3 questions à Ludeo – Centre de ressources ludiques de la Cocof
« Jouer, un essentiel en temps de crise sanitaire » ? Pour vous qui avez fait de votre passion du jeu un métier, on peut supposer que vous n’avez pas attendu la crise actuelle pour en faire un essentiel. Mais qu’en diriez-vous en cette période particulière ?
Comment les pratiques ludiques ont-elles évolué ?
Et autour de vous, quels changements avez-vous pu constater dans les comportements ? Et du côté des professionnels ?
Ann Pichot : Chez nous, un Belge sur cinq travaille toute la semaine à la maison (1). Alors, à l’heure où les contacts sociaux sont plus que limités et les papotes autour de la machine à café inexistantes, on comprend immédiatement tout l’intérêt du jeu de société. Une activité qu’on s’autorise sans complexe en cette période car on dispose désormais d’une chose précieuse : le temps. Alors oui, pour moi, le jeu est effectivement essentiel et l’est peut-être encore plus aujourd’hui car il offre cette parenthèse rafraîchissante dans des moments où la vie est comme suspendue.
Olivier Grégoire : Oui, effectivement, puisqu’on joue comme on respire, il est impensable pour nous de s’arrêter… D’un autre côté, on respire beaucoup moins facilement sous un masque !
AP : Quant aux jeux de société en ligne, ils ont ce côté récréatif mais ils ne détrônent pas le contact humain, les apéros qui précèdent la soirée, les nombreux rires contagieux : le simple plaisir d’être ensemble.
OG : Rien à faire, à travers un écran, sans la spatialisation physique du matériel et de ses partenaires de jeu, sans la spontanéité des échanges réels, sans les gestes, sans le poids et le toucher d’une carte ou d’une figurine, tout devient fonctionnel, froid, technique. Nos échanges ludiques perdent de leur saveur. Par défaut, la période actuelle met en évidence que le jeu – et ici singulièrement le jeu de société – est une forme de langage, avec ses codes, sa grammaire, son accent et son cortège de non-dits ludiques.
AP : Quant à l’évolution des pratiques ludiques, elles n’ont pas attendu la crise ! Si de nombreux commerces “non essentiels” ont dû tirer le rideau de fer du confinement sur leur devanture, force est de constater que le jeu de société, lui, s’est déconfiné. Olivier Fieuw, gérant du magasin Le Zèbre à Pois, à Louvain-la-Neuve, nous confie par exemple que plus d’un produit acheté sur trois est un jeu de société. Il constate également une évolution dans le comportement de ses consommateurs : les experts continuent à se spécialiser, les amateurs prennent de plus en plus goût à cet univers et ceux qui le découvrent… se prêtent volontiers au(x) jeu(x) !
OG : Mais la crise met à mal ces comportements qui font aussi le “méta-jeu”, c’est-à-dire ce qui se passe avant et après le jeu en lui-même : l’organisation et la préparation des parties, la gestion (parfois problématique !) des partenaires de jeu, etc. Tout cela est de l’ordre de la démarche proactive, comme celle d’aller au cinéma ou de se déplacer pour visiter une expo.
C’est cette notion de démarche qui permet de distinguer selon moi l’objet culturel de l’objet de consommation. Autant que la pratique du jeu, c’est la culture spécifique qui l’accompagne au quotidien qui fait aussi cruellement défaut. La crise nous permet de nous rendre compte de toute son importance !
AP : Continuellement sous tension, le milieu du jeu n’a qu’un désir : grandir et se professionnaliser. Un magma ludique bouillonnant où de nombreuses initiatives voient régulièrement le jour : nouveaux auteurs, éditeurs ou encore concepts ludiques. Avec ses 1500 sorties qui rejoignent chaque année les étals des boutiques, le jeu de société est passé du has-been au must-have. Et, simple effet de mode ou vraie reconnaissance du milieu, les médias contribuent désormais peu à peu à la mise en lumière de cet univers foisonnant.
