des jeux auxquels j’avais accès, ce qui facilite grandement la tâche. Trop souvent, les traducteurs ne disposent que d’un fichier texte décontextualisé. Ils n’ont pas accès aux documents de game design, ni au jeu. C’est un gros problème, étant donné que nos choix de traduction dépendent énormément du contexte immédiat du texte.
Pour ma part, j’ai travaillé sur des jeux déjà publiés. Celui qui me vient en tête directement, c’est Future Unfolding de Spaces of Play UG. Il s’agit d’un jeu indépendant avec pour ambition principale de laisser le joueur très libre, voire un peu perdu. On ne lui donne que très peu d’indications, et la plupart du temps, ces indications sont implicites.
Ainsi, certains segments de texte ne pouvaient être compris qu’au prisme du gameplay. L’exemple qui me vient en tête est le suivant : « Soak sheep in a creek to leap ». Si elle est prise telle quelle, sans contexte, cette phrase n’a l’air de rien. La seule chose qui frappe est le jeu sur les sons en fin de mots (sheep, creek et leap se prononcent tous avec le son « i »). Ainsi, on pourrait se dire qu’il suffit de garder le jeu euphonique, même s’il faut modifier certains mots pour le conserver. Cependant, si l’on a joué au jeu, on sait que, dans Future Unfolding, il y a des moutons, et que l’on peut les mener à des points d’eau pour que leur laine s’en gorge. Une fois le mouton trempé, le joueur peut sauter dessus et l’utiliser comme trampoline, ce qui lui permet d’atteindre des endroits auparavant inaccessibles. J’ai personnellement choisi de traduire la phrase par « mouton trempé, te permet de sauter », afin de conserver la référence aux règles et fonctionnements du jeu. Comme dit plus haut, c’est dans l’interaction entre la langue et les règles du jeu qu’il faut chercher le sens.
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Outre ce cas de figure assez spécifique à la traduction de jeux vidéo, Future Unfolding est bourré de références culturelles et intertextuelles. Ainsi, on pouvait trouver des références assez claires comme « Leave all hope, ye that enter », qui se réfère à l’inscription sur la porte des enfers dans la Divine Comédie : « Toi qui entres ici, abandonne toute espérance ». D’autres références étaient beaucoup plus subtiles, comme celle-ci : « There is no such thing as society » (la société n’existe pas). Cette référence culturelle est beaucoup plus fine, puisque qu’elle ne provient pas d’une œuvre culturelle et qu’elle est extrêmement spécifique à une culture donnée. Il s’agit d’une citation de Margaret Thatcher, première ministre britannique de 1979 à 1990. Celle-ci provient d’une interview dans Woman’s Own en 1987. Cette référence est lourde de sens politique, mais relativement opaque pour un public francophone. Plusieurs choix s’offrent alors : 1) conserver la référence telle quelle (c’est ce que j’ai fait) ou 2) adapter la référence en choisissant une citation équivalente en français. On aurait pu imaginer, pour rester dans un esprit politique vaguement similaire, citer Sarkozy lorsqu’il prononça ces mots à la télévision en 2005 : « Vous en avez assez de cette bande de racailles ? ». Nous aurions eu une sorte d’équivalence du point de vue d’une forme de violence étatique, mais les réalités me paraissaient bien trop différentes, puisque la Dame de fer niait l’existence de la société tout entière.
Bref, les défis sont nombreux, comme dans tout type de traduction. La différence fondamentale se situe dans la spécificité ludique du jeu, étant donné que, si le traducteur fait une erreur de traduction d’un segment de texte ayant trait à la dimension ludique, il est possible que le joueur ne comprenne pas ce qu’il doit faire et qu’il soit ainsi bloqué dans le jeu.
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> De quand datent les premières traductions en jeux vidéo ?
> Le domaine de la localisation de jeux vidéo est assez jeune. Dans les années 1980, on ne dispose pas de supports de stockage très grand. Les jeux sont relativement légers, et on ne peut mettre qu’une seule version linguistique sur un support donné. De ce fait, à cette époque, on ne traduit pas vraiment les jeux. On se concentre plutôt sur les manuels et les boites qui l’accompagnent.
