Les utopies de Sébastien Lacomblez, "opportuniste positif"
Sa démarche est basée sur le postulat philosophique que l’homme est un animal conditionné par la culture, qui continue à essayer de surmonter sa condition par la domination de la nature. Son travail brouille les frontières entre naturel et artificiel afin de souligner le caractère arbitraire de notre jugement et de nos perceptions — Septembre Tiberghien
Sébastien Biset / PointCulture :
Ton parcours m’apparaît « transmédial » : tu navigues d’un champ
à un autre, d’un média à un autre ; arts plastiques, bio-art, arts
graphiques, art sonore, art numérique, design textile et joaillerie, en plus de
ton travail au sein du bureau du Bouwmeester de la ville de Charleroi... S’il
fallait te situer, comment te positionnerais-tu, aujourd’hui ?
Sébastien Lacomblez : En fait, je suis une sorte d’« opportuniste positif », une rencontre peut souvent réorganiser mon orientation principale du moment. Certains décident de s’attaquer à un champ, de se spécialiser dans un domaine précis, je n’ai pas fait ce choix, même si j’ai tendance peu à peu à diminuer les casquettes par manque de temps. Je reste néanmoins convaincu qu’éviter l’hyperspécialisation est un moyen efficace de s’adapter en milieu « changeant et difficile », or il semblerait quand même que l’on vive une époque de forte instabilité. Mais, au-delà de ces aspects primaires de survie, l’un des principaux bénéfices de cette approche ouverte est la capacité à faire migrer des savoirs au sein de champs différents.
PointCulture : … d’où, par exemple, ton travail au
sein du projet Espèces ?
Sébastien Lacomblez : Oui, Espèces est une marque d’accessoires, fruits de la collaboration entre la bijoutière Marie Artamonoff, ma compagne, et moi-même. Notre production s’inspire des sciences du vivant, voire de l’esthétique du cabinet de curiosités ; je suis en effet passionné de zoologie et possède en outre un master en art numérique. Récemment, ce double état de fait nous a amenés à développer ensemble une gamme de bijoux et de tissus réalisés à partir de process informatiques mais inspirés par les motifs de certains coquillages (appartenant au genre Conus), motifs qui s’apparentent visiblement eux-mêmes à de l’art génératif ; c’est-à-dire l’art au sein duquel la création — généralement numérique — est basée sur des algorithmes permettant la conception d’œuvres se générant elles-mêmes ou qui ne sont en tous les cas pas déterminées à l’avance.
PointCulture : En termes de transmédialité, ton projet OPTIMUM PARK™ est un autre exemple significatif…
Sébastien Lacomblez : OPTIMUM PARK™ est une œuvre entièrement portée par l’approche systémique. Il s’agit d’un projet esthétique total, « englobant » et qui est in fine plus proche d’une architecture ou d’un environnement interactif que des formes esthétiques qui le constituent (graphisme, sculpture, texte, musique, danse, etc.). Il faut le voir comme un « parc », où on incite l’individu, seul ou en groupe, à exécuter des actions, relever des défis. Les résultats sont soumis à des évaluations… parfois déconcertantes. Au final c’est une sorte de jeu, de fiction, qui stimule, déplace les lignes. La prochaine actualisation de ce projet se fera à Charleroi Danse, les 6, 7 et 8 octobre 2016.
PointCulture : Si le registre artistique peut parfois sembler « déconnecté » d’une certaine réalité, tu sembles vouloir refuser cette forme d’autonomie, ce champ de « l’art pour l’art ». Est-ce ce qui t’a amené à travailler pour le bureau du Bouwmeester de Charleroi ?
Sébastien Lacomblez : Cette mission au sein du bureau du Bouwmeester de Charleroi est pour moi la plus importante, la plus « puissante » (car de plus grande échelle) dans le sens où nos actions touchent directement l’existence des populations locales. Ce bureau est un moteur d’exploration, d’impulsion, de collaboration, d’accompagnement, de communication et surtout de concrétisation de projets structurants pour la ville de Charleroi (urbanisme, architecture, graphisme, événements, etc.). La relation à l’environnement est la plus forte, la plus directe. Nous agissons directement sur le réel.