OG : Cette crise nous donne aussi à voir en creux une ultime “preuve” de la teneur culturelle du jeu. Habitués à fréquenter naturellement les festivals et la communauté ludiques, nous ne mesurions peut-être pas à quel point l’un était le poumon de l’autre, l’alpha et l’omega de la créativité, de la folie, de la richesse de ses échanges humains, formels et informels. Tout occupés à jouer, nous ne voyions peut-être pas à quel point le jeu de société moderne s’est petit à petit installé comme un objet culturel, au sens où sa production est contextualisée dans un environnement, une histoire, des courants esthétiques, et qu’il entretient un rapport étroit à la société et au monde dont il est un des reflets.
Aujourd’hui, on se retrouve, un peu ballot, avec l’objet en main, à veiller sur la culture dont il était porteur et qui est pour l’instant mise sous cloche.
AP : Clairement, rien ne se substitue à tous les instants vécus en festivals de jeux, brèches temporelles à l’écart de la réalité. Tous ces auteurs, éditeurs, animateurs qu’on fréquente alors sont devenus, au fil des années, un peu des amis. La fin de tels événements, c’est un peu comme la nostalgie d’une colonie de vacances qui s’achève : on se remémore les bons souvenirs et on imagine avec espoirs les prochaines rencontres. Car le jeu de société, c’est aussi et surtout l’humain, la valeur essentielle de l’équation.
Vous deviez fêter cette année le dixième anniversaire des Rencontres Jeu T’aime. Une journée durant, des activités autour du jeu sont proposées gratuitement un peu partout en Fédération Wallonie-Bruxelles. Devant l’impossibilité d’organiser ces rendez-vous habituels, vous avez dû réinventer les choses afin d’en proposer une version virtuelle.
Comment ça marche ? Une première pour vous ?
AP : Se réinventer, c’est jouer, d’une certaine manière. Alors oui, cette année on joue en construisant un événement virtuel inédit où on fait le pari de rassembler des familles. Un challenge audacieux vu le laps de temps dont nous avons disposé pour rebondir.
Mais grâce à Yapaka, notre partenaire fédérateur, aux acteurs de terrain de Wallonie-Bruxelles et aux ludothèques bruxelloises, ce projet a fourmillé d’idées plus motivantes les unes que les autres et c’est là toute la beauté de ce milieu de passionnés ! Notre principale préoccupation était de créer de l’interaction dans cet événement certes virtuel, et nous y avons mis un point d’honneur.
Imaginez-vous un instant, ce dimanche, dans votre canapé, en compagnie de votre petite famille. En un clic vous êtes connecté et un G.A. (Gentil Animateur) vous accueille en fonction de l’activité que vous avez choisie : initiation au jeu de rôle, conte dont vous êtes le héros ou encore quizz musical live… Tout un programme qui vous fera sortir de votre routine et qui mettra un peu d’ambiance en ces temps moroses !
Et pour ça, rendez-vous sur la plateforme “jeutaime.be” qui sera pleinement active ce dimanche 29 novembre !
OG : Et c’est effectivement une première ! Mais on a relevé le défi. On est joueur ou on ne l’est pas !
Chez Ludeo, nous partons toujours de l’expérience (ludique !) pour questionner nos pratiques et élaborer nos “théories”. Comme toujours, on a donc commencé par “le faire” pour ancrer nos questions dans la réalité.
Tant dans l’élaboration de la plateforme que la création de certaines animations, on a dû s’adapter à la virtualisation des rapports entre les joueurs, et entre les joueurs et le jeu. Cela nous a demandé de disséquer des jeux que nous pensions connaître par cœur pour trouver des solutions. C’est un peu comme une traduction littéraire : comment faire passer la même émotion avec un langage proche, mais structurellement différent ?
Travailler sur cette édition virtuelle nous a amené à nous questionner différemment. Et, comme chez Ludeo nous sommes beaucoup plus intéressés par les questions que par les réponses (qui ne nous appartiennent pas), on n’a pas été déçus !
AP : Nous avons pris beaucoup de plaisir à relever ce challenge ludique, mais nous sommes bien évidemment impatients de retrouver notre public de chair et d’os l’année prochaine pour fêter nos 10 ans… + 1 !
OG : Qu’à cela ne tienne, nous reviendrons plus forts l’année prochaine avec notre colloque “La médiation par les jeux”, un grand week-end d’animations inédites et une exposition sur le jeu de société : “Jeux d’auteurs, non peut-être ?”. Une première du genre en Belgique.
