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Les web-séries au féminin

La Théorie du Y
Que racontent les séries diffusées sur Internet ? De quelles façons parviennent-elles à s’affranchir des codes en vigueur ? Proches de leur public, parfois interactives, sont-elles pour autant un reflet plus exact de la société et du monde contemporain ?

Sommaire

La confusion des genres entre mode et culture, information et publicité est d’autant plus digne d’attention qu’elle se double d’une offensive idéologique majeure. Déguisant l’agressivité commerciale en philanthropie, ou plus exactement en philogynie, elle véhicule le présupposé selon lequel les femmes occidentales, aujourd’hui, ont tout gagné : elles ont obtenu l’égalité, vaincu le machisme, tout va bien dans le meilleur des mondes, et, pour fêter ce remarquable succès, elles ont bien mérité une nouvelle paire d’escarpins. Une sorte de « fin de l’Histoire » au féminin, en somme. — Mona Chollet, Beauté volée

Formes nouvelles

Are you series, festival bruxellois dédié à l’étude et à la découverte des fictions télévisées inaugurait dans son édition du mois de décembre 2017 un chapitre consacré aux créations diffusées sur Internet. Trente ans après le lancement des premières web-séries, leur succès auprès des plus jeunes ne dément pas l’hypothèse selon laquelle l’avenir de la télévision se jouerait essentiellement sur le net. Aussi, toute forme nouvelle vient avec son lot de promesses. Que racontent-elles ? De quelles façons parviennent-elles à s’affranchir des codes en vigueur à la télévision et au cinéma ? Proches de leur public, parfois interactives, sont-elles pour autant un reflet plus exact de la société et du monde contemporain ? Pour en discuter sous l’angle du genre et de la représentation des minorités à l’écran, Bozar avait invité Alice Vial, Sophie Sallin, Caroline Taillet et Sophie Berque, productrices, réalisatrices et auteures de web-séries, une conversation animée par l’enseignante spécialiste du cinéma de genre Iris Brey, auteure en 2016 de Sex and the series, un essai et maintenant un documentaire en cinq épisodes.

Bozar Digital series by womenLeurs échanges nous ont permis de faire le point sur les attentes et les limites d’un format qui se distingue d’abord par la modicité de ses propositions. Des épisodes courts, un côté amateur, les web-séries sont à l’origine le fait de passionnés adeptes du DIY prompts à tirer parti de l’hospitalité et du modèle économique des plateformes d’hébergement comme YouTube ou Viméo. La diversité de l’offre, qui balaie tous les genres de la fiction au documentaire en passant par l’animation, reflète l’ampleur d’un phénomène que la reprise nerveuse par les plus grands opérateurs, sur le modèle gagnant de Netflix ou Amazon, ne semble pas encore avoir totalement vidé du sentiment de liberté qui signe les aventures du Web à leurs débuts. En Belgique, la RTBF n’a pas tardé à suivre la tendance. Le Centre, première fiction pour le web, paraît en 2010. Quatre ans plus tard la chaîne met sur pied une cellule spéciale dédiée à la production de web-séries, web-documentaires et projets transmédia. Une dynamique fondée sur des appels à projets dont Euh ou Burkland ont été les premiers bénéficiaires. Car si l’impulsion initiale était bien celle d’un artisanat, moyennant d’avoir sous la main quelques copains acteurs et les compétences minimales requises en matière de maniement de caméra, écriture, mise en scène et montage, l’autoproduction tend aujourd’hui à ne plus être considérée que comme un tremplin vers la professionnalisation. À côté des campagnes de crowdfunding, le soutien escompté provient tantôt des nouveaux tantôt des plus anciens canaux de distribution, sommés pour survivre de se réformer, tantôt encore des agences de publicité soucieuses d’assurer aux marques qu’elles représentent des outils de communication de pointe.


