L’insécurité, cercle vicieux postcolonial
- Didier Fassin: Punir, une passion contemporaine
Depuis quelques décennies, les questions d’insécurité sont largement instrumentalisées par le politique et constituent un levier électoral déterminant. À droite comme à gauche. Tout cela étant soi-disant conforté par les sondages censés restituer ce que pense et veut l’opinion publique. Mais quelle connaissance l’opinion publique a-t-elle de ce que signifie réellement, concrètement, telle ou telle politique pénale ? Qui informe sur les prérequis et les retombées du populisme pénal ? Depuis plusieurs années, Didier Fassin étudie ça de près, sur le terrain, de l’intérieur d’un commissariat de police (Les Forces de l’ordre) ou au cœur même du dispositif carcéral (L’Ombre du monde). Une vraie plongée ethnographique qui se garde de juger les acteurs immédiats (policiers, juges, gardiens) mais, au contraire, les replace dans des logiques qui les dépassent et orientent de manière systémique les inégalités devant la justice. La ligne générale de son travail s’appuie sur une valorisation de ce que peuvent les sciences sociales, à l’encontre d’une sorte de consensus sournois qui s’installe et qui stigmatise le fait que chercher à comprendre signifierait excuser, consensus qui conforte l’idéologie du libéralisme qui veut faire croire que l’individu est seul responsable de ses actes. « En mettant ainsi l’individu seul à son acte, la société s’exonère elle-même de sa responsabilité dans la production et la construction sociales des illégalismes, si l’on entend par production la façon dont les contextes et les situations les favorisent et par construction la manière de les distinguer et de les réprimer. » (p.145) Après ses ouvrages où il rend compte des dégâts humains, massifs, sources intarissables de ressentiments, causés par des politiques pensées pour rassurer les citoyens quant à la « montée de l’insécurité », Didier Fassin publie donc un ouvrage simple et clair pour éclairer les questions de fond et ouvrir des « brèches dans la somme des fausses évidences ».
En repartant des définitions classiques de ce que signifie « crime et châtiment » dans une société, et des différentes manières dont la philosophie a essayé d’encadrer les modalités selon lesquelles une société « corrige » les fauteurs de troubles, il construit son questionnement autour de « Qu’est-ce que punir ? », « Pourquoi punit-on ? » et « Qui punit-on ? ». Le fil rouge est bien explicite et vient combler un manque. Il s’agit de ne pas se satisfaire d’une « situation dans laquelle les formes idéales de la peine ne seraient jamais confrontées aux expressions concrètes du châtiment et même contribueraient à les rendre invisibles ou impensables. » (p.157) A partir du principe que toute application d’un châtiment implique une jouissance à faire souffrir, la souffrance appliquée étant perçue comme l’essence de la punition, et en rappelant que les lois et la définition des infractions ainsi que des peines qui leur sont assorties, sont construites par certaines personnes qui pensent comment punir d’autres, l’image d’une machine pénale « impartiale et juste » est déconstruite sans manichéisme. Bien loin de la neutralité présumée au départ, le populisme pénal qui s’implante au niveau mondial choisit ce qu’il punit et qui il punit et que c’est la base croissante d’inégalités que nos sociétés démocratiques refusent de voir.
Ce qui se passe à propos de lutte contre la drogue révèle bien comment les mécanismes choisis produisent l’injustice, reproduisent les inégalités sociales. « Ce que révèle donc l’histoire de la lutte contre la drogue, c’est que l’extension de la définition des illégalismes qu’on entend réprimer permet de mieux orienter cette répression : en passant du trafic d’héroïne à l’usage du cannabis, on s’autorise à circonscrire la population que l’on veut sanctionner, c’est-à-dire à punir essentiellement ceux qu’on a définis a priori comme punissables. C’est par ce mécanisme que plus de sévérité induit plus d’inégalité. » (p.133) À mettre bien entendu en résonance avec les appels politiques de plus en plus récurrent « à plus d’autorité », et « plus de sévérité ». En passant de l’héroïne au cannabis, ce qui est privilégié est un changement de public cible, « les jeunes de milieu populaire et d’origine immigrée venant progressivement prendre la place des jeunes souvent blancs et de classe moyenne. » (p.132) Évidemment, ces choix ont des répercussions sur la manière dont ces publics cibles vont être « traités » et harcelés, souvent poussés à la faute (exemples concrets relatés dans le livre et dans les autres ouvrages de D. Fassin).
Il faut se confronter à ces analyses pour aborder autrement ce qui se cristallise dans notre société autour du terme « radicalisation ». On ne peut « déradicaliser » sans modification radicale ( !) du populisme pénal, afin d’améliorer les relations entre communauté, et mieux lutter contre les résurgences du racisme et autres formes d’intolérance. Si l’on est d’accord de dire que plus de justice instaure plus de paix. « L’illusion punitive contemporaine » masque le fait que les choix qui sont faits en terme de justice sont en outre liés à des histoires plus profondes, et que ces choix influent sur nos relations avec d’autres peuples, d’autres cultures, d’autres régions du monde. « La distribution des châtiments contribue ainsi à aggraver et perpétuer les disparités sociales en affectant de façon disproportionnée les segments les plus défavorisés, dont les conditions actuelles sont souvent héritées de circonstances historiques singulières, telles que l’esclavage, la colonisation ou l’immigration. » (p.152) Comme quoi, le « devoir de mémoire » est aussi injustement réparti ! Les tentatives de dialogues initiés pour renouer le dialogue, définir des actions pour enrayer racisme et rejet de l’autre, ne risquent pas d’avoir d’effets significatifs et durables si l’on ne s’attaque pas au lien entre populisme pénal et cet héritage des « esclavage, colonisation, immigration ».
Pierre Hemptinne
Didier Fassin: Punir, une passion contemporaine
(Le Seuil, 2017)