Est-ce que les changements actuels vont laisser des traces dans vos pratiques à venir ?
Cela a-t-il suscité des remises en question ou au contraire renforcé certaines « valeurs » ?
AP : Le confinement a été le laboratoire de nouvelles expériences et l’occasion de découvrir le monde du webinaire par exemple. Les partenariats resserrés notamment avec Yapaka lors de l’élaboration de notre dimanche virtuel nous ont permis de nous lancer dans cette nouvelle aventure.
Notre grande première aura lieu ce vendredi 27 novembre sur le thème « Le jeu à l’école » et, on vous le dit en primeur, il est très probable qu’on réitère l’expérience !
Parallèlement aux formations interactives et participatives que nous avons l'habitude de donner chez Ludeo en présentiel, ce nouveau mode de diffusion nous permettra à l’avenir de faire circuler les idées autrement et de réseauter encore plus les professionnels de tous horizons autour du jeu. C’est une des missions de Ludeo et nous allons pouvoir ainsi la renforcer.
OG : Peut-être que cette crise met aussi en exergue un aspect sur lequel nous travaillons beaucoup chez Ludeo : cette idée qu’à partir d’un modèle très simple organisé autour de quelques règles, le jeu de société nous confronte à la complexité, mais en plus, il nous la fait aimer ! En ce sens, il est un formidable outil de découverte et de conscientisation de soi et de son rapport aux autres et au monde.
Dans une période de crise, nous sommes sans cesse ballottés entre émotion et raison, confrontés en permanence à l’incertitude, livrés à notre propre libre-arbitre. Avoir l’habitude de composer proactivement avec ce genre de complexité dans l’espace protégé du jeu peut aider à mieux l’affronter en dehors du jeu, par transfert, même inconscient. Et comme qui peut le plus, peut le moins, ce qui vaut en période de crise vaut a fortiori en temps normal.
AP : Donc oui bien sûr, cette crise remet nos habitudes et nos certitudes en question et si on cherche des alternatives au jeu de société, on constate qu’il en existe finalement peu… et c’est rassurant ! Car si on pouvait le remplacer facilement, il ne serait plus considéré comme un essentiel ...
Top 3 jeux de société de Ludeo pour un joyeux confinement
Pour Ann Pichot
- Coups de cœur personnels : Les Châteaux de Bourgogne et Lorenzo le Magnifique (assurément mes jeux préférés), Stellar (pour des parties à deux très tendues), Qwixx (car je suis une acharnée des Roll & Write), et enfin l'évidence de Lucky Numbers avec sa désarçonnante simplicité.
- Pour les enfants et les familles : Hérissons tourbillons (tellement joli), Détective Charlie (pour une initiation au jeu d’enquête) et Las Vegas (des dés, toujours des dés !)
Pour Olivier Grégoire
- Coups de cœur personnels : Terraforming Mars (des parties de trois heures, encore et encore et encore), Troyes Dice (ma nouvelle petite pépite de cet automne), Les Châteaux de Toscane (l’excellente nouveauté de Stephan Feld, un de mes auteurs préférés), Pandemic (moins parce qu’il est d’actualité que parce qu’il reste un chef d’œuvre absolu).
- Pour les enfants et les familles : Zombie Teenz (un jeu évolutif), Kraken Attack (un coopératif tendu et immersif), Chakra et Miyabi (des belles surprises 2020), Trails of Tucana (que je n’arrive décidément pas à lâcher) et pourquoi pas encore et toujours la base de la base : les Aventuriers du Rail ?
Infos pratiques
Ludeo
Rue Royale 223 - 1210 Saint-Josse-ten-Noode
ludeo@spfb.brussels
www.ludeo.be
Facebook
Lien Webinaire « Le jeu à l’école », vendredi 27 novembre de 13 à 14h : https://bit.ly/3l6DALe
Lien de l’événement FB pour le Webinaire : https://www.facebook.com/events/741785743360446
Rendez-vous Jeu T’aime dimanche 29 novembre : www.jeutaime.be
Interview (par e-mail) : Geoffrey Briquet