PointCulture : Quelles distinctions fais-tu entre l’art et les autres activités humaines (ordinaires, scientifiques), en ce début de XXIe siècle ?
Sébastien Lacomblez : Parler d’art comme champ clairement défini n’a pas beaucoup de sens dans la mesure où ce terme nébuleux englobe de nombreuses activités hétérogènes tant au niveau de la forme que de la production ou de la distribution. J’aurais par ailleurs tendance à penser qu’il faut reconnecter cette chose vague, que l’on qualifie d’« art », aux autres domaines de la vie. Faire un bon pain, une belle tapisserie, un beau potager, une juste typographie, une bonne bière, une bonne gestion, etc. Tout ça participe d’une même dynamique d’amélioration de l’écoumène, de l’environnement que nous nous sculptons.
Ça m’évoque d’ailleurs une discussion récente avec Patrick Everaert, un ami amateur de design, jardinier et excellent artiste. Patrick m’a cité cet extrait de Contre les poètes de Witold Gombrowicz : « comme un curé qui infligerait un sermon à un autre curé ». Ça m’a directement parlé dans la mesure où je pense profondément que les manifestations d’art « politique » (un art institué, qui prétend avoir un effet sur le monde) ne servent qu’à prêcher des convertis. Bref, le sentiment d’une certaine inutilité de l’art, quand il reste « de l’art ».
Gombrowicz dépeint très bien cet aspect, qu’il
pense être le propre des poètes. Attends, je vais essayer de retrouver ce
passage… (il se munit du livre, l’ouvre, et cherche) voilà :
Le poète ne sait pas se défendre de ses ennemis… Le style n’est autre qu’une attitude spirituelle devant le monde, mais il y a plusieurs mondes et celui d’un cordonnier ou d’un militaire a bien peu de points communs avec celui d’un poète. Comme les poètes vivent entre eux et qu’entre eux ils façonnent leur style, évitant tout contact avec des milieux différents, ils sont douloureusement sans défense face à ceux qui ne partagent pas leurs credo. Quand ils se sentent attaqués, la seule chose qu’ils savent faire c’est affirmer que la poésie est un don de Dieu, s’indigner contre le profane ou se lamenter devant la barbarie de notre temps, ce qui, il est vrai, est assez gratuit. Le poète ne s’adresse qu’à celui qui est pénétré de poésie, c’est-à-dire qu’il ne s’adresse qu’au poète, comme un curé qui infligerait un sermon à un autre curé. Et pourtant, pour notre formation, l’ennemi est bien plus important que l’ami. Ce n’est que face à l’ennemi et lui seul que nous pouvons vérifier pleinement notre raison d’être et il n’est que lui pour nous montrer nos points faibles et nous marquer du sceau de l’universalité. Pourquoi alors les poètes fuient-ils le choc libérateur ? Parce qu’ils n’ont ni les moyens, ni l’attitude, ni le style pour le défier. Et pourquoi n’en ont-ils pas les moyens ? Parce qu’ils se dérobent — Witold Gombrowicz - 'Contre les poètes'
PointCulture : Le mot « utopie » est aujourd’hui vieux de 500 ans. Son idée, en germe depuis la République de Platon au moins, s’ancre dans l’imaginaire des hommes soucieux des questions politiques (la politique comme mode d’organisation de la vie en commun). Si le mot semble aujourd’hui galvaudé, quel sens lui accordes-tu ? Te semble-t-il périmé, ou porteur de projets, de perspectives nouvelles ?
Sébastien Lacomblez : Ces perspectives ne sont pas périmées, mais ont largement montré leur incapacité à se développer pleinement dans le réel. Comme si elles ne parvenaient pas à prendre racine. Cependant on peut toujours les voir comme des outils permettant d’imaginer des solutions de « design politique » (des visions ou conceptions d’organisation du monde).