Pas d'icônes, pas de modèles

Dans un contexte d’ultra-compétitivité, il y a bien entendu des parcours qui motivent. Tel celui d’Issa Rae, jeune femme afro-américaine aux manettes de la web-série Awkward Black Girl, qu’on pourrait traduire par Les Embarras d’une Jeune Fille Noire. Après deux saisons (2011-2012), Issa Rae se voit proposer de reprendre le projet pour HBO. Ultime consécration pour celle qui est tout à la fois scénariste, réalisatrice, monteuse, productrice et actrice de son show, Insecure, seconde mouture d’Awkward Black Girl, compte parmi les séries nominées aux Golden Globes 2017. Cependant, Issa Rae insiste sur l’avantage que représente Internet en termes d’autonomie créatrice et de liberté d’expression. Il n’y a pas de doute à avoir : c’est le lieu où les personnes invisibilisées ont enfin la chance de se faire entendre et de se faire voir. Son personnage de jeune femme noire intello (black female nerd character), fait effectivement défaut dans le paysage audiovisuel occidental hétéro- et phallocentré. Pour une Issa Rae, combien de Jack Bauer ?

Awkward Black Girl

«  Pour une fois, rien ne vient rattraper le côté définitivement ingrat du personnage, ni son intelligence ni sa culture pourtant phénoménale ni la maladresse de ses prises de position. — »

De là à dire que la web-série se positionnerait à l’avant-garde de la représentation des femmes et des minorités, ce serait aller un peu vite. Et surtout, méconnaître le fait que sur Internet les hommes constituent encore et toujours l’écrasante majorité des producteurs de contenus, vecteurs privilégiés de leur imaginaire et de leurs intérêts. Toutefois, il est juste de pointer que le caractère a priori fauché d’un format qui se décline en capsules de quelques minutes à peine, conjugué à l’esprit de licence qui règne sur la toile (où la censure s’exerce à certains endroits plutôt qu’à d’autres) en font une sorte de laboratoire de la diffusion des idées progressistes. À cet égard, le succès critique et populaire de la série Transparent, certes produite par Amazon avec un statut intermédiaire entre la web-série et la série TV, montre bien que le public ne peut être rendu coupable de négligence vis-à-vis de sujets, ici en l’occurrence, le changement de sexe et l’impact de cette décision sur le milieu familial, thème encore jugé trop audacieux par de nombreuses chaînes. Jill Solloway, productrice et show-runneuse de la série, n’est pas de celles qui, du fait de leur propre réussite dans un contexte masculin, rechigne à se prononcer en faveur des luttes féministes. I Love Dick, projet sur lequel elle travaille actuellement, est une adaptation d’un livre plutôt atypique, une sorte d’autofiction épistolaire publiée par Chris Kraus en 1997. Dans ces pages qui mettent en scène son amour unilatéral - osons le mot : harcelant -, pour un confrère de son mari, lequel deviendra le complice et le confident de toutes ses audaces, Chris ne cherche pas à se donner le beau rôle ou à se présenter, façon Adèle Hugo, sous un jour romantique et éthéré. Plutôt, elle se dépeint comme une intellectuelle revêche, une anorexique atteinte de la maladie de Crohn. Pour une fois, rien ne vient rattraper le côté définitivement ingrat du personnage, ni son intelligence ni sa culture pourtant phénoménale ni la maladresse de ses prises de position.

Ici, pas de super-héroïnes moulées dans leurs tenues de combat, pas de femmes « viriles ». En cherchant un point commun aux projets d’Issa Rae et de Jill Solloway, on ne peut que se réjouir du fait qu’elles puissent fédérer le public autour d’un personnage pas franchement sympathique, d’un abord plutôt rugueux. On leur doit d’avoir compris cette chose essentielle à la déconstruction des stéréotypes. La reconnaissance d’une minorité (ou d’un groupe sous-représenté ou mal représenté) ne commande aucunement la mise en avant de modèles avantageux. Pas d’icônes féministes au premier degré, mais des incarnations du réel dans sa palpitante diversité.

