Les révoltes d’Alan Moore (1) : l’antihéros
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Born in the U.K.
Né en 1958 à Northampton au centre de l’Angleterre, Alan Moore montre très tôt de piètres dispositions à mener une existence tranquille et sans éclats. Éjecté de son école pour y avoir vendu du LSD, il accumule les petits boulots et se lance en autodidacte à la fois dans le dessin, l’écriture et l’autoédition (avec une revue du nom d’Embryo).
Ses premiers récits remarqués sont ceux publiés dans l’hebdomadaire britannique de bandes-dessinées « matures, mais trash » 2000 AD, un authentique vivier de talents à l’état brut (Dave Gibbons, Neil Gaiman, Warren Ellis, Grant Morrison, Mark Millar, etc.) qui quitteront à un moment ou l’autre leurs îles Britanniques natales pour écrire ou réaliser une bonne part des comic books américains les plus marquants de ces trente dernières années.
L’homme mettra fin à sa collaboration avec la maison anglaise pour des questions de royalties. Une sorte de constante « du conflit de droit d’auteur » qu’on retrouvera tout au long de son foisonnant parcours rédactionnel.
C’est que l’homme n’aime guère transiger. Ni sur sa fidélité à la classe ouvrière dont il se revendique, ni dans sa défiance constante vis-à-vis du système libéral (au point de vue économique) et conservateur (au point de vue sociétal) qui domine l’Angleterre depuis Margaret Thatcher – bien qu’il ait toujours refusé de s’établir ailleurs que dans la perfide Albion. — Yannick Hustache
Intransigeance aussi sur la façon dont il entend mener sans en référer à quiconque les intrigues complexes et à multiples niveaux et strates temporelles de ses histoires. Dont il entend aussi choisir les thèmes abordés et les réécritures qu’il opère dans les récits dits « originels », autrement dit, ceux qui sont communément admis comme à l’origine de personnages iconiques qu’il s’est vu confiés.
La loi de Moore
Mais la source de conflits entre Moore et ses employeurs concerne généralement les droits de propriété sur les personnages et histoires. Aux États-Unis, la règle qui prévaut est que l’éditeur demeure totalement souverain sur le choix de qui officie sur les productions de la maison… et sur qui n’y travaille plus (en cas de four éditorial). L’éditeur conserve aussi la propriété de tous les ajouts (personnages, lieux) que les créateurs du moment apporteraient à leurs séries ainsi que les éventuels droits d’exploitation potentiels qui en découleraient. D’autre part, au-delà de leur caractère de périodiques réguliers (mensuels la plupart du temps), les comic books sont, dès cette époque, de plus en plus envisagés comme des licences potentielles d’exploitation, déclinables en films, séries, jeux vidéo, animations et autres produits dérivés.
Quand, dans les années 1980, Alan Moore rejoint DC Comics, il le fait d’abord via Vertigo, la branche adulte de l’éditeur de Superman, Batman et Wonder Woman, en s’attaquant à une série périphérique peu lue : Swamp Thing (La Créature du marais en VF). Ce golem humanoïde végétal qui « abrite » la mémoire d’un humain, muet mais empathique, disparu dans un attentat, devient rapidement le dépositaire allégorique d’une Nature qui se défend des agressions répétées des hommes, surtout via les agissements de grandes entreprises peu scrupuleuses. Mais la créature, qui riposte coup sur coup, certes sans ménagement, ne se mue jamais non plus en instrument de pure vengeance. Et le lien ténu mais indéfectible entre l’humanité et la Nature prendra chez Moore la forme d’une union sexuelle et psychique entre le monstre végétal et sa fiancée Abby Arcane, consommée dans l’absorption d’une racine/gland aux effets psychotropes pour le moins surprenants.
Faut-il donc s’étonner de savoir ce grand amateur de drogues douces s’afficher aujourd’hui comme un soutien revendiqué des écologistes d’Extinction Rebellion ? — Yannick Hustache
Au passage, Moore crée dans ces mêmes pages le personnage de John Constantine (Hellblazer), une sorte d’enquêteur désabusé, fumeur invétéré, rompu aux affaires de possession et de sorcellerie, où l’enfer est régulièrement impliqué. Un personnage qui a également eu droit à un film (Constantine en 2004) et à sa propre série (en 2014).
No More Heroes
Toujours pour DC Comics au milieu des années 1980, il se fait attribuer l’écriture de personnages inutilisés issus d’un petit éditeur (Charlton Comics) qui venait d’être racheté par le géant éditorial (alors) new-yorkais.
Sans avoir à se soucier des contraintes d’univers partagés et de continuité, Moore va écrire ce qui reste comme le comic book référentiel absolu à ce jour : The Watchmen. — Yannick Hustache
Dessiné par son compatriote Dave Gibbons, ce récit fleuve et labyrinthique en douze parties, étalé sur quarante ans, qui imbrique à l’envi les niveaux de lecture et circule d’un narrateur à l’autre selon les chapitres, annonce et porte à un point d’incandescence l’ère de la déconstruction du mythe super-héroïque qui inspirera (entre autres) le Dark Knight de Franck Miller ou The Boys de Garth Ennis (Britannique lui aussi). Une uchronie située dans un contexte de guerre froide où l’intervention au Vietnam s’est terminée par une victoire américaine, sous la présidence rallongée de Richard Nixon. Le meurtre de l’un des ex Gardiens révèle la nature véritable d’une équipe retraitée de héros (The Watchmen) autrefois aux ordres du gouvernement américain. On nous les présente tour à tour comme violents, sociopathes, névrosés, mégalomanes, obsédés sexuels… mais jamais caricaturaux ni complètement détachés de leur condition humaine, et toujours prêts à lutter contre l’injustice. Dans ce monde-là, les supers ont fini par être interdits par une société qui se méfie de leur toute-puissance potentielle, en particulier de celle du Dr Manhattan, un enfant de l’atome que ses pouvoirs élèvent au niveau d’un dieu vivant. Une hantise qui suffit à elle seule à relancer les tensions internationales pendant que le reste de l’équipe se déchire dans un règlement de comptes sanglant.
Dans ce récit, les Gardiens ne sont au final plus que l’instrument et l’alibi à la mise en place d’une dictature capitaliste de type fascisante. Des demi-dieux sauveurs dont la force présumée sert de légitimité à toutes les dérives d’une société obsédée par sa sécurité : surveillance, flicage, manipulation, enfermement, exécution sommaire… et se retrouvent condamnés à perpétuer et légitimer une violence sociétale à laquelle ils sont censés s’opposer. — Yannick Hustache
À son âme défendante, Alan Moore devient la star d’un milieu du comic book dont il réprouve intrinsèquement les règles. La suite de l’histoire ne fera que vérifier ce constat.
à suivre !
Yannick Hustache
Cet article fait partie du dossier Saison 2020-2021.
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