PointCulture :
La conciliation ou le rapprochement de différents champs de la connaissance
(biologie, génétique, sociologie, architecture, arts plastiques...), que tu
affectionnes et mets en œuvre dans ta pratique, te semble-t-il porteur d’une
forme d’utopie ? Peut-on aujourd’hui encore rêver à une sorte
d’organisation unitaire (systémique) du savoir et des connaissances ?
Sébastien Lacomblez : Comme je l’évoquais plus tôt, l’utopie doit être vue comme un outil qui sert à penser et non comme une fin en soi. Les intérêts en jeu dans le monde sont trop divers pour permettre de créer une vision unifiée à grande échelle. Par ailleurs, l’art comme on l’entend ici est probablement un des moyens les moins efficaces pour y arriver. C’est la raison pour laquelle je ne « produis » plus dans les termes artistiques traditionnels. Créer des œuvres à exposer me semble trop souvent sans effet. Je dois avouer que j’ai été assez naïf pour y croire avec acharnement au début. Maintenant j’assume le seul plaisir de faire, même de la microaction, au quotidien. C’est plus un comportement, un ensemble de gestes.
Mais attention, cela ne m’empêche pas de créer, de produire. Je prends plaisir à travailler la forme, à faire de « beaux » objets qui sont, au final, destinés aux salons des collectionneurs, donc, d’une certaine façon, à la décoration, voire aux espaces museaux, c’est-à-dire au secteur du divertissement culturel. En ce moment je produis une série de tapisseries, des pièces uniques créées à partir d’un générateur d’automate cellulaire. Elles seront présentées pour la première fois aux Ateliers Coppens, pendant Art Brussels et à la BIAN de Montréal en juin. Au-delà du plaisir personnel que je peux éprouver à créer ces tapisseries et de celui de mes clients à les admirer, le fait est que le secteur du luxe est l’un des rares qui permettent encore de faire fonctionner l’artisanat dans nos régions. Or je suis convaincu qu’il ne faut pas laisser s’éroder les savoir-faire. Finalement, je ne pense pas que « l’art pour l’art » soit toujours fondamentalement inutile ou superficiel. Certains arrivent à produire des œuvres qui éduquent à une certaine sensibilité. J’ai d’ailleurs beaucoup de respect pour des artistes comme Ann Veronica Janssens et Olafur Eliasson, entre autres.
PointCulture : Tu parles de plaisir de faire, même à petite échelle. C’est d’ailleurs le sens premier du mot « art » et on l’oublie trop souvent. Étymologiquement, « ars » désigne un « art de faire ». Une manière (ou un moyen) plutôt qu’une fin. Crois-tu davantage à l’art comme « forme de vie » ? Ne serait-ce pas là l’une des incarnations possibles des aspirations à l’utopie : créer, renouveler, inventer des économies d’existence, une praxis de la vie ordinaire (une manière de vivre, de se comporter, de produire, de consommer) ?
Sébastien Lacomblez : Je le pense en effet et c’est pourquoi j’affectionne autant l’urbanisme, l’architecture, le design, le jardinage, l’élevage, la cuisine, etc. Ce n’est qu’en promouvant ces disciplines et en les appliquant avec passion et sensibilité, que l’on peut tendre à atteindre le « tout unifié » dont tu parlais précédemment. J’ai l’impression que les Japonais étaient très forts en la matière avant l’invasion états-unienne qui leur a apporté le « confort moderne ». La maison traditionnelle japonaise, ses objets, son éclairage étaient conçus comme un tout où chaque chose était désignée en relation à l’unité habitat. L’Éloge de l’ombre, un ouvrage de Tanizaki, traite de cette approche et plus particulièrement de la relation entre l’objet et le fait de l’éclairer à la bougie…
PointCulture :
Nombreux sont ceux qui voient dans l’ère numérique la source des utopies de
demain. Qu’ont à promettre, à tes yeux, ces « humanités
numériques » ?