GirlsPour autant, ces représentations sont-elles spécifiques à Internet ? Rien n’est moins sûr. Il suffit de considérer l’immense complexité de la galerie de personnages venus à l’écran depuis plus de vingt ans grâce aux productions des chaînes indépendantes américaines, HBO en tête, pour comprendre que le lieu où la fiction est amenée à se laisser affecter par la société telle qu’elle est et non telle que certains voudraient qu’elle soit ne se trouve pas forcément sur Internet. Incarnés avec justesse et profondeur, loin des clichés et des jugements que leur conduite imprévisible met en déroute, ces personnages portent au masculin les noms de Stringer Bell, Tony Soprano, Don Draper,… et au féminin ceux de Laura Palmer, Brenda Chenowith, Kima, Peggy Olson, Arya Stark, Nora Durst, Maeve, Hannah Horvath, Claire Underwood, etc., etc. Impossible de les citer tous et toutes. Qu’est-ce qui les distingue ? Leur capacité à transcender la soi-disant norme féminine, l’opacité de leurs intérêts, leur détermination.


Des représentations honnêtes, sensibles

Mais une chose est la télévision privée américaine, une autre la télévision publique européenne. Les codes ne sont les mêmes, les règles non plus. Sophie Sallin, productrice de Teen Spirit, une web-série documentaire qui parle de sexe aux adolescents, se heurte régulièrement au mécontentement des organismes de contrôle de son pays, la Suisse. En Belgique, Sophie Berque, directrice du département des Nouveaux Médias de la RTBF, parle de la grande liberté dont elle bénéficie eu égard aux nombreuses limites que rencontrent ses confrères travaillant pour la télévision. Pour preuve, La Théorie du Y qu’elle produit, série écrite par Caroline Taillet, a remporté la mise lors d’un appel à projets. Son sujet, la bisexualité, a sans nul doute joué en faveur d’un traitement Web. Toutefois aucune des créatrices présentes ce jour-là à Bozar ne fait de son engagement militant ou féministe, si tant est qu’il soit même revendiqué, une priorité dans la production de contenus. La préoccupation majeure – et c’est heureux – demeure avant tout d’ordre esthétique, à l’exception de Sophie Sallin dont le programme poursuit une visée pédagogique. Mais là aussi, l’engagement se fond dans cette désinvolture qui, en y réfléchissant, est une véritable délicatesse. Elle tient à très peu de choses, cette idée du divorce entre la société et ses représentations. Aussi suffit-il parfois d’en faire le moins possible pour atteindre une certaine vérité dans la création de personnages ou de situations. Ce qui, dans l’ordre des représentations, passe pour être encore une anomalie, peut alors accéder au statut de fait banal, ordinaire. Maternité, homosexualité, pornographie, harcèlement de rue, sextos : si le menu de ces « web-séries au féminin est chargé, le ton lui ne l’est pas. En cinq minutes, on n’a pas de temps à perdre. Les portes sont ouvertes, au spectateur d’entrer au seul risque d’y trouver un nouvel objet d’addiction.

Teen SpiritLe focus de la rencontre étant placé sur le féminin, on ne peut s’empêcher d'éprouver une pointe de regret face au choix des sujets. La sexualité a beau être un thème de recherche inépuisable, on aimerait entendre parler les femmes d’autre chose que de leurs amours et de leurs désirs. Avec Borgen, la télévision danoise a réussi à imposer un personnage de femme premier ministre des plus convaincants. Avant la non-victoire d'Hillary Clinton, les Américains ne se sont pas fait faute d'imaginer une femme vice-présidente (Veep) et pour finir présidente : Commander in Chief. Ne parlons même pas de Claire Underwood, dernier avatar d’une longue liste de Lady Macbeth. Et donc sans aller jusqu’à ces extrêmes, il serait ô combien rafraîchissant que les problématiques abordées dans les séries pilotées par des femmes puissent englober des sujets multiples et variés sans rapport direct avec la condition féminine. Pour l’heure, la web-série continue à se présenter comme une forme propice aux tâtonnements, accueillante pour les hésitations, les flottements des personnages qui les traversent. C’est un lieu privilégié pour les individus qui se cherchent à travers et par rapport à la communauté.


Catherine De Poortere