On appelle ça l’ère de la « localisation Box N’Docs ». La limitation aux boites et aux manuels s’explique autant par les limitations techniques de l’époque que par l’aspect financier. Payer des traducteurs est assez cher, et rend parfois la commercialisation difficile. En effet, il arrive, encore aujourd’hui, que les textes soient « codés en dur », ce qui signifie que le traducteur doit trouver le texte écrit au milieu de milliers de lignes de code. Naturellement, lorsque le codage en dur était la règle, il arrivait fréquemment que les traducteurs changent une ligne de code sans le faire exprès, le jeu ne fonctionnait alors plus correctement.
Ensuite, dans les années 90, on a vu apparaitre la localisation partielle grâce à l’avènement du CD-ROM, dispositif de stockage permettant la coexistence de plusieurs versions linguistiques sur un même support. L’évolution des pratiques s’est poursuivie ensuite jusqu’à ce que l’on connait aujourd’hui : les localisations totales. La boite, les textes écrits in-game et les dialogues destinés aux comédiens de doublage sont traduits.
> Quels sont les plus mauvais exemples, les plus emblématiques ?
> Je dirais Final Fantasy VII, dont la traduction était catastrophique. Il restait des segments de texte en anglais, parfois, on se retrouvait avec du code dans les bulles de dialogues, et les traductions n’avaient pas toujours de sens. Du coup, Square, un peu honteux de cette aventure, a appris de ses erreurs et dispose dorénavant d’une belle équipe de localisation en interne.
> Certaines phrases sont devenues légendaires, comme "All your base are belong to us" du jeu Zero wing et "Go home and be a family man" de Street fighter II.
> En français, nous avons aussi le fameux « Tu veux qu’on s’tire l’oreille » de Metal Gear Solid. Les erreurs de traduction sont toujours plus visibles que les bonnes traductions. Cela donne lieu à des mèmes très drôles ! Mais il faut bien avouer qu’on se sent parfois un peu invisible en tant que traducteur.
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> De plus en plus de studios indé font appel à des fans pour traduire leur jeu. Est-ce une bonne pratique pour toi ?
> Je dois dire que je suis partagé. Le métier de traducteur n’est pas un métier protégé, donc le premier venu parlant vaguement la langue source peut œuvrer en tant que traducteur. On ne va pas se mentir, ça a des effets négatifs du point de vue des traducteurs professionnels. En tant que traducteur professionnel ayant suivi un cursus universitaire professionnalisant, je m’assure d’obtenir une juste rémunération.
Le gros souci vient du fait qu’il est difficile de valoriser la production textuelle ! Tout le monde a l’impression qu’il peut écrire un texte clair, lisible, etc. ou en traduire un de manière fidèle, mais sans en conscientiser tous les enjeux. Ainsi, on se retrouve avec des gens non formés qui font de la traduction et font fortement chuter les prix. On se trouve vraiment face un phénomène qui ressemble à du dumping — ne parlons pas alors de la main-d’œuvre gratuite—. Je me souviens d’une fois en particulier où l’on m’a proposé de traduire 100 000 mots pour 200€, alors que le tarif minimum correct avoisine plutôt les 8000€.
J’ai un vrai problème éthique avec les traductions faites par des fans lorsque c’est le studio qui fait appel à sa communauté pour bénéficier de travail gratuit, souvent au détriment de la qualité de la traduction. Dans ces cas-là, tout le monde est perdant.
En revanche, je salue les initiatives de fans qui bidouillent et retraduisent des jeux comme ils en ont envie. Les possibilités de traduction sont nombreuses, il est compréhensible que certains joueurs ou certaines joueuses n’y trouvent pas leur compte et souhaitent changer le texte. J’aime beaucoup, par exemple, le projet de Fan Trad de Mother 3, dans laquelle les fans ont voulu introduire une perspective ancrée dans la culture source. Le jeu n’était pas localisé dans nos contrées, et les fans ont fait un beau travail, à la fois intéressant du fait qu’ils ont rendu un jeu disponible pour les Occidentaux alors qu’il ne l’était pas, mais également du fait du processus de traduction, où la culture source transpire dans la version cible. J’aime beaucoup ce genre d’initiative.
Donc voilà, mon cœur de professionnel est tiraillé entre la beauté de certaines initiatives et les revers capitalistes de ce type de pratique.
Lien vers le blog Je suis un gameur