Sébastien Lacomblez : Pour moi il s’agira d’un simple changement de paradigme environnemental, qui, comme tout changement, entraîne bien sûr des mouvements, des déstabilisations, qui sont avantageux pour certains et moins pour d’autres. C’est la même histoire depuis très longtemps sur cette planète. Par ailleurs, je suis complètement hermétique à la notion de progrès comme fin en soi ; cette façon de voir n’est que la transposition techniciste/moderne de l’idée de paradis dans les religions. Les avancées numériques sont techniques : elles facilitent certains types de communication. Ces transformations influent sur nos relations au monde, mais elles ne permettront jamais, à mon avis, de résoudre le besoin d’absolu, intrinsèque au mirage du progrès.
PointCulture :
Tu parles d’un nouveau paradigme environnemental qui semble devenir une
évidence, à l’heure du tout-réseau, de la crise écologique et à l’aube d’une
« troisième révolution industrielle ». Quelle vision nous
donnerais-tu du dualisme nature/culture, qui revient de plus en plus au centre
des débats ? Un changement radical devrait-il s’opérer pour mettre à jour
notre relation à un environnement de plus en plus complexe ?
Sébastien Lacomblez : Je ne pense pas qu’un bon projet soit radical, un projet radical a peu de chance d’aboutir. Il s’agit par contre de mettre en place un renouvellement de pensée vis-à-vis de l’environnement, car c’est d’abord la pensée qu’il faut transformer. Nous concevons toujours trop souvent la nature comme une entité étrangère à nos activités. Nous baignons dans des illusions toxiques. Des concepts religieux imprègnent la science moderne et influencent négativement notre compréhension de l’environnement. Les politiques de sauvegarde de la biodiversité tirent leur essence du mythe de l’arche de Noé. On veut sauver des espèces vouées à la disparition (lignées en bout de course, populations numériquement trop faibles pour fonctionner à terme) au lieu de s’intéresser à ce qui est viable (commun, nombreux, souvent moins exotique, moins sympathique, moins esthétique) et qui représente un vrai potentiel de survie de la vie dans le cadre des changements amorcés. Il ne s’agit pas de continuer à gaspiller, à consommer sans vergogne. Mais la question n’est pas non plus de conserver tout intact. La biosphère est quelque chose de dynamique (sans même que nous n’intervenions dans ce processus) et c’est ce dynamisme qu’il faut préserver. Or ce qui est dit entre les lignes du discours dominant – parfois prêché par des athées convaincus – c’est qu’il ne faut pas toucher à la formidable création de Dieu. Nous n’aurions pas à agir, à influencer. La Nature devrait rester pure, inviolée (ces termes sont d’ailleurs révélateurs d’une « certaine » pensée). Mais pendant qu’on se berce de ces illusions, on laisse s’éroder ce formidable capital biologique, cette biodiversité que notre espèce a connue et développée en quelque 100.000 ans. Bref, on parle trop de préserver la nature au lieu de rappeler à l’humanité qu’il faut continuer à créer, à jouir, à jardiner, à élever avec passion et amour. Amen.
Note de l’interviewé : Cette pensée fut récemment influencée par les travaux de Pierre-Henri Gouyon (chercheur sur la théorie de l’évolution), Philippe Lherminier (qui a travaillé sur les notions de génétique et d’espèce), Jacques Tassin (chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement – Cirad), David Raup (paléontologue-statisticien), Otl Eischer (designer graphique), Roland Feuillas (boulanger, initiateur de la filière « Pain Nature »), entre autres.
Entretien et retranscription : Sébastien Biset
article écrit pour le Détours "Utopies - Lieux et projets des humanités numériques"
(avril, mais, juin 2016)
Sébastien Lacomblez expose actuellement à Mons au sein de l'expo collective
Nouveaux westerns
Six artistes sortis de l’école supérieure des Arts de Mons - ARTS²
Du 13 mai au 27 août 2017
8 Rue Neuve
7